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sont vivantes et habitantes sur cette L'Arétin comprit que celui qui savait figure: aucun repos; nul calme, nulle mêler à la phrase vide, bien dorée, méditation; il flaire un repas, il s'éil s'é- bien sonnante, la conduite, l'intrigue lance à une jouissance; il calcule un et l'audace, pouvait arriver à tout. De profit déshonnête; il vient de boire sec, ce moment, son destin est fixé ; il reste et il attend la première occasion de à peine trois ans comme apprenti chez mieux boire la barbe majestueuse un relieur, il quitte bientôt cette dont son menton est chargé ne l'en- ignoble profession pour devenir valet noblit pas; c'est un satyre; ce n'est pas du pape Léon x, puis celui de Jules un philosophe. de Médicis, puis, enfin, l'ami, le favori de Jean de Médicis, surnommé le grand Diable. Partout on le voit spéculer avec un art merveilleux sur ce que peut rapporter le mensonge tourné en éloge, et le mensonge tourné en satire. Ses lettres fournissent le modèle le plus ingénieux de l'art de mendier et d'obtenir. C'est la diplomatie de l'aumône dans ce qu'elle a de plus subtil.

L'Arétin était né en 1492, dans l'hôpital de la petite ville d'Arezzo. Tita, sa mère, exerçait cet honnête et facile métier, qu'il estima et révéra toujours, sans doute par souvenir de famille et par piété filiale. On ne peut expliquer la situation et la fortune de cet homme que par la situation et la fortune de l'Italie pendant qu'il vécut.

Au berceau de Pierre Arétin, une terrible figure règne sur l'Italie, Alexandre Borgia. Non loin de son lit de mort. vous apercevez Machiavel. Il suffit de ces deux noms pour expliquer l'immortalité de l'Arétin. Un beau climat, une religion pompeuse, des rites. merveilleux, une vie facile, le dédain des vertus guerrières, l'absence de nationalité ou le conflit mesquin de mille nationalités étroites, la scission de l'Italie en intérêts divergens, avaient effacé les grandes idées de vertus sévères, patriotisme et de dévouement. Point de mœurs, point de foi mais on estime la poésie, on fait des sonnets, on adore les arts. L'ardente jeunesse accourt vers ces écoles de galanterie, de luxe, de savoir vivre, de bien dire et de mal faire; tout le monde devient courtisan.

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de

C'est à qui inventera les plus mellifluentes périodes, à qui habillera le mieux un rien-sonore; à qui platonisera le plus agréablement l'amour. La phrase acquiert une valeur immense, et, grâce à l'imprimerie, cette valeur se multiplie énormément.

L.

Médicis mort, l'Arétin vint à Venise. Il a deviné que, pour y être heureux, il suffit de payer à l'aristocratie qui gouverne un tribut d'idolâtrie. Il le paie et cherche à se faire des amis. Sa liaison longue et désintéressée avec Titien est le côté noble et pur de sa vie. Cette amitié ne rapportait rien à l'Arétin; il rendait au peintre plus de services que ce dernier ne pouvait lui en rendre. Aussi ne doit-on attribuer cette liaison qu'à l'une des plus remarquables spécialités de son caractère. Lui qui ne respectait rien, il respectait les arts. Devant le grand talent de l'artiste supérieur, sa langue médisante était muette, son habitude adulatrice cessait, son éloge était sincère, son émotion vraie. Comme il représentait l'Italie en beaucoup de choses mauvaises, il fallait bien qu'il la représentât sous son point de vue le plus brillant. . . . . . Mais notre tâche n'est point d'approfondir l'histoire de l'Arétin. Un écricvain moderne, M. Chasles, a fait sur ce sujet des recherches que nous avons consultées avec fruit, et auxquelles

nous renvoyons le lecteur. Ce que nous avons dit, suffira à faire connaître un homme, qui résume toute la littérature de son temps. Il fut l'esprit géant, l'homme unique. Ses dialogues sont assurément ce que l'on a écrit de plus immonde. Jamais les païens, qui avaient divinisé la volupté brutale, ne parvinrent à ce degré de raffinement et de véhémence dans la luxure, dont l'Arétin a donné l'exemple sous la loi chrétienne, en face de la papauté. L'Arétin est le viveur par excellence; il a considéré l'art comme gagne-pain, il a mis son esprit au service de son ventre, il a tout exploité au profit de ses sens; et, sous ce rapport, l'Arétin, l'infâme Arétin, quoique né à la fin du quatorzième siècle, peut être regardé comme le contemporain du dix-neuvième.

En dedans comme en dehors, l'église de Saint-Marc offre un mélange hétérogène des images de toutes les croyances, mais rien ne rappelle plus purement la foi catholique que le petit espace où l'empereur Barberousse se prosterna pour baiser les pieds du pape Alexandre men 1177. Le pape mit son pied pied sur le cou de l'empereur, qui, plein de honte et d'indignation, tâcha de diminuer son humiliation, en disant : Non tibi, sed Petro (ce n'est pas à toi, mais à Pierre que je me soumets). Et mihi et Petro (et à moi et à Pierre), répliqua le pontif hautain. Cette scène est le sujet d'un beau tableau dans le palais Ducal.

Le clocher de l'église est un ouvrage hardi, solide, commencé au dixième siècle et fini au seizième. On arrive au sommet par un chemin, par un véritable sentier, car l'escalier est uni, construit en briques, et dépourvu de degrés. Du haut de ce clocher, la mer, Venise au sein de la mer, l'éclatante verdure des champs, la terre-ferme, les cimes blan

chies des alpes du Frioul, la multitude de petites îles groupées avec grâceautour de cette importante cité, offrent un point de vue qui tient du prodige.

