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rémonie où le doge épouse la mer, parce que c'était la dernière fois qu'elle devait se faire. Sa compassion redoubla à la vue des réjouissances publiques : la tranquillité des malheureux Vénitiens lui fit sentir plus vivement leur désolation prochaine; et il en revint plus irrésolu que jamais mais enfin le ciel ne voulut pas abandonner l'ouvrage de douze siècles et de tant de sages têtes à la fureur d'une courtisane et d'une troupe d'hommes perdus.

Le bon génie de la république suggéra un expédient à Jaffier, par lequel il crut sauver tout ensemble et Venise et ses compagnons. Il fut trouver Barthélemi Comino, secrétaire du conseil des dix, et lui dit qu'il avait quelque chose de fort pressé à révéler qui importait au salut de l'état; mais qu'il voulait auparavant que le doge et le conseil lui promissent une grâce, et qu'ils s'engageassent par les sermens les plus saints à faire ratifier au sénat ce qu'ils auraient promis; que cette grâce était la vie de vingt-deux personnes qu'il nommerait, quelque crime qu'elles eussent commis; mais qu'on ne crût point arracher son secret par les tourmens sans la lui accorder, parce qu'il n'y en avait point d'assez horribles pour tirer une seule parole de sa bouche. Les dix furent assemblés dans un moment, et ils députèrent sur-lechamp au doge pour recevoir de lui la parole que Jaffier demandait. Il n'hésita pas non plus qu'eux à la donner; et Jaffier, alors pleinement content de ce qu'il allait faire, leur découvrit toute la conjuration ».

Venise, comme tous les états, après avoir eu son époque de gloire et de splendeur, commença à éprouver des et perdit en Orient une partie

revers,

de ses possessions. Mais elle se soutint long-temps en

core en Italie, et la sagesse de son gouvernement engagea les villes et les provinces de cette contrée, situées entre la mer et les Alpes, à s'unir à elle.

Ce fut alors que les Vénitiens déployèrent toute l'étendue de leur politique si connue, et ce fut tantôt par la force, tantôt par l'argent ou la persuasion qu'ils parvinrent, au seizième siècle, à posséder tout le pays, depuis Ravenne jusqu'à Trieste, et de plus, toutes les contrées situées entre la mer, les Alpes et le Pô, et même plusieurs places en Romagne et dans la Pouille.

On connaît toutes les guerres que Venise eut à soutenir dans le seizième siècle contre l'Europe presque entière, sans compter celles contre les Turcs; et si à cette époque elle perdit peu peu ses possessions, ce ne fut pas sans la plus courageuse résistance. Enfin la découverte du Nouveau-Monde, en minant son commerce, acheva de détruire sa puissance.

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Quoi qu'il en soit, en 1797, cette ré publique possédait encore plus de trois millions de sujets; mais alors le gouvernement devint timide, indécis; il ne sut point employer l'énergie conve nable; il voulut rester neutre dans la guerre entre l'Autriche et la France, et, pour avoir refusé de coopérer au maintien de la justice et du bon droit, Venise fut punie comme le sera toujours l'égoïsme; elle fut conquise par les Français, et elle cessa d'exister.

<< Pour s'expliquer la conduite des Vénitiens dans les circonstances pénibles où ils se sont trouvés en 1797, dit Daru, il faut se rappeler que depuis plus de soixante ans ce gouvernement avait su se maintenir en paix. Trois générations s'étaient écoulées à l'abri de ces orages, déplorables sans doute, mais qui entretiennent l'énergie de

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l'homme. Ce repos conservé par la timidité au moins autant que par la sagesse, on ne pouvait pas se flatter d'en être redevable à la réputation dont le gouvernement jouissait, puisque sa considération diminuait de jour en jour. Les passions actives auxquelles la guerre offre un aliment, avaient pris une autre direction, et la morale publique n'y avait point gagné.

D

Les paisibles habitans de Venise, à qui leurs pères, leurs aïeux, n'avaient pu raconter la guerre avec cet accent qui électrise et qui n'appartient qu'à ceux qui l'ont faite, devaient être disposés à adopter des maximes politiques qui prolongeaient leur état de repos et justifiaient trop bien le sentiment de leur nullité militaire. Le défaut des gouvernemens faibles est d'être irrésolus; ils attendent que la violence des circonstances les force à prendre un parti, et alors leurs déterminations sont l'œuvre de la nécessité et non de la prudence.

» On avait donc établi ce principe, que la république devait se borner au besoin de sa conservation, ce qui était fort raisonnable sans doute; on ajoutait que cette conservation dépendait d'une imperturbable neutralité; mais en même temps elle rompait cette neutralité en vexant les négocians français, en recevant les fugitifs de la Corse, en donnant la chasse aux gardes nationales et en soutenant le roi en sous-main.

