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comme les chapeaux d'homme, aux ornemens d'argent, et aux cheveux bien nattés, bien frisés, et attachés avec un ruban noir.

Les dames de qualité sortent ordinairement vers le soir, et toujours avec un cavaliere servente; il leur est absolument nécessaire pour leur donner la main, soit en entrant dans les gondoles, soit en passant par les petites rues où les gondoles n'abordent pas, soit enfin en arrivant au spectacle. Aussi ne sortent-elles pas les jours où les nobles sont occupés au conseil.

En général, je fus toujours frappé d'entendre sortir de la bouche de presque toutes ces dames vénitiennes la voix la plus douce. Le mélange des sons qu'elles profèrent forme une sorte de mélodie parfaitement d'accord avec la douceur de leur caractère, avec leur esprit aimable, et leur physionomie pleine de finesse et d'expression.

Les beautés célèbres et faciles, dont parlent Montaigne et Rousseau, sont une des joies passées de Venise. La police française avait éteint déjà les deux lumières qui brillaient à leur fenêtre. En 1815, l'Autriche supprima tout-à-fait les courtisannes vénitiennes. Autrefois elles formaient une véritable institution qui servait au maintien du gouvernement, soit en ruinant d'orgueilleux patriciens, soit en surprenant des secrets importans. Aussi le sénat, qui vers le milieu du dernier siècle avait tenté de les chasser, fut-il obligé de les rappeler par un décret: on les désignait dans cet acte sous le nom de Nostre bene merite meretrici! elles eurent leurs indemnités et leurs dotations.

Comme les femmes du temps de la république, les nobles vénitiens étaient entièrement vêtus de noir, ainsi que les citadins.

Cette uniformité de costume avait quelques bons effets. Elle mettait obstacle aux progrès du luxe, empêchait de distinguer les nobles des citadins, et préservait les premiers du mépris qu'ils auraient pu s'attirer par leur misère ou par leur inconduite, en même temps qu'elle faisait leur sûreté en cas d'émeutes populaires..

On comptait à Venise neuf cents familles nobles, et la généalogie d'un certain nombre d'entre elles remontait aux Croisades; quelques-unes, bien plus anciennes encore, avaient pour ancêtres les fondateurs de la république. Il ne reste de toute cette noblesse que quinze familles à leur aise, et trente qui sont dans l'indigence.

N'ayant aucun goût pour la campagne, ces nobles propriétaires n'y vont qu'aux vendanges et à la moisson, traînant à la ville leur obscurité pendant toute la belle saison. On les accuse de se montrer aux étrangers en souliers poudreux, pour faire croire qu'ils arrivent de la campagne, et que leur demeure en ville est fermée, afin qu'on n'aille pas les y trouver. De temps en temps ils vont en Terre-Ferme pour changer d'air, par raison de santé, parce qu'en effet l'air est humide à Venise, et même marécageux en été. La vie est d'ailleurs assez retirée à Venise, malgré le coup d'œil singulier et brillant de cette ville; il y règne au dehors un peu de tristesse, on voit beaucoup de gondoles sur les canaux, mais peu de monde dans la ville, et personne aux fenêtres; les hommes font tout le commerce, et les femmes restent habituellement dans leurs maisons; on ne les voit guère que dans les églises, ou par hasard en gondoles, et les dimanches au soir à la place SaintMarc. Là on entend des rumeurs qui feraient mettre en France chaque ha

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bitant aux fenêtres; à Venise personne ne se dérange.

Le peuple de cette ville est sobre autant et plus que les autres Italiens; il boit peu de vin ou de liqueurs, et mange peu de ragoût; la viande et le poisson sont apprêtés simplement; le riz, les pâtes, le chocolat, les glaces, sont plus communs à Venise que chez nous.

Mais, pour achever cette esquisse des mœurs vénitiennes, pénétrons un peu plus avant dans la vie privée des habitans, et voyons comment tous ceux qui ne travaillent pas pour vivre passent le temps, de leur propre aveu. Ils se lèvent à onze heures ou midi, font quelques visites ou se promènent dans la ville jusqu'à trois heures; ils dînent, dorment une heure quand il fait chaud, s'habillent et vont au café ou casino jusqu'à neuf heures, puis à l'Opéra, qui est un autre casino, puis encore au café une heure ou deux, et ne se retirent en été qu'au point du jour. Personne ne lit. Les nobles vivent obscurément et pauvrement dans un coin de leur palais; beaucoup d'entre eux dinent chez le restaurateur à deux francs par tête, et les plus économes à seize sous, monnaie de France. Je me suis fait donner la carte de leur repas: la voici: pain deux sous, vin quatre sous, soupe six, bouilli quatre. Tel est aussi l'ordinaire de leurs maîtres, les officiers autrichiens, dont l'économie est fort critiquée par les Vénitiens, bien qu'eux-mêmes soient au même régime et qu'ils ne donnent jamais à diner. Il y a une bibliothéque publique très-peu fréquentée, et plusieurs cabinets de lecture, où l'on trouve de mau

vais romans.

La musique est le seul talent un peu cultivé par les femmes, et le seul plai

sir intellectuel dont elles soient susceptibles.