La Loggietta, au pied de ce clocher, est un élégant édifice de l'architecture de Sansovino. La partie du trésor déposée à l'église de Saint-Marc (l'autre moitié, composée de vases, précieux, de pierres dures orientales enchâssées d'or et d'argent, est à la monnaie) peut être regardée, je crois, comme un des plus vastes reliquaires du monde ; on dirait une espèce de charnier sous verre, vu à la lueur de cierges, et de flambeaux : là sont exposés des morceaux, trop nombreux, de la vraie croix, le clou, l'éponge, le roseau, instrumens de la passion du Sauveur ; le couteau qui lui servit lors de la cène, et dont le manche offre quelques caractères hébreux si effacés, que Montfaucon ne put les lire; de la terre du pied de la croix, imbibée de sang divin; l'humérus de saint JeanBaptiste, enfin l'évangile manuscrit de saint Marc.

La basilique forme à l'orient l'un des côtés de la place de Saint-Marc, qui sur les trois autres n'est également composée que de trois édifices, savoir: au midi, le Palais-Royal; au couchant, un bâtiment neuf d'une belle construction, élevé sur l'emplacement de l'ancienne église de Saint-Geminien, appelée Nuova Fabbrica, et qui fait également partie du Palais-Royal; au nord, un bâtiment magnifique, d'architecture moresque, appelé les procuratie Vecchie, parce qu'il servait autrefois de logement aux procurateurs, dignitaires de la république; cet édifice est devenu une habitation particulière. Le dessous de ces trois côtés, ainsi qu'au palais royal à Paris, forme des portiques ou galeries ouvertes, composées de cent vingt-huit arcades, soutenues par des

pilastres. Sous ces galeries sont des boutiques et des cafés, tandis que l'extérieur est garanti du soleil par des tentes sous les quelles se rassemblent le matin une foule de personnes pour déjeuner, et le soir pour y prendre des glaces ou du café, et y faire ce qu'on appelle la con

versazione.

Le café de Florian, sous les arcades des procuratie Nuove, était, dans les anciennes mœurs de Venise, une espèce d'institution semi-patricienne. Ce café célèbre, comme les autres grands cafés de la place Saint-Marc, Quadri, Leoni, Suttil, etc., demeure ouvert toute la nuit et en toutes saisons, et il ne ferme jamais. Florian était autrefois l'homme de confiance, l'agent universel de la noblesse de Venise. Le Vénitien qui descendait chez lui avait des nouvelles de ses amis et de ses connaissances; il savait l'époque de leur retour, et ce qu'en son absence ils étaient devenus; il y trouvait ses lettres, ses cartes, et probablement aussi ses mémoires; enfin, tout ce qui le concernait avait été fait par Florian, avec soin, intelligence et discrétion. Canova n'oublia jamais les services plus essentiels qu'il avait reçus de Florian au commencement de sa carrière, lorsqu'il avait besoin d'être connu, et il resta son ami jusqu'à la fin de sa vie. Florian étant alors tourmenté parla goutte, qui se portait souvent aux pieds, Canova fit le modèle de sa jambe, afin que le cordonnier pût en avoir la mesure sans faire souffrir le malade. Cette jambe de limonadier ne me paraît pas faire moins d'honneur à Canova que son Thésée; il est doux d'estimer l'homme après avoir admiré l'artiste.

Florian est donc le café de Foi de la place de Saint-Marc, cet autre Palais Royal. Les habitués sont presque tous vieux: leur âge fait l'éloge du café. Vers onze heures, les dames commencent à

venir. Elles se font servir un verre d'eau, que blanchissent quelques gouttes d'anis, et passent deux ou trois heures à causer avec leurs amis qui viennent les visiter. Rien n'est plus curieux que ce cercle de femmes de tout âge, riant, minaudant, bavardant, coquettant, buvant leur liqueur couleur d'opale, et mangeant, au bout d'un cure-dent de buis, de ces fruits glacés qu'un marchand fait passer de salle en salle.

A propos de Florian, qui est un café patricien, disons un mot des autres établissemens de ce genre ouverts dans Venise. M. A. Jal nous racontait dernièrement, avec tout le tact d'un militaire, la consécration spéciale, les habitudes et les mœurs des principaux cafés de Venise.

A la Constanza vont les Grecs, qui, gravement enveloppés dans des manteaux courts à manches, garnis de four rures, fument leurs longues pipes en jouant aux dames ou aux cartes, et en dégustant le café. Al Commercio, est le rendez-vous des jeunes roués de Venise, espèce d'hommes qui singent maladroitement, par leurs costumes et leurs manières, certains de nos viveurs français. Al Genio, on ne voit guère que des négocians dressant des actes de vente, et prolongeant la bourse, qu'ils avaient tenue le matin au pied de la tour Saint-Marc. Suttil reçoit de vieux bourgeois, de vieux marins, comme la divina Providenza, l'Abondanza et l'Aurora. L'Imperator d'Austria est rempli chaque soir d'officiers allemands, qui fument dans la société des Turcs, au milieu desquels est leur respectable consul, conservateur religieux, non pas de toutes les maximes du Koran, mais du turban et du vieux costume que Mahmoud a proscrit. Le Leon coronato est le café des voituriers et des domestiques de place. Fenice et

Quadri appartiennent à la petite bourgeoisie en été, mais l'hiver on vient s'asseoir à leur porte pour voir passer les promeneurs.

Les appartemens élégans et nombreux qui surmontent les boutiques et les cafés des portiques dans les bâtimens nommés Procuraties, étaient autrefois consacrés à la noblesse : c'était là que le grave sénateur et les cavaliers sénateur et les cavaliers servans, avaient leur casino; là s'exerçait aussi le véritable empire de la dama del Cuore.

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Le centre de la place Saint-Marc, ce noble espace entouré d'objets si imentouré d'objets si imