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En approchant de la cité, on passe devant une petite île, où un seul arbre solitaire ombrage une muraille fortifiée; la barque glisse le long d'un autre îlot; mais on y distingue à peine quelques traces de végétation. Un petit fort insulaire se dessine de loin en loin sur les vagues, à mesure que les ombres s'agrandissent; enfin, on entre dans un faubourg, une rue d'eau : des bâtimens ruinés s'élèvent de chaque côté, bizarres, grotesques, mais évidemment habités par l'humble indigence, et non par l'opulence déchue. Comme il n'y a point de chemin, il n'y a point de passans, et l'on ne voit pas un seul visage pointer à travers les fenêtres ou s'alonger sur les balcons. Aucun son ne trouble le silence de mort qui règne de toutes parts, excepté le bruit des rames des gondoliers. La première impression est celle de l'apparition d'une ville qui aurait survécu au déluge universel, dont les habitans auraient tous péri, et dont les demeures commenceraient à reparaître sur la profondeur des

eaux.

Je vais donc aussi vous parler de Venise! Et pourtant romans et romances, drames et poëmes, contes et nouvelles, ne vous ont-ils pas rassasié d'histoires vénitiennes ?

Shakspeare a logé son Shylock dans les boutiques du Rialto; lord Byron a promené sa gondole sur le Canal Grande; Cooper a placé son mystérieux bravo près du Pont-des-Soupirs; Casimir Deavigne a écrit un millier d'alexandrins ur l'infortuné Faliero; Roger de Beauvoir a passé ses soirées avec les oisifs della Piazzetta; la spirituelle Me

Sand a confié dernièrement à la Revue de Paris ses poétiques réflexions sur Venise; les destinées de cette ville se sont trouvées au fond de chaque écritoire, et les cabinets littéraires nous ont décoché les Barbarigo, les Gradenigo et les Mocenigo, les Morosini, les Manini et les Bragadini. Nos écrivains ont beaucoup emprunté à Venise, mais en revanche ils lui ont parfois terriblement prêté! Malgré tant de descriptions, de récits et de volumes, Venise gardera toujours un grand intérêt historique et un puissant attrait de singularité.

Toutes les idées qu'on se fait par avance sur Venise, soit comme ville, soit comme société, appartiennent uniquement à l'imagination. On est disposé à la considérer comme le siége de quelque pouvoir fantastique qui assemble ses conseils au milieu des festins et des orgies, où le temps se consume en divertissemens sans fin, où l'amour est la seule religion, le plaisir la seule loi; où les nuits sont toutes éclairées par les doux rayons de la lune et les jours brillans du pur éclat du soleil; où la vie se passe dans un carnaval perpétuel, sous de fantasques déguisemens.

Il fut un temps où l'aspect extérieur de Venise présentait à l'œil de l'étranger un tableau qui approchait de ces images brillantes, quand la joyeuse regatta de la journée, et les assemblées dissipées de la nuit, cachaient le noir système politique, par lequel une faction aristocratique, sous le nom de république, foulait les libertés et corrompait les mœurs du peuple. Mais si le voyageur quittait autrefois les lagunes et les di

s'élève un grand manoir, appelé le Cataio, aux créneaux duquel on s'attend presque à voir paraître le nain avec son cor, comme dans les romans de chevalerie. La situation d'Arquà, au milieu des collines Euganéennes est délicieuse; Child-Harold et ses notes offrent une description poétique et détaillée du site; mais, en rappelant la beauté des vergers d'Arquà, de I ses petits bois de muriers et de saules entrelacés les festons de la vigne, par peut-être eût-il été juste de citer (au moins dans les notes, les excellentes figues, qui jouissent dans le pays d'une réputation méritée.

A l'une des extrémités d'Arquà, on montre une maison entourée du plus délicieux jardin que j'aie jamais vu. Deux étages la composent. Le premier est employé aux dépendances d'une ferme, le second contient cinq jolies chambres. On y voit de hautes et vastes cheminées toutes noircies de fumée. Un balcon s'étend au devant de la principale de ces chambres(Pl.208). Decelieu la vue plane sur une immense vallée d'un côté, et de l'autre elle se trouve bornée par deux monticules, dont le plus élevé est surmonté d'un couvent; une bordure assez large, chargée de dessins bizarres et grotesques, serpente autour des murailles de chacun des appartemens et forme leur unique décoration. Une vieille peinture enfumée est considérée par les villageois des environs comme un Michel-Ange original; les tables, les chaises, et ce tableau luimême, paraissent d'ailleurs aussi âgés que la villa qu'ils décorent.