Tous les voyageurs se croient obligés de visiter l'Arsenal de Venise. C'est une enceinte fortifiée d'environ trois cents toises de longueur, où jadis l'état occupait jusqu'à quinze mille ouvriers à la fois, et qui n'offre à la curiosité des visiteurs qu'un petit nombre d'objets, parmi lesquels un Français remarque avec intérêt, l'armure de notre bon et grand roi Henri IV. Le plus bel édifice de l'arsenal est sans contredit la corderie (Pl. 225), appelée vulgairement la Rana: on ne saurait rien voir de plus magnifique en ce genre. On montre aussi la salle où l'on a traité les princes étrangers qui vinrent visiter l'arsenal. Lorsque Henri m passa par Venise pour aller en France tomber sous le couteau de Jacques Clément, on lui servit une grande collation à l'arsenal: il y eut un concert; mais ce qui surpasse toute croyance, c'est qu'on profita de l'intervalle du dîner pour construire une galère tout entière, qui fut lancée en présence du prince, après le repas. La collection d'armures de l'arsenal est peu riche; ses chantiers sont presque abandonnés; on n'y voit même aucun débris du fameux Bucentaure, qui portait le doge allant fiancer l'Adriatique, et dont la seule dorure avait coûté la somme énorme de soixante-mille sequins d'or ( sept cent quatre vingt mille francs).

Arrêtons un moment nos souvenirs sur ce trophée d'une fête nationale, et signalons l'origine et les détails de cette curieuse et surtout orgueilleuse

cérémonie. Dans l'année 997, les Vénitiens subjuguèrent le peuple de Narenta, ville située de l'autre côté de l'Adriatique, et habitée par des pirates, dont les Vénitiens, qui probablement ne valaient guère mieux, avaient à se

eux

plaindre, ou dont ils étaient jaloux. La flotte victorieuse avait fait voile pour Venise le jour de l'Ascension, et l'anniversaire en fut depuis célébré d'une manière simple et grossière, conforme aux mœurs de ce temps-là. Environ deux cents ans plus tard, le pape Alexandre ш, fuyant les persécutions de l'empereur Barberousse, vint chercher un asile au milieu des lagunes, et les Vénitiens, étant parvenus à concilier les différents de ces deux grands personnages, virent l'empereur recevoir à genoux, dans leur église de Saint-Marc, l'absolution du pontife fugitif. Celui-ci s'acquitta envers d'une manière caractéristique, en leur donnant l'investiture de l'Adriatique, et le jour choisi pour cette cérémonie fut l'anniversaire de la victoire navale remportée sur les pirates de Narenta. Or, le symbole de l'investiture féodale, semblable à celui du mariage, est un anneau, et de là l'idée populaire qui s'établit dans la suite, des épousailles du doge, ainsi que les mots sacramentaux introduits dans cette cérémonie. Le bâtiment, à bord duquel la cérémonie avait eu lieu, ne fut point d'abord le Bucentoro; car l'arrêté du sénat vénitien, qui en ordonnait la construction, date du commencement du quatorzième siècle, et il est ainsi conçu : Quod fabricetur navigium ducentorum hominum, etc. « Qu'il soit construit un navire de deux cents hommes.» Ducentorum devint ensuite par corruption Bucen

toro.

Le vaisseau avait trois ponts de cent pieds de long sur vingt-deux pieds de large; il était mis en mouvement par cent soixante huit rameurs, placés sur le pont inférieur, et par un grand nombre de barques qui le remorquaient.

Le jour de l'Ascension occasionnait à Venise une seconde espèce de carna

val, qu'on appelait carnaval d'été, à cause de la cérémonie des épousailles de la mer, et qu'on appelait la fête de l'Assensa. Elle se faisait réellement ce jour-là, à moins que le mauvais temps ne la fit remettre au premier ou au second dimanche d'après, c'est-à-dire jusqu'à ce que le temps fût favorable. La principale cause de cette remise était que le Bucentaure, sur lequel s'embarquait le sénat, n'était qu'un vaisseau de parade, où l'on donnait tout à la décoration; il ne pouvait pas aisé ment se lester, et il n'était pas assez fort pour résister à la violence des flots. La remise de cette fête dépendait de l'amiral, commandant le Bucentaure, et du pilote qui répondait sur sa tête du retour de sa seigneurie à Venise. «Le Bucentaure (nous citons Delalande) est remorqué ou tiré avec des cordes par des barques pleines de rameurs; sur la poupe on arbore le pavillon de Saint-Marc, qui est à fond rouge, avec un lion dans le milieu : on y remarque encore une très-grande avance en forme de bec de poisson, sur laquelle est un lion d'or sculpté; enfin on y place l'ombrello, ou parasol du doge, et les huit étendards de la république. a Le Bucentaure se rend ainsi au Lido, qui est à deux milles de Venise, au bout de la lagune, dans un endroit où commence la pleine mer: là se feit la cérémonie des épousailles. Le doge se lève, et l'on abat le dossier de son fauteuil, qui est une espèce de bascule, c'est par-là qu'il jette l'anneau dans la mer, en disant : Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii (nous t'épousons ô mer, en signe d'une véritable et perpétuelle domination ). On tire le canon des châteaux voisins, et les acclamations générales annoncent la joie publique. Le doge revient entendre

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