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s'élève un grand manoir, appelé le Cataio, aux créneaux duquel on s'attend presque à voir paraître le nain avec son cor, comme dans les romans de chevalerie. La situation d'Arquà, au milieu des collines Euganéennes est délicieuse; Child-Harold et ses notes offrent une description poétique et détaillée du site; mais, en rappelant la beauté des vergers d'Arquà, de ses petits bois de muriers et de saules entrelacés par les festons de la vigne, peut-être eût-il été juste de citer (au moins dans les notes, les excellentes figues, qui jouissent dans le pays d'une réputation méritée.

A l'une des extrémités d'Arquà, on montre une maison entourée du plus délicieux jardin que j'aie jamais vu. Deux étages la composent. Le premier Le premier est employé aux dépendances d'une ferme, le second contient cinq jolies chambres. On y voit de hautes et vastes cheminées toutes noircies de fumée. Un balcon s'étend au devant de la principale de ces chambres (Pl.208). Decelieu la vue plane sur une immense vallée d'un côté, et de l'autre elle se trouve bornée par deux monticules, dont le plus élevé est surmonté d'un couvent; une bordure assez large, chargée de dessins bizarres et grotesques, serpente autour des murailles de chacun des appartemens et forme leur unique décoration. Une vieille peinture enfumée est considérée par les villageois des environs comme un Michel-Ange original; les tables, les chaises, et ce tableau luimême, paraissent d'ailleurs aussi âgés que la villa qu'ils décorent.

Vous êtes dans la maison qu'habita Pétrarque. Approchez de cette large table. Voici un album qui attend de vous quelques vers ou quelques nobles pensées inspirées par la demeure de l'un les plus grands poëtes de l'Italie. Vous

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Un grand nombre de voyageurs se sont empressés de déférer à cette invitation; tous les feuillets de l'album sont couverts de noms, d'éloges et de vers. Venez maintenant visiter le jardin qui s'étend au devant de la villa, et à l'une des extrémités duquel vous découvrirez les ruines d'une tour revêtue de lierre comme d'une draperie verdoyante. Je me suis arrêté devant un laurier solitaire qui croît au bord d'un petit chemin sinueux pratiqué dans ce jardin; cet arbre, qui fait doublement allusion à l'amour et à la poésie, m'a rappelé Pétrarque tout entier. Au moment où je visitais ces lieux, le printemps s'essayait doucement dans la contrée; des milliers de violettes embaumaient l'air; par hasard un rossignol fit entendre quelques préludes de son langage harmonieux tout était silence et mélancolie autour de moi. Cet ensemble poétique s'harmonisait merveilleusement avec le souvenir de celui qui a si bien chanté les beautés de la nature.

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mortel auteur des Canzoni. C'est là qu'il recevait les fréquentes et familiè res visites de François Carrare, souverain de Padoue; c'est là que Boccace, son admirateur, son ami, vint tant de fois recueillir les trésors de ses conseils, et s'échauffer au feu de son génie. Je vis sur les murs des chambres quelques peintures grossières faisant allusion à certaines particularités des amours de Pétrarque. Dans l'une, il est couché sous un arbre et fait un ruisseau de ses larmes; dans une autre, l'aventure de Laure, qui, se baignant dans une fontaine, fit jaillir l'eau avec ses mains, afin de se dérober à la vue de Pétrarque, est si singulièrement représentée, qu'on pourrait croire qu'elle lui envoie avec assez peu de modestie de l'eau au visage. Il apparaît aussi presque métamorphosé en cerf; c'est Actéon en robe d'archidiacre. Dans une niche, l'on voit empaillée la petite chatte blanche aimée et chantée par Pétrarque; mais elle n'est pas, je crois, la véritable; on la dirait toute neuve, et j'ai su que des étrangers sensibles voulant emporter quelque portion de cette illustre chatte, elle était renouvelée chaque année.