Vous êtes dans la maison qu'habita Pétrarque. Approchez de cette large table. Voici un album qui attend de vous quelques vers ou quelques nobles pensées inspirées par la demeure de l'un des plus grands poëtes de l'Italie. Vous

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Un grand nombre de voyageurs se sont empressés de déférer à cette invitation; tous les feuillets de l'album sont couverts de noms, d'éloges et de vers. Venez maintenant visiter le jardin qui s'étend au devant de la villa, et à l'une des extrémités duquel vous découvrirez les ruines d'une tour revêtue de lierre comme d'une draperie verdoyante. Je me suis arrêté devant un laurier solitaire qui croît au bord d'un petit chemin sinueux pratiqué dans ce jardin ; cet arbre, qui fait doublement allusion à l'amour et à la poésie, m'a rappelé Pétrarque tout entier. Au moment où je visitais ces lieux, le printemps s'essayait doucement dans la contrée; des milliers de violettes embaumaient l'air; par hasard un rossignol fit entendre quelques préludes de son langage harmonieux tout était silence et mélancolie autour de moi. Cet ensemble poétique s'harmonisait merveilleusement avec le souvenir de celui qui a si bien chanté les beautés de la nature.

Je revins au casin qui appartient aujourd'hui à la famille du comte de Sylvestre, et je me plus à examiner, avec une attention que le lecteur comprendra aisément, la demeure de l'im

mortel auteur des Canzoni. C'est là qu'il recevait les fréquentes et familieres visites de François Carrare, souverain de Padoue; c'est là que Boccace, son admirateur, son ami, vint tant de fois recueillir les trésors de ses conseils, et s'échauffer au feu de son génie. Je vis sur les murs des chambres quelques peintures grossières faisant allusion à certaines particularités des amours de Pétrarque. Dans l'une, il est couché sous un arbre et fait un ruisseau de ses larmes; dans une autre, l'aventure de Laure, qui, se baignant dans une fontaine, fit jaillir l'eau avec ses mains, afin de se dérober à la vue de Pétrarque, est si singulièrement représentée, qu'on pourrait croire qu'elle lui envoie avec assez peu de modestie de l'eau au visage. Il apparaît aussi presque métamorphosé en cerf; c'est Actéon en robe d'archidiacre. Dans une niche, l'on voit empaillée la petite chatte blanche aimée et chantée par Pétrarque; mais elle n'est pas, je crois, la véritable; on la dirait toute neuve, et j'ai su que des étrangers sensibles voulant emporter quelque portion de cette illustre chatte, elle était renouvelée chaque année.

De l'autre côté d'Arquà, en face de l'église, se trouve le tombeau du poëte, que lui fit ériger son gendre Brossano. (Pétrarque avait eu deux filles naturelles.) Ce monument (Pl. 208) a la forme d'un sarcophage supporté par quatre colonnettes, et surmonté d'un buste. Les rayons de la lune qui éclairaient cette tombe lui prêtaient, par de pâles et vagues reflets, un caractère doux et mélancolique. Je détachai une branche d'un laurier qui croissait près de là, et j'en formai une couronne que j'offris aux mânes du poëte toscan.

Un habile professeur de nos jours, qui joint à une connaissance approfondie de la littérature italienne une cri

tique vive et ingénieuse, une élocution facile et colorée (M. Villemain), a comparé, dans un éloquent parallèle, le génie de Pétrarque à celui de Voltaire. Assez semblables par leur vie, tous deux hôtes de monarques philosophes (Pétrarque du bon Robert de Naples, Voltaire du grand Frédéric ); aimés de femmes illustres, tourmentés par l'amertume des critiques; entretenant avec leurs contemporains les plus célèbres une vaste correspondance qui fait de leurs lettres comme des espèces d'annales du temps; transportant leur renommée vagabonde en mille endroits divers, leur mort présente un singulier contraste. Voltaire expire au milieu de Paris, accablé de sa gloire, au sein des hommages de l'académie, au bruit des applaudissemens du théâ– tre, des acclamations du peuple ; Pétrarque meurt paisiblement dans l'asile d'Arquà, que lui avait offert le tyran de Padoue, et qu'il préfère à la vie orageuse de citoyen de Florence.

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tateurs. Gibbon prétend que la réputation littéraire de Pétrarque est entièrement due à ses ouvrages latins, et que ses sonnets sont de méprisables bagatelles. Par un rapprochement assez étrange, il arrivait que vers l'année 1600, c'est-à-dire deux siècles après celui de Pétrarque, un homme dont la suavité de manières était également remarquable, désigné dans les ouvrages de ses contemporains par l'épithète de doux, Shakspeare enfin, voyait ses drames puissans, où retentissaient les dernières traditions du moyen-âge, méprisés par tous, tandis qu'on admirait ses sonnets. Quels sonnets, grands dieux! de l'affectation pure; toutes les pensées y scintillent, tous 'les mots y étincellent, rien n'est exprimé simplement, et cependant il n'y avait pas alors à Londres de femme galante qui n'eût sur sa table l'Adonis et Lucrèce, de Shakspeare; et l'un des critiques de l'époque disait que la plume qui avait écrit Adonis était une plume de miel et de lait. Aujourd'hui on a oublié les sonnets de l'auteur anglais et les poésies latines de Pétrarque, malgré le jugement des contemporains de Shakspeare et celui de Gibbon.

