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quand cet homme unique vint à mourir, il était si considéré de ses concitoyens adoptifs, que, malgré la fureur de la peste qui régnait alors, ses admirateurs n'hésitèrent pas à lui faire une pompe funèbre magnifique et à l'accompagner aux dépens même de leur vie!

Sur les pas du Titien se presse en noble émule un autre maître remarquable, le Tintoretto. L'enthousiasme de son génie, et la fureur, pour ainsi dire, de son pinceau, sont au-dessus de toute comparaison. Il passe souvent les bornes de la raison, et cependant l'on ne peut se refuser aux sentimens d'admiration qu'il excite. On ne le connaît véritablement qu'à Venise, et ce que l'on voit ailleurs de lui semble ne donner que l'idée de ses défauts; car il n'est véritablement grand que dans les grandes choses qu'il a exécutées avec tout son feu. Au faire le plus étonnant, il joint la plus belle intelligence des lumières, les tons de coloris les plus beaux et les plus hardis.

Paul Véronèse est le plus riche et le plus beau génie pour la composition raisonnée d'un tableau; personne ne l'a surpassé pour l'ordonnance, l'enchaînement ingénieux de ses groupes, pour la manière dont la lumière y est répandue, et l'intelligence supérieure de ses reflets; son coloris est aussi vrai que fier et précieux. La facilité et (si F'on peut s'exprimer ainsi) la fleur de son pinceau, offrent ce que la peinture a de plus séducteur; la magnificence des étoffes dont il habille ses figures répand dans ses ouvrages un agrément inexprimable que l'on connaissait peu avant lui. Enfin, on peut compter Paul Véronèse au rang des plus grands peintres qu'il y ait eus en Italie, et c'est un de ceux qui ont réuni le plus de mérites dans la peinture.

Le Giorgione, le Palma, le Padouanino', les Bassans, les Ricci,let quantité d'autres maîtres, augmentent encore la gloire de cette fameuse école vénitienne, dont il nous seraitpresque impossible de citer les produits merveilleux épars dans tous les édifices publics ou particuliers de la ville.

Au milieu de la dégradation et de la dispersion des chefs-d'œuvre dus à cette école, une académie des beaux-arts, créée par le patriotisme du comte Cicognara, a déjà recueilli de nombreux ouvrages, placés primitivement dans des couvens et des églises supprimés aujourd'hui. Cette riche collection de plus de quatre cents tableaux possède, comme une sorte de compensation aux différentes pertes éprouvées par l'école vénitienne, l'ASSOMPTION DE LA VIERGE du Titien!

Par une étrange destinée, ce tableau était depuis long-temps relégué au haut d'une église, lorsque le comte Cicognara s'avisa d'en laver un coin avec un peu de salive, et, s'étant assuré de son auteur, offrit un tableau plus neuf au curé de l'église. Le bon pasteur fut enchanté de l'échange. Ce tableau est peut-être le plus extraordinaire pour l'effet : le mystère de la tête du père, l'éclat, la douceur du groupe de la Vierge et des enfans placés près d'elle, sont des beautés diverses qui ne sauraient se rendre. La Visitation de sainte Marie-Elisabeth, ouvrage de la jeunesse du Titien, montre déjà tout son talent de vérité, comme lo Sposalizio révèle toute la grâce et le goût de Raphaël. L'Esclave délivré Marc, chef-d'œuvre du Tintoret, est une des merveilles de cette grande peinture d'Italie.

par saint

Le tableau de Gentile Bellini, représentant la place Saint-Marc à la fin du quinzième siècle, au moment du

passage d'une procession, est plein de naïveté, de vie, et singulièrement curieux pour les costumes du temps et l'aspect de l'ancienne Venise.

L'académie des beaux-arts est l'ancienne confrérie de la Charité. La voûte de la salle principale rappelle une anecdote singulière: le confrère Chérubin Ottale, qui s'était chargé de la dorer à ses frais, n'ayant pu obtenir qu'une inscription mentionnát qu'on lui devait cette magnificence, fit placer au milieu de chaque carré un petit ange ayant huit ailes, de manière que son nom de Chérubin Ottale (Ottale «huit ailes»), se trouve ainsi répété plus de mille fois : un Français n'eût rien imaginé de plus fin que cette ruse de la vanité du bourgeois de Venise.

L'imagination s'est si souvent portée sur les habitudes aquatiques des Vénitiens, et les livres ont rendu les détails des canaux et des gondoles si familiers à tout le monde, que la curiosité se dirige plutôt sur les rues de Venise que sur ses lagunes. Les rues de Venise, quelquefois sur pilotis, d'autre fois fondées sur les rochers ou les flots, et réunies à chaque pas par de petits ponts quand elles sont traversées par des canaux, ressemblent, par leurs dimensions ' aux passages parisiens ou aux Alleys de Londres; elles sont peut-être un peu plus étroites et beaucoup plus proprés que les uns et les autres. L'homme étant le seul animal qui les parcourt, aucune voiture ne sillonnant le pavé, leur netteté est extrêmement caractéristique, et leur silence n'est interrompu que par un petit nombre de cris qui ne sont jamais durs dans le dialecte vénitien, ou par le murmure des conversations dans les boutiques et les cafés. A entendre le langage des habitans, on croirait qu'ils balbutient des niaiseries avec despetits enfans. Cha

que nom est prononcé dans un diminutif de familiarité oude tendresse. Les boutiques ont l'airde chambres de poupées, et sont consacrées aux friandises ou aux bijoux etornemens de verré.

