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ce, le jeune Bonacorsi, dans sa brutale colère, jura de venger sur la propre femme de Filippino Gonzaga l'infidélité supposée de sa maîtresse, et de la déshonorer sous les yeux de son mari.

Les trois frères Gonzaga, et leur ami Albert Saviola, se concertèrent pour prévenir cette injure, et pour punir le fils du tyran d'avoir osé les menacer. Ils demandèrent secrètement des secours à Can della Scala, seigneur de Vérone, et ils en obtinrent; car les princes voisins, toujours jaloux les uns des autres, étaient prêts à se nuire mutuellement. Filippino Gonzaga s'était retiré dans ses terres, sous prétexte de soigner ses moissons; et il avait choisi, pour y travailler, des ou vriers sur le courage et l'affection des quels il pouvait compter. Dans la nuit du 14 août 1328, il leur distribua des armes, il les réunit aux gendarmes que Can della Scala lui avait prêtés, et il les conduisit devant la porte de Marmirolo, que son frère s'était fait ouvrir, sous le prétexte d'une intrigue de galanterie qui l'appelait à la campagne. La garde de la porte fut surprise; et les conjurés traversèrent la ville en appelant le peuple à secouer le joug de Passerino et à détruire ses gabelles. Ce seigneur, qui accourut à cheval au devant de ses ennemis, fut tué sur la place; son fils fut jeté dans une prison, dans laquelle il avait fait mourir le vieux seigneur de la Mirandola, et il fut tué par le fils de ce gentilhomme. Louis de Gonzaga, beau-frère de Passerino et père des conjurés, fut proclamé par eux seigneur de Mantoue. Ses descendans ont long-temps conservé cette souveraineté. Mais en 1797 les armées françaises vinrent détrôner pour toujours leur dynastie. Je ne puis me refuser au plaisir de donner ici quelques détails sur ces événemens de

notre histoire moderne. Toutes ses pages, à cette époque, sont si brillantes qu'il est doux d'avoir à les feuilleter. A la fin de 1796, la cour de Vienne adopta un plan nouveau qui se liait avec les opérations de Rome.

Elle ordonna de faire deux grandes attaques, la principale par Montebaldo, la seconde sur le bas Adige, par les plaines du Padouan: elles devaient être indépendantes l'une de l'autre. Les deux corps d'armée se réuniraient devant Mantoue. Le principal devait déboucher par le Tyrol; s'il battait l'armée française, il arriverait sous les murs de Mantoue, et y trouverait le corps qui s'y serait porté en traversant l'Adige. Si la principale attaque échouait et que la seconde réussit, le siégede Mantoue serait également levé et la place approvisionnée; alors ce corps d'armée se jetterait dans le Serraglio, et établirait ses communications avec Rome; Wurmser prendrait le commandement de l'armée qui se formait dans la Romagne, avec ses cinq mille hommes de cavalerie, son état major et sa nombreuse artillerie de campagne. La grande quantité de généraux, d'officiers et de cavaliers démontés qui se trouvaient dans Mantoue, serviraient à discipliner l'armée du pape, et à former une diversion qui obligerait les Français à avoir aussi deux corps d'armée, l'un sur la rive droite, l'autre sur la rive gauche du Pô. Un agent secret fort intelligent, envoyé de Vienne à Mantoue, fut arrêté par une sentinelle, comme il franchissait le dernier poste de l'armée de blocus. On lui fit rendre sa dépêche qu'il avait avalée; elle était enfermée dans une boule de cire à cacheter. C'était une petite lettre écrite en français, en caractères très-fins, signée de l'empereur François. Il annonçait à Wurm

ser qu'il serait incessamment dégagé.