Ce critique condamne vivement la passion de Pétrarque pour Laure; sans doute elle était criminelle; mais lorsqu'il nous représente cette femme, qui est devenue pour nous un type de beauté, comme n'ayant jamais possédé que dans l'esprit de son amant les charmes merveilleux qu'il lui reconnaît, parce qu'elle avait dix enfans et qu'elle était âgée de quarante-deux ans, il est facile de répondre à cette réflexion, qui tend à détruire une de nos douces illusions. Une femme ne peut-elle être fort belle avec une nombreuse progéniture, et surtout à l'âge de vingt-deux ans, époque à laquelle Pétrarque com

mença à avoir de l'amour pour Laure Beccadelli, biographe du poëte et son contemporain, est bien loin de partager l'opinion de Gibbon; il approuve l'amour adultère de Pétrarque, il déclare que ce sentiment est innoncent en lui-même, et de plus, utile dans ses résultats, puisqu'il a été l'étincelle sacrée qui a embrasé Pétrarque du feu de la poésie, ce qui fut un sujet de glorification pour sa patrie. Or, notez bien, je vous prie, que Beccadelli, homme d'une moralité d'ailleurs parfaitement reconnue, était un archevêque!

Malgré de si graves autorités, l'amour réel ou métaphysique de Pétrarque pour Laure est peut-être une des questions historiques les plus controversées et les plus obscurcies. M. le professeur Marsand, de Padoue, éditeur de la meilleure édition de Pétrarque (créateur d'une curieuse bibliothéque de neuf cents volumes sur cet homme célèbre, passée, en 1830, à la bibliothéque particulière du roi), M. Marsand, dis-je, qui depuis vingt ans a fait de la vie de Pétrarque son étude constante, est revenu au système du célibat de Laure. Il prétend qu'aucune preuve authentique de son mariage avec Hugues de Sade ne peut être citée. J'avoue que j'inclinerais volontiers à cette opinion, conforme à l'esprit et aux mœurs littéraires du temps, et que j'aimerais fort à voir un personnage aussi poétique débarrassé de ces onze enfans que lui donne grossièrement, et par vanité, l'abbé de Sade.

Quoi qu'il en soit, il est impossible de ne pas reconnaître dans les sonnets de Pétrarque les couleurs les plus poétiques et des teintes admirables pour peindre les joies, les délices, les transports les dévoùmens et les déses

poirs de l'amour. Que les moralistes sévères, qui appellent du nom de bagatelles de pareils ouvrages, jettent donc aussi cette insultante épithète aux œuvres de Properce et de Tibulle. Peindre avec un bonheur toujours nouveau d'expressions l'ingratitude du cœur, sa faiblesse, ses retours fantasques, ses révolutions à propos de rien, entree mêler l'histoire secrète du sentiment le plus orageux d'allusions historiques, grandes et nobles, de pensées philosophiques souvent sublimes, c'était assurément prouver plus de pénétration, de connaissances et de sentimens artistiques qu'il n'en faudrait avoir pour composer des bagatelles.

Par ses travaux, ses découvertes, ses encouragemens, ses sacrifices, Pétrarque peut être regardé comme le véritable créateur des lettres en Europe. Lorsque je contemplais sur la colline d'Arquà ce vaste tombeau de marbre rouge soutenu par quatre colonnes, dans lesquelles ses restes reposent, il me semblait moins y voir la dépouille d'un homme qu'un monument élevé aux travaux de l'intelligence, qu'un trophée attestant le triomphe de la civilisation des lettres sur l'ignorance et la barbarie.

Le voyage d'Arquà à Padoue prend un caractère très-singulier par les fréquentes embarcations auxquelles on est obligé pour traverser les nombreuses rivières et canaux qui coupent le pays, et contribuent à sa fertilité, sans ajouter à sa beauté. La route, parallèle au canal qui conduit à Venise, est bordée de villa construites d'après les dessins de Palladio. L'horizon est borné par les Alpes rhénanes.

Voici Padoue, l'une des plus anciennes villes de l'Italie, et jadis la plus savante. Elle est située entre le Méduacus major et le minor, fleuves

L.

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Là, lui-même à Padoue, en dépit de Junon,
A son peuple a donné ses armes et son nom.

Les savans, il est vrai, disputent pour savoir si la Brenta est véritablement le Timavus de Virgile, et si la ville qu'il appelle Patavium est la même que nous appelons Padoue; mais il est difficile de croire qu'il ait pu s'y méprendre, et le plus grand nombre des historiens s'accorde à rapporter la fondation de Padoue à Anténor. On place cette époque en 1183 avant J.-C., et c'est ainsi qu'on l'a gravé sur la petite porte del Portello ou d'Ogni-Santi.

La puissance militaire de cette ville a long-temps brillé d'un vif éclat, puisqu'au rapport de Strabon, elle avait pu fournir à la fois plus de cent vingt mille soldats, et qu'on y avait compté jusqu'à cinq cents chevaliers romains. D'autres historiens ajoutent même qu'elle renfermait anciennement un million et demi d'habitans. Dans le temps où les Romains, assiégés jusque dans le Capitole par les Gaulois, étaient réduits aux dernières extrémités, les troupes de Padoue, secondant la valeur de Camille, contribuèrent surtout au salut des Romains. Ceux-ci reçurent

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