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Venise commence à Attila, et finit à Bonaparte. Cette reine de l'Adriatique, dont l'empire fut de quatorze siècles, devait naître et mourir au milieu d'orages plus violens que ceux de la mer qui l'environne, et, la terreur de deux conquérans produisit différemment son origine et sa chute.

Après un aperçu rapide de l'histoire de Venise, parcourons cette intéressante cité, et visitons ses monumens principaux. Au premier rang il faut mettre la place Saint-Marc, l'église et le palais Ducal, qui forment à peu près le point central de la ville; c'est là que réside la majesté de la république. C'est parlà aussi que je commencerai ma description. (Voyez les planches 210 à 218 pour tout ce qui concerne SaintMarc, le palais Ducal, la place et la piazzetta).

Le soleil n'était point encore couché, ses derniers rayons rougissaient encore les dômes et les clochers, et se brisaient en faisceaux des plus riches couleurs sur les façades et le pavé, quand, en sortant du demi-jour de ces étroits passages, je me trouvai dans la place la plus frappante et la plus magnifique d'Italie, la place de Saint-Marc. Pavée entièrement de larges dalles, divisées par compartimens en marbre, ce qui la tient toujours dans un grand état de propreté, cette place est unique au monde. Là se trouvent en présence l'Orient et l'Occident: d'un côté le palais Ducal avec l'architecture de dentelles, les balcons et les galeries des monumens arabes; l'église de Saint

Marc, dont la façade légère et les dômes couverts de plomb, rappellent une mosquée de Constantinople ou du Caire: de l'autre côté des arcades régulières et des boutiques comme au Palais-Royal de Paris. Le même contraste se trouve parmi les hommes ; ce sont des Turcs, des Grecs, des Arméniens étendus, immobiles, , prenant le café ou des sorbets sous de grandes toiles semblables, par l'éclat de leurs couleurs, à de véritables tentes, et fumant des parfums dans leurs longues pipes de bois rose à bout d'ambre. Ces enfans de l'Orient, quel que soit leur rang dans la vie, ont toujours l'apparence de l'aristocratie de la nature; mais de tels visiteurs sont maintenant assez rares à Venise, et si l'on voit de temps à autre un galion ou une argosil à l'ancre dans son port, ces navires ne font que rappeler faiblement les flottes qui venaient en foule échanger les épices de l'Arabie, ou les diamans et l'or de l'Asie et de l'Afrique, contre les étoffes, les soies, les armes et les miroirs des manufactures vénitiennes.

On voit un nombre infini de colombes sur la place Saint-Marc; ces habitans aériens remontent aux anciens temps de Venise. Alors il était d'usage, le jour des Rameaux, de lâcher audessus de la porte principale de SaintMarc un grand nombre d'oiseaux avec de petits rouleaux de papiers attachés à la patte, ce qui les forçait à tomber, malgré leurs efforts pour se soutenir quelque temps en l'air; le peuple se les disputait aussitôt avec violence. C'était une espèce de distribution en nature. Il arriva que quelques-uns de ces pigeons se délivrèrent de leurs entraves, et cherchèrent un asile sur les toits de l'église de Saint-Marc et du palais Ducal, près de ces plombș redoutables où gé

missaient des captifs humains; ils s'y multiplièrent rapidement, et tel fut l'intérêt qu'inspirèrent ces réfugiés que, d'après le vœu général, un décret fut rendu portant qu'ils seraient non-seulement respectés, mais nourris aux frais de l'état. Venise a perdu sa liberté, et ces oiseaux, toujours légers et gracieux, semblent avoir échappé à la conquête.

Après avoir passé le grand portail du milieu, l'église de Saint-Marc paraît directement en face, et l'on voit une mosquée, un temple, une cathédrale; car cette église pourrait être dédiée à Mahomet, à Isis, au Christ. Ses ordres d'architecture, grec, arabesque, ou gothique, mêlés d'une manière barbare, produisent cependant un si bel effet, que toute idée d'harmonie et de proportion est mise en défaut. Les porches, les dômes, les minarets, les dessins moresques, les arceaux gothiques, ques, les colonnes grecques, sont colorés par des incrustations d'or, ornés de mosaïques, de pierres précieuses de toutes les couleurs et de toutes les régions. Les arcades arrondies qui s'élèvent sur la principale entrée sont encore couvertes d'ornemens sculptés, aussi minutieux, aussi grotesques que les statues de saints et les autres figures qui décorent les pinacles placés audessus. On voit, sur les premières de ces arcades, les quatre chevaux de Lisippe, dépouilles qui ont orné successivement les arcs de triomphe de Rome, de Constantinople, de portail de SaintMarc, et la place des Tuileries à

Paris.

Au-dessus de la seconde arcade (qui est remplie par une grande fenêtre de glace dépolie), Saint-Marc, patron de la cité, paraît sur un fond bleu et or, non dans son caractère de douceur apos

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