De l'autre côté d'Arquà, en face de l'église, se trouve le tombeau du poëte, que lui fit ériger son gendre Brossano. (Pétrarque avait eu deux filles naturelles.) Ce monument (Pl. 208) a la forme d'un sarcophage supporté par quatre colonnettes, et surmonté d'un buste. Les rayons de la lune qui éclairaient cette tombe lui prêtaient, par de pâles et vagues reflets, un caractère doux et mélancolique. Je détachai une branche d'un laurier qui croissait près de là, et j'en formai une couronne que j'offris aux mânes du poëte toscan.

Un habile professeur de nos jours, qui joint à une connaissance approfondie de la littérature italienne une cri

tique vive et ingénieuse, une élocution facile et colorée (M. Villemain), a comparé, dans un éloquent parallèle, le génie de Pétrarque à celui de Voltaire. Assez semblables par leur vie, tous deux hôtes de monarques philosophes (Pétrarque du bon Robert de Naples, Voltaire du grand Frédéric ); aimés de femmes illustres, tourmentés par l'amertume des critiques; entretenant avec leurs contemporains les plus célèbres une vaste correspondance qui fait de leurs lettres comme des espèces d'annales du temps; transportant leur renommée vagabonde en mille endroits divers, leur mort présente un singulier contraste. Voltaire expire au milieu de Paris, accablé de sa gloire, au sein des hommages de l'académie, au bruit des applaudissemens du théâtre, des acclamations du peuple; Pétrarque meurt paisiblement dans l'asile d'Arquà, que lui avait offert le tyran de Padoue, et qu'il préfère à la vie orageuse de citoyen de Florence.

Comme orateur, comme historien, comme poëte, Pétrarque a rencontré plus d'un rival parmi ses contemporains Boccace l'a égalé peut-être, le Dante lui est incontestablement supérieur; mais, comme homme, son cœur généreux, son amitié solide, la grâce et la courtoisie de ses rapports, n'ont point été surpassés. Après quatre cents ans environ ( il est mort en 1374), on n'a pas oublié la commodité de son commerce et l'élégante délicatesse de

ses manières.

C'est une belle entreprise et une œuvre utile que d'approfondir le génie de certains grands hommes, de descendre jusqu'à ses bases, de mettre à nu leur raison puissante et inaltérable; mais il n'est pas moins intéressant de rechercher comment leur pensée a été interprétée par les critiques et les commen

tateurs. Gibbon prétend que la réputation littéraire de Pétrarque est entièrement due à ses ouvrages latins, et que ses sonnets sont de méprisables bagatelles. Par un rapprochement assez étrange, il arrivait que vers l'année 1600, c'est-à-dire deux siècles après celui de Pétrarque, un homme dont la suavité de manières était également remarquable, désigné dans les ouvrages de ses contemporains par l'épithète de doux, Shakspeare enfin, voyait ses drames puissans, où retentissaient les dernières traditions du moyen-âge, méprisés par tous, tandis qu'on admirait ses sonnets. Quels sonnets, grands dieux! de l'affectation pure; toutes les pensées y scintillent, tous les mots y étincellent, rien n'est exprimé simplement, et cependant il n'y avait pas alors à Londres de femme galante qui n'eût sur sa table l'Adonis et Lucrèce, de Shakspeare; et l'un des critiques de l'époque disait que la plume qui avait écrit Adonis était une plume de miel et de lait. Aujourd'hui on a oublié les sonnets de l'auteur anglais et les poésies latines de Pétrarque, malgré le jugement des contemporains de Shakspeare et celui de Gibbon.

Ce critique condamne vivement la sassion de Pétrarque pour Laure; sans doute elle était criminelle; mais lorsqu'il nous représente cette femme, qui est devenue pour nous un type de beauté, comme n'ayant jamais possédé que dans l'esprit de son amant les charmes merveilleux qu'il lui reconnaît, parce qu'elle avait dix enfans et qu'elle était âgée de quarante-deux ans, il est facile de répondre à cette réflexion, qui tend à détruire une de nos douces illusions. Une femme ne peut-elle être fort belle avec une nombreuse progéniture, et surtout à l'âge de vingt-deux ans, époque à laquelle Pétrarque com

mença à avoir de l'amour pour Laure Beccadelli, biographe du poëte et son contemporain, est bien loin de partager l'opinion de Gibbon; il approuve l'amour adultère de Pétrarque, il déclare que ce sentiment est innoncent en lui-même, et de plus, utile dans ses résultats, puisqu'il a été l'étincelle sacrée qui a embrasé Pétrarque du feu de la poésie, ce qui fut un sujet de glorification pour sa patrie. Or, notez bien, je vous prie, que Beccadelli, homme d'une moralité d'ailleurs parfaitement reconnue, était un archevêque!