Mais la bataille de Rivoli vint porter la terreur dans l'âme des armées coalisées contre la France. Bientôt Wurmser comprit qu'il n'avait plus rien à espérer. On le somma de se rendre; il répondit fièrement qu'il avait des vivres pour un an. Cependant, à quelques jours de là, Klénau, son premier aide de camp, se rendit au quartier général de Serrurier. Il protesta que la garnison avait encore pour trois mois de vivres; mais que le maréchal ne croyant pas que l'Autriche pût dégager la place à temps, sa conduite serait réglée par les conditions qu'on lui ferait. Serrurier répondit qu'il allait prendre les ordres du général en chef à ce sujet. Napoléon se rendit à Roverbella; il resta incognito enveloppé dans son manteau pendant que la conversation s'engagea entre les deux généraux. Klénau, employant tous les moyens d'usage, dissertait longuement sur les grands moyens qui restaient à Wurmser, et la grande quantité de vivres qu'il avait dans ses magasins de réserve. Le général en chef s'approcha de la table, prit la plume, et écrivit pendant près d'une demi-heure ses decisions en marge des propositions de Wurmser, tandis que la discussion durait toujours avec Serrurier. Quand il eut fini: «Si Wurmser, dit-il à Klénau, » avait seulement pour dix-huit ou » vingt jours de vivres, et qu'il parlât de » se rendre, il ne mériterait aucune ca» pitulation honorable; mais je respecte » l'âge, la bravoure et les malheurs du » maréchal : voici les conditions que » je lui accorde, s'il ouvre ses portes » demain. S'il tarde quinze jours, un » mois, deux mois, il aura encore les » mêmes conditions; il peut attendre » jusqu'à son dernier morceau de pain. «Je pars à l'instant pour passer le Pô, et

je marche sur Rome. Vous connaissez >mes intentions, allez les dire à votre général. Klénau, qui n'avait rien conçu aux premières paroles, ne tarda pas à juger à qui il avait aflaire. Il prit connaissance des décisions dont la lecture le pénétra de reconnaissance pour un procédé aussi généreux et aussi peu attendu. Il ne fut plus question de dissimuler; il convint qu'ils n'avaient plus de vivres que pour trois jours. Wurmser fit solliciter le général français, puisqu'il devait traverser le Pô, de venir le passer à Mantoue, ce qui lui éviterait beaucoup de détours et de mauvais chemins; mais déjà tous les arrangemens étaient disposés. Wurmser lui écrivit pour lui exprimer toute sa reconnaissance; et, peu de jours après, il lui expédia un aide de camp à Bologne pour l'instruire d'une trame d'empoisonnement qui devait avoir lieu dans la Romagne, et lui donna les renseignemens nécessaires pour s'en garantir. Cet avis fut utile. Le général Serrurier présida aux détails de la reddition de Mantoue, et vit défiler devant lui le vieux maréchal et tout l'état major de son armée. Déjà Napoléon était dans la Romagne. L'indifférence avec laquelle il se dérobait au spectacle si flatteur d'un maréchal de grande réputation, généralissime des forces autrichiennes en Italie, à la tête de son état major, lui remettant son épée, fut remarquée dans toute l'Europe.

Si je me suis étendu longuement sur la prise de Mantoue par les armées françaises, je serai bien plus bref en parlant des événemens qui suivirent cette importante capture. Il suffira de dire que le commencement du siècle. dernier, fut l'époque à laquelle le duché de Mantoue tomba définitivement entre les mains de l'Autriche.

Lorsqu'on parcourt la ville, on re

marque avec plaisir la propreté des rues, dont plusieurs sont bordées de portiques anciens, soutenus par des pilastres ou des colonnes, surmontées de beaux chapiteaux. Les embrasures des fenêtres, les portes élégamment sculptées, prouvent que le goût se joignait autrefois à la magnificence. Plusieurs palais ont des créneaux : c'était un des priviléges de la noblesse, En un mot, la grandeur des places, la somptuosité des édifices, tout annonce une ville qui a tenu un rang important; mais Mantoue, devenue seulement place de guerre, a perdu so. ntérêt et son charme; ce n'est plus qu'une belle caserne entourée de vastes magasins.

Cet état fâcheux, et l'insalubrité de l'air, ont diminué le nombre des habitans on dit qu'il est encore de vingtcinq mille, mais on compte probable ment la garnison; les habitans sont distribués dans une circonférence de cinq milles.

L'ancien palais ducal, appelé aujourd'hui corte imperiale, est un vieux monument, vaste, irrégulier, caractéristique, et reconstruit en partie par Jules Romain. Ce palais respire dans sa tristesse et son abandon la magnificence de ce marquis de Mantoue, François Gonzaga, prédécesseur de Frédéric, dont la représentation, au dire du comte Castiglione, était plutôt celle d'un roi d'Italie que du seigneur d'une simple ville. Les Gonzague, au lieu d'usurper la souveraineté de leur patrie aux dépens de sa liberté, renversèrent l'insolente tyrannie de la famille des Bonaccorsi, à laquelle ils étaient alliés; capitaines, généraux, marquis et ducs de Mantoue, ils firent singulièrement fleurir les lettres et les arts, malgré la petitesse de leur état et les guerres fréquentes auxquelles ils furent mêlés. Philelphe et Victorin de

Feltre, l'ami prudent de Poggio, professèrent à Mantoue; Mantegna y fonda son école de peinture; Léon-Baptiste Alberti son école d'architecture, et ces grands artistes eurent pour successeurs Jules Romain et son camarade le Primatice.

