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celle qu'on nomme Anti-Collegio, où attendaient les ambassadeurs étrangers; le collége, où on leur donnait audience; la salle des pregadi ou des sénateurs, sont toutes décorées par d'immenses tableaux du Titien, du Tintoret, de Paul Véronèse, et d'autres maîtres habiles. Une sorte de patriotisme respire dans ces belles peintures, qui rappellent les grands faits de l'histoire vénitienne. La salle la plus frappante par son ancienne destination, est celle du conseil des dix, ce divan de mort, qui, sous prétexte de veiller à la sûreté publique, et de juger les criminels d'état, ne laissait aucune sécurité aux citoyens. On voit encore le tribunal où siégeaient les juges, et la porte par où les victimes disparaissaient pour n'être plus ni vues ni entendues. Les ciceroni la désignent sous le nom de porta fatale. Combien de cœurs se sont brisés dans cet affreux, repaire du pouvoir! Aujourd'hui il serait assez difficile de retrouver dans la salle des dix aucune trace de sa destination primitive.

L'empereur d'Autriche veut en faire une galerie de tableaux! Etrange vicissitude des choses et des hommes d'icibas! singulière fatalité, qui convertit en un musée l'antre du despotisme, le conseil des dix; et qui a transporté depuis peu à la salle du grand conseil des sénateurs la bibliothéque de Saint-Marc!

Qui n'a entendu parler, et de la bouche des dénonciations, ou bouche de lion, bocca di leone, et des plombs et des puits du palais Ducal? Toutes ces particularités, qui ont été le sujet de tant de déclamations, se trouvaient, vers la fin de la république, usées comme tout le reste. J'ai parcouru les puits ces anciens cachots, au nombre de dix-sept, dont deux subsistent encore, formaient jadis plusieurs étages. Ils ne se trouvaient point, comme on l'a

cru, sous le canal, et jamais on n'a navigué sur la tête des coupables. Les plombs créés postérieurement aux puits qui parurent trop rigoureux n'étaient que la partie la plus élevée du palais Ducal, dont la couverture est de plomb, et dans laquelle, on le croira peut-être difficilement, les prisonniers n'ont pas été plus malades qu'ailleurs, même après une détention de dix ans. Un des écrivains les plus impartiaux de Venise, qui a occupé pendant quelque temps ces plombs, va même jusqu'à souhaiter à beaucoup de ses lecteurs de ne pas être plus mal logés.

Mais sortons du palais Ducal, et, enfoncés dans les coussins d'édredon d'une gondole qui glisse avec un mouvement balancé, commençons au milieu de Venise un voyage aquatique. Un des aspects les plus remarquables de cette, singulière ville se déploie agréablement à notre vue les tours, les tourelles, les dômes, les clochers, se dessinent sur l'eau et des jardins artificiels, fleurissant dans le château de Lamotte, élevé par les Français, et paraissant comme des îles flottantes de verdure, donnent quelques traits de paysages terrestres aux faubourgs de cette capitale de la mer.

C'est un plaisir doux et triste aujourd'hui que d'errer sur le grand canal, au milieu de ces palais superbes, de ces anciennes demeures aristocratiques, qui portent de si beaux noms, qui rappellent tant de puissance, tant de gloire, et qui sont maintenant désertes, délabrées ou en ruine. Ces fenêtres moresques, ces balcons où la Vénitienne, enfermée comme dans l'Orient, apparaissait à son amant, qui fuyait à regret sur sa gondole, sont maintenant dégradées, sans vitraux ou barrées grossièrement par des planches; quelquesunes, en bon état, n'offrent plus que les

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armes de la puissance de quelque consul oisif, ou l'inscription de certaines autorités administratives et financières de l'Autriche.

Ces palais sont privés de jardins pour la plupart, comme presque tous les palais d'Italie, car il semble qu'en ce beau pays tout soit sacrifié à l'architecture. L'agrément et la commodité surtout y sont comptés pour peu de chose; des colonnes, des galeries, de beaux escaliers, de grands et somptueux appartemens, voilà ce qui plaît aux Italiens; et, pourvu que l'œil des connaisseurs soit satisfait, ils paraissent s'embarrasser peu d'être commodément et agréablement chez eux. Tout en ce pays est pour la vue; on s'inquiète peu

du confortable.

Mais l'eau qui baigne ces palais leur donne une apparence de submersion et d'humidité qui produit un effet désagréable aux yeux de celui qui n'y est point habitué. En outre le silence qui règne sur ces canaux, et l'absence de tout bruit de voitures et de chevaux dans cette grande ville, font éprouver à l'étranger une sensation non moins singulière: Venise semble habitée par le dieu du silence.