Malgré de si graves autorités, l'amour réel ou métaphysique de Pétrarque pour Laure est peut-être une des questions historiques les plus controversées et les plus obscurcies. M. le professeur Marsand, de Padoue, éditeur de la meilleure édition de Pétrarque (créateur d'une curieuse bibliothéque de neuf cents volumes sur cet homme célèbre, passée, en 1830, à la bibliothéque particulière du roi), M. Marsand, dis-je, qui depuis vingt ans a fait de la vie de Pétrarque son étude constante, est revenu au système du célibat de Laure. Il prétend qu'aucune preuve authentique de son mariage avec Hugues de Sade ne peut être citée. J'avoue que j'inclinerais volontiers à cette opinion, conforme à l'esprit et aux mœurs littéraires du temps, et que j'aimerais fort à voir un personnage aussi poétique débarrassé de ces onze enfans que lui donne grossièrement, et par vanité, l'abbé de Sade.

Quoi qu'il en soit, il est impossible de ne pas reconnaître dans les sonnets de Pétrarque les couleurs les plus poé tiques et des teintes admirables pour peindre les joies, les délices, les trans ports les dévoùmens et les déses

poirs de l'amour. Que les moralistes sévères, qui appellent du nom de bagatelles de pareils ouvrages, jettent donc aussi cette insultante épithète aux œuvres de Properce et de Tibulle. Peindre avec un bonheur toujours nouveau d'expressions l'ingratitude du cœur, sa faiblesse, ses retours fantasques, ses révolutions à propos de rien, entre mêler l'histoire secrète du sentiment le plus orageux d'allusions historiques, grandes et nobles, de pensées philosophiques souvent sublimes, c'était assurément prouver plus de pénétration, de connaissances et de sentimens artistiques qu'il n'en faudrait avoir pour composer des bagatelles.

Par ses travaux, ses découvertes, ses encouragemens, ses sacrifices, Pétrarque peut être regardé comme le véritable créateur des lettres en Europe. Lorsque je contemplais sur la colline d'Arquà ce vaste tombeau de marbre rouge soutenu par quatre colonnes, dans lesquelles ses restes reposent, il me semblait moins y voir la dépouille d'un homme qu'un monument élevé aux travaux de l'intelligence, qu'un trophée attestant le triomphe de la civilisation des lettres sur l'ignorance et la barbarie.

Le voyage d'Arquà à Padoue prend un caractère très-singulier par les fréquentes embarcations auxquelles on est obligé pour traverser les nombreuses rivières et canaux qui coupent le pays, et contribuent à sa fertilité, sans ajouter à sa beauté. La route, parallèle au canal qui conduit à Venise, est bordée de villa construites d'après les dessins de Palladio. L'horizon est borné par les Alpes rhénanes.

Voici Padoue, l'une des plus anciennes villes de l'Italie, et jadis la plus savante. Elle est située entre le Méduacus major et le minor, fleuves

L.

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Les savans, il est vrai, disputent pour savoir si la Brenta est véritablement le Timavus de Virgile, et si la ville qu'il appelle Patavium est la même que nous appelons Padoue; mais il est difficile de croire qu'il ait pu s'y méprendre, et le plus grand nombre des historiens s'accorde à rapporter la fondation de Padoue à Anténor. On place cette époque en 1183 avant J.-C., et c'est ainsi qu'on l'a gravé sur la petite porte del Portello ou d'Ogni-Santi.