Les gondoles (Pl. 221), les seules voitures en usage à Venise, sont de petits bateaux longs et fort agiles, conduits ordinairement par deux gondoliers ou barcaroles, qui rament l'un sur le devant et l'autre sur le derrière, chacun avec une seule rame. Il y a au milieu de la gondole une petite chambre où peuvent tenir quatre personnes à l'aise, et six au besoin: la place d'honneur est à gauche cette chambre est fermée par des glaces mobiles dans des coulisses, qu'on ouvre et qu'on ferme à volonté; au bout de la gondole, il y a une armure de fer pour lui sèrvir de contrepoids, et la garantir des autres gondoles dans le choc des rencontres; mais cela n'arrive guère, car l'adresse des gondoliers est extrême; ils manient la rame sans l'appuyer avec une agilité singulière, on croirait voir des poissons qui fendent l'eau. Ges gondoles sont toutes peintes en noir, et il n'est pas permis de les avoir autrement. Les lois somptuaires s'étendent jusqu'aux gondoliers, mais non pas, comme dit Richard, au point de ne leur pas faire porter de livrée; au contraire, tous les gondoliers portent la livrée de la maison où ils servent. Les gondoliers publics sont sans habits, avec une simple camisole, une ceinture autour du corps et un petit bonnet sur la tête; ce sont tous de grands hommes bien bâtis, gais, plein de saillies, un peu concussionnaires, comme les cochers de fiacres à Paris, mais d'ailleurs fort sûrs et très-fidèles: on leur confie de l'argent sans inquiétude, et ils sont très-propres. On peut donc s'en servir à toute heure du jour

et même de la nuit, car, bien que la ville soit mal éclairée, l'on ne court aucun risque malgré les masques et l'obscurité. Il y a peu de gardes pour la police; et, sauf la garnison autrichienne, l'on ne voit pas de troupes réglées à Venise : cependant on entend parler moins qu'ailleurs d'assassinats ou de crimes, quoiqu'il y ait cependant des assassins aux gages de celui qui veut acheter leur poignard.

et

J'avais tellement entendu vanter les chants des gondoliers de Venise, que je voulus en juger par moi-même. Je fis. prix (1) avec l'un d'eux, qui me conduisit vers la Giudecca, l'un des quartiers les plus populeux de la ville, généralement habité par ceux de sa profession par des pécheurs. Lorsque mon conducteur eut réuni quelques-uns de ses compagnons, ils chantèrent des espèces de nocturnes à quatre ou cinq parties, dont chaque strophe ou couplet se termine ordinairement par la répétition du dernier mot du dernier vers; à peu près comme dans les poésies françaises que l'on appelle échos. Cependant toutes ne se terminent pas ainsi. Quant aux vers du Tasse, chantés par les gondo-, liers, c'est un fait qui n'est point douteux, malgré les opinions de certains critiques. Les gondoliers ont leur Tasse en grande vénération, et en chantent par cœur de longs fragmens traduits en vers du dialecte vénitien. Cette cantilène, lente et d'un caractère mélancolique, est dépourvue de mesure régulière, mais non pas de charmes.

Les fêtes de Venise se rattachent en grande partie aux habitudes aquatiques de la ville. Celle de Sainte-Marthe est la plus populaire de toutes. Une autre,

(1) Voici le tarif ordinaire des gondoles: on les loue huit lires ou quatre livres cinq sous par jour; celles où il n'y a qu'un rameur ne coûtent que cinq lires ou cinquante-trois sous par jour.

la fête delle Marie, fait allusion à une catastrophe arrivée le jour de la purification, époque à laquelle tous les mariages vénitiens se faisaient jadis à la fois, dans une même église. En 944, des pirates vinrent enlever toutes les fiancées, qui furent bientôt après ressaisies par leurs époux. Les douze cuirasses d'or, garnies de perles, qui jadis composaient la parure des jeunes filles dotées, n'existent plus : elles furent vendues en 1797, pour fournir aux besoins de l'état.

A l'abri sous la felce (espèce de tente), de ma gondole, qui glissait silencieusement dans l'eau calme des lagunes, je regardais fuir derrière moi, à travers ma jalousie, les deux colonnes de la piazzetta di San Marco; les clochers de Saint-Jean et Paul, vaste basilique du moyen-âge, aux vitraux à la fois éclatans et sombres (Pl. 222), monument national, rempli de magnifiques mausolées des doges, des généraux et des grands hommes de Venise, en un mot, Saint-Denis aristocratique et républicain; je voyais disparaître aussi les nouvelles galeries de la place de Saint-Marc (Pl. 223), et le Pontdes-Soupirs (1), qui s'ouvrait autrefois pour livrer au canal une proie sanglante, et qui me cachait alors en partie le palais Cappello, transformé maintenant en auberge, et dont le balcon fut témoin des signes d'intelligence de Bianca et de son amant.

Que le lecteur me suive maintenant

(1) Ce pont, dont la fable et le roman se sont emparés, joint en effet le palais à la prison publique. Mais les soupirs, ou plutôt les gémissemens qu'on a pu en entendre sortir, ne provenaient point des tortures qu'on y faisait souffrir aux prisonniers; mais bien du désespoir qu'éprouvaient ceux qui venaient d'entendre leur condamnation au tribunal, et qui retournaient à leur prison en traversant ce pont, lequel fut construit dans le dix-septième siècle, ainsi que la prison publique actuellement existante.

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