Voici en quels termes M. Valery explique cet abandon des palais de Venise, délaissés aujourd'hui par leurs vénérables patriciens. « Cet abandon, dit-il, avait commencé dès le dernier siècle avec la décadence de la république, alors que les patriciens dégénérés préféraient se loger dans un casino voisin de la place Saint-Marc, au lieu d'habiter les anciens palais de leurs pères, trop grands pour leur petitesse. Le jeu, le célibat, et l'espèce d'égoïsme social qu'ils produisent, avaient affaibli les mœurs de la noblesse vénitienne quelles vertus publiques pouvait-on attendre du sénateur qui,

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revêtu de sa toge et des pompeux in-
signes de sa dignité, avait, en personne,
été croupier de pharaon? Ils renon-
cèrent, dit-on, unaniment à ce privilége
lucratif, lorsque les jeux furent abolis,
quelque temps avant la chute de la ré-
publique; mais il est probable que le
mal était fait, et qu'il était trop tard
pour revenir à des sentimens plus gra-
ves et plus élevés. Les jeux de Venise,
prétendent les défenseurs de son an-
cien régime, servaient à développer la
force morale; ils étaient renommés pour
l'impassibilité presque stoïque avec la-
quelle on perdait ou on gagnait les plus
énormes sommes. Cette espèce de cou-
rage qui fait risquer sa fortune sur une
carte, peut indiquer de la fermeté chez
les individus, mais elle doit être la per-
te d'une société, et l'habitude de la foi
au hasard est surtout funeste en politi-
que. Quant au célibat, réprimé et pu-
ni chez les Romains, il était alors à Ve-
nise comme un des priviléges de l'aîné,
de l'homme d'esprit ou de l'ambitieux
de chaque famille, et le mariage deve-
nait une des charges du cadet ou de ce-
lui qui donnait le moins d'espérance,
C'était l'opposé de ce qui se pratiquait
dans les grandes maisons des états mo-
narchiques; mais ces divers célibats,
qui n'étaient ni le célibat sacré de la
religion ni le célibat philosophique
de l'étude, se rapprochaient beaucoup
de celui dont le libertinage est le prin-
cipe », N'ésitons pas sur ces détails
affligeans, et occupons-nous de dési-
gner au lecteur les divers monumens
devant lesquels s'arrête notre gondole.
Là nous apparaît le pont de marbre
de Rialto (Pl. 214), édifice marchand,
genre
garni de boutiques dans le
celles du Pont-Neuf à Paris. Ce pont
rappelle l'origine, les fêtes et la prospé-
rité de Venise ; ici, c'est-à-dire sur la
pointe de terre qui est presque en face

de

de Saint-Marc, s'élève la dogana di Mare (Pl. 220). C'est de ce mot dogana que nous avons tiré celui de douane, lorsque nous faisions venir en France des Toscans et des Lombards pour établir des fermes et inventer des impôts; ce mot vient de doga, qui signifiait autrefois un tonneau, parce que la plupart des marchandises se mettaient dans des tonneaux. Cette douane présente une belle colonnade en marbre, qui supporte une tour, au-dessus de laquelle on voit un grand globe de bronze doré soutenu par plusieurs figures; sur ce globe on a placé une figure de la Fortune, qui tourne en forme de girouette; cet emblème s'applique heureusement aux hasards et aux incertitudes du com

merce.

Les églises de Venise sont nombreuses, et même aujourd'hui encore, magnifiques. Les plus importantes sont celles de Saint-Sébastien, qui possède le tombeau de Paul Véronèse; SaintGeorges-Majeur, une des merveilles de Palladio; Saint-Luc, où l'Arétin a trouvé un tombeau; Saint-Gervais et Saint-Protais, temples grecs, consacrés à l'Oreste et au Pilade des chrétiens, ainsi que les a surnommés M. de Châteaubriand; les Frati, où l'on croit que le Titien fut enterré; la Salute (Pl. 219), qui, malgré la multitude d'ornemens dont elle est surchargée, est admirable par les tableaux des diverses époques du Titien; l'église et la confrérie de Saint-Roch, merveilles de l'art, dues aux pestes de Venise ( ce fléau provenait des rapports nombreux de la ville maritime avec l'Orient, alors que son commerce florissait). C'étaient là les beaux jours de Venise. Nous ne finirions ja mais si nous voulions accompagner l'énumération de toutes ces églises d'une histoire détaillée. Le plus ancien édifice de ce genre est Santa-Maria della

Carità, dont la première construction date du douzième siècle. Elle devait son ancienne célébrité à sa festa et aux indulgences que lui accorda le pape Alexandre, après qu'il y eut trouvé un refuge contre la persécution de Barberousse. La fête de Sainte-Marie de la Charité, honorée de la présence du doge et de sa suite, a continué d'être célébrée avec splendeur jusqu'en 1796, année fatale à tant d'autres fêtes antiques.

Mais notre gondole vogue toujours, et nous voici en face du palais Foscari (Pl. 221). Cet antique édifice est en ruine, mais son aspect majestueux, désolé, convient aux souvenirs qu'il rappelle: on sent qu'il a dû être le séjour de cette famille malheureuse, déchue du pouvoir, punie par la prison, l'exil et la mort, et qui semble, comme celle des Stuarts, une famille vraiment aristocratique.

Lord Byron occupait le palais Mocenigo, sur le grand canal. J'ai beaucoup entendu parler du séjour que ce grand poëte avait fait à Venise pendant plusieurs années, et des scènes qui se passèrent au palais Mocenigo; j'ai vu avec regret que la considération n'était pas toujours compagne de la gloire. La vie de Venise, cette vie de silence, de plaisir, de veilles et de bibliothéque, devait d'ailleurs convenir à un poëte.

Venise, la Città d'Oro, « la Ville d'Or » ainsi que l'appelle Pétrarque, contient encore quelques autres beaux palais, habités les illustres descenpar dans des premiers Vénitiens, les Pisales gi, les Grimaldi, les Micheli, Giustiniani, etc. Chacun de ces édifices possède des chefs-d'œuvre de peinture. Partout on y voit les ouvrages des maîtres de l'art, des Cimabue, des Giotto, des Mantegna, des Murillo,

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