Le cabinet et le trésor de Mantoue étaient fameux dans le commencement du dernier siècle; mais lorsque le général des troupes de l'empire, Colatto, eut pris cette ville d'assaut, le 18 juillet 1630, elle fut mise au pillage ; toutes les choses curieuses qui avaient coûté des millions tombèrent entre les mains des troupes victorieuses, et furent dissipées par des gens qui n'en connaissaient pas le mérite; un simple soldat avait fait un butin de huit mille ducats, qu'il perdit au jeu dans la même nuit; le général Colatto le fit pendre le lendemain.

L'académie des beaux-arts de Mantoue possède quelques tableaux précieux. Le musée des statues, placé dans une longue galerie, sert de vestibule à la bibliothéque, qui contient quatrevingt mille volumes et mille manuscrits. Parmi ces derniers, un Virgile peu ancien fut pris ainsi que l'indique l'inscription actuelle, au mois de vendémiaire an vi. Il était véritablement odieux d'arracher un Virgile à Mantoue: une pareille relique dans un temple semblable devait être sacrée. Au reste, ce n'est pas la seule profanation de ce genre qu'ont éprouvée les monumens qui rappellent l'auteur de l'Enéide. Son image vénérée qu'on peut voir aujourd'hui près de la place du Broletto, sous un portique gothique attenant à l'ancien palais de la commune, fut autrefois enlevée et remplacée par un simple plâtre. La réputation de Virgile a été si grande et si générale dans l'empire romain, qu'on y multiplia ses images à l'infini.

Alexandre Sévé re les plaçait parmi celles des dieux, et pour citer un temps plus moderne, on sait quels honneurs le général Miollis, par ordre du gouvernement français, rendit aux bustes du divin poëte de Mantoue. Dans tous les temps, les habitans de Mantoue se sont distingués par leur vénération pour la mémoire de leur illustre concitoyen.

Chio et Smyrne ont empreint sur leurs monnaies l'image d'Homère; les Mityléniens celle de Sapho sur les leurs: les monnaies de Mantoue, dont les premières ont été frappées vers la moitié du douzième siècle, portent toutes le nom et l'image de Virgile, associée au nom et même à l'image d'un évêque. Enfin, l'image du chantre des combats d'Enée flottait sur les bannières mantouanes, et menait le peuple virgilien à la victoire.

La bibliothéque de la ville possède de nombreux manuscrits du père Bettinelli, parmi lesquels on remarque plusieurs lettres de Voltaire. Bettinelli, malgré ses connaissances et son mérite personnel, semble un de ces littéraLeurs du dernier siècle, qui durent leur renommée plutôt à de nombreux rapports littéraires et à leur correspondance avec quelques hommes illustres, qu'à la supériorité de leurs propres ouvrages: c'est de lui qu'un Italien a dit spirituellement qu'il avait acquis la plus grande partie de sa gloire à la poste aux lettres.

En parlant de la bibliothèque de Mantoue, nous sommes tout naturellement conduits à citer la Tipografia Virgiliana, nom donné à la principale imprimerie de la ville, qui, malgré un titre si beau, n'avait pas encore produit elle-même, en 1827, une édition de Virgile. Certes, si l'on a droit d'attendre à Mantoue quelque publication indigène, c'est celle des œuvres

du poëte qui a illustré cette cité. Il n'est point de voyageur un peu lettré qui, au lieu de mettre dans ses poches de la terre ou des cailloux de Piétole (l'ancienne Andès, lieu précis de la naissance du cygne mantouan), ne préférât emporter un Virgile édité dans la patrie du poëte.

Mantoue cite avec orgueil sa cathédrale, qu'on peut mettre au rang des plus beaux temples d'Italie. On vénère dans cette basilique le corps de saint Anselme, qui, après avoir été évêque de Lucques, passa au siége épiscopal de Mantoue, bientôt édifiée par ses vertus. Ce saint prélat avait demandé à être inhumé dans le monastère de Polirone: Bonizone, évêque de Sutri, rencontra la pompe funèbre, et s'écria aussitôt : « Un évêque doit être inhumé dans son diocèse: une si grande lumière ne doit pas rester cachée. » Le peuple, enflammé par ces paroles, enleva le corps aux mains des religieux qui le portaient, et le plaça dans le lieu qu'il occupe aujourd'hui.