La puissance militaire de cette ville a long-temps brillé d'un vif éclat, puisqu'au rapport de Strabon, elle avait pu fournir à la fois plus de cent vingt mille soldats, et qu'on y avait compté jusqu'à cinq cents chevaliers romains. D'autres historiens ajoutent même qu'elle renfermait anciennement. un million et demi d'habitans. Dans le temps où les Romains, assiégés jusque dans le Capitole par les Gaulois, étaient réduits aux dernières extrémités, les troupes de Padoue, secondant la valeur de Camille, contribuèrent surtout au salut des Romains. Ceux-ci reçurent

encore de grands secours dans d'autres occasions, des habitans de Padoue.

Cette ville fut saccagée par Alaric, et ensuite par Attila, l'an 455. Ses habitans prirent la fuite; quelques-uns se retirèrent dans les lagunes, et y bâtirent des villages qui furent longtemps sous la juridiction des magistrats de Padoue, jusqu'à ce qu'ayant formé la superbe Venise, cette colonie subjugua son ancienne métropole.

Padoue fut brûlée et saccagée plu

sieurs fois.

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Mais c'était à l'un de nos plus grands princes, à celui qui, dans le moyen-âge, réunit par un même lien les Barbares et les Romains, qu'il était réservé de venger Padoue des injures du ciel. Charlemagne en effet fit rétablir cette ville en 774, lorsque, vainqueur de Désidério que Luitprand avait désigné pour son successeur, il mit sur sa propre tête la couronne des Lombards.

Lorsque les petits seigneurs envahirent l'Italie, Padoue eut le sort de toutes les autres républiques de cet empire. En 1237 elle tomba au pouvoir d'Azzolino ou Ezzelino, de la maison de Romano. Ce despote employa toute sa vie, tout son courage, tous ses talens, à fonder une tyrannie telle, que l'Italie, ni peut-être le monde, n'en avait point encore vu de semblable. L'art avec lequel il usurpa la souveraineté au milieu de républicains jaloux, les crimes par lesquels il la conserva, sa grandeur et sa chute, méritent d'être étudiés par les amis de la liberté. Après avoir ravi au marquis d'Este le titre de Podestat de la ville de Padoue, qui était alors la plus puissante des trois républiques Guelfes

de la marche Trévisane; après avoir fait périr don Jordan, prieur de SaintBenoît, que l'on regardait comme un saint, et qui échauffait par ses prédications, le courage des citoyens, il

tourna successivement ses armes contre les seigneurs de Carrara et les Advocati, contre le marquis d'Este, son ennemi capital, et même contre les villes de Feltre et de Bellune, qu'il soumit à sa puissance.

Un récit détaillé des crimes d'Ezze

lino serait trop révoltant : une simple énumération de ses victimes ne pourrait intéresser que ceux à qui leurs noms ne sont point inconnus; mais ces noms ne sont illustres que dans la Vénétie. Parmi toutes ces victimes, il y en eut deux, qui signalèrent leurs derniers momens par des actes d'un courage héroïque. Rainier de Bonello traduit devant le tribunal d'Ezzelino, en présence de tout le peuple, fut accusé par lui d'avoir voulu livrer la ville de Padoue au marquis d'Este. Rainier ne répondit qu'en dénonçant au peuple l'accusation d'Ezzelino lui-même, comme une infâme calomnie: il ne doutait point, dit-il, qu'un prompt supplice ne l'attendit; mais son vrai crime était d'avoir témoigné ses regrets de ce que les Padouans avaient confié à Ezzelino l'autorité souveraine, et de ce qu'ils étaient si cruellement punis de leur faute. Le tyran fit traîner sur la place publique le courageux Rainier, et lui fit trancher la tête.

Jean de Scanarola fut traduit devant Henri de Ygna, podestat de Vérone, créature d'Ezzelino, digne de cet homme sanguinaire. Quoique le prisonnier fùt chargé de chaînes et entouré de gardes, il s'élança tout-à-coup sur son juge, et le renversant de son tribunal, il le frappa à la tête de trois coups d'un couteau qu'il avait caché sous ses habits. Le juge fut blessé mortellement, avant que les gardes eussent eu le temps de mettre en pièces Scanarola, avec leurs hallebardes. Alors un proverbe Italien, terrible pour les tyrans, fut ré

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