Baptiste Spagnuoli, surnommé le Mantouan, est aussi enterré à la cathé drale. Après Virgileil n'est pas unpoëte qui ait été plus admiré que ce versificateur d'une renommée de mauvaisaloi. Certe, à ne le juger que d'après le nombrede ses productions, il paraîtrait bien supérieur à Virgile. Il composa plus de soixante mille vers! Mais, malheureusement pour lui, les poëtes ne sont pas comme les négocians, qui se dédommagent de l'infériorité et du bas prix de leurs marchandises en en vendant le plus qu'ils peuvent. Les poésies du Mantouan ne prouvent qu'une facilité pernicieuse. Esprit fort et crédule pourtant, dévot et tout à la fois licencieux, car, malgré son caractère d'ecclésiastique, il chanta l'amour en homme qui en a goûté avidement tous les plai.

sirs, le Mantouan ne paraît pas avoir toujours été fort bien accueilli par les femmes. Il fulmina contre elles, sans doute par esprit de vengeance, une satire bien moins poétique, mais bien plus virulente que celle de Boileau. Géographie, fable, histoire, religion, le Mantouan a tout abordé, toutmisen œuvre, presque toujours sans goût et sans mesure, quelquefois cependant avec esprit et avec grâce. Là il représente la Vierge jouant une ridicule églogue avec un berger païen. lci une corneille et une poule d'eau se livrent à des méditations pastorales tout-à-fait touchantes. Tantôt le poëte s'élève avec force contre les abus du clergé de son temps, et contre les croyances grossières de ses contemporains; tantôt il reconnaît l'enchanteur Merlin pour un vrai prophète ; il va même jusqu'à admettre l'histoire fabuleuse de la papesse Jeanne, ainsi qu'on peut le voir dans les vers suivans:

Hic pendebat adhuc sexum mentita virilem, Fœmina cui triplici Ghrygiam diademate mitram, Extollebat apex, et pontificalis adulter.

(MANTUA, Eglo., oct.)

Voici comment Florimond, vieux poëte français, a traduit ce passage dans son Antipapesse:

Je vy en ung gibet cette fine femelle Qui, travestie en homme, et feignant un saint zèle, Jusqu'au siége papal, par ruse était montée : Or, avait sur son chef, cette femme effrontée, Le triple diademe, et son pailliard était Auprès d'elle pendu, qui son mal détestait

L'église de Saint-André, un des premiers et un des plus purs ouvrages de la renaissance, possède de nobles mausolées. Le premier qui frappe les yeux est celui du marquis Jérome Andréasi et de sa femme Hyppolite Gonzague plus loin on voit le tombeau de Mantegna, placé dans la chapelle du même nom. André Mantegna

peut être considéré comme le restaurateur de la peinture en Italie après l'invasion des barbares. Il naquit à Padoue, mais c'est à Mantoue qu'il se fixa avec sa famille, sous les auspices du noble et généreux marquis Louis de Gonzague.

La relique la plus vénérée de saint André est le célébre sang de JésusChrist, conservé dans une double fiole de forme cylindrique, dont le travail a été faussement attribué à Benvenuto Cellini.

Je rapporterai l'histoire de ce reste précieux, telle qu'elle s'est conservée parmi les habitans de Mantoue. Au nombre des soldats qui furent envoyés par Pilate pour rompre les jambes aux trois crucifiés, il y en eut un, appelé Longin par les pères et les docteurs, mais

dont le nom ne se trouve point dans l'Évangile : ce soldat reconnut que Jésus était mort, et qu'ainsi la fracture serait en pure perte; pour mieux se convaincre que la victime avait cessé bien réellement d'exister, il lui perça le côté avec sa lance, il sortit de la blessure un sang mêlé d'eau, dont quelques gouttes atteignirent par hasard les yeux du Romain, qui avait ordinairement la vue trouble: aussitôt il recouvra l'usage de cet organe dans toute sa perfection. Touché de ce miracle, Longin recueillit dans un vase tout le sang qui était à terre, et prit aussi l'éponge imprégnée de fiel et de vinaigre; il garda précieusement ces trésors, rechercha les instructions des apôtres, et reçut avec eux le Saint-Esprit et le don des langues le jour de la Pentecôte. Longin quitta Jérusalem avec l'éponge, la lance et le précieux sang: il laissa la lance à Antioche; ensuite il s'embarqua pour l'Isaurie, sa patrie, et la volonté de Dieu le fit aborder sur une plage de l'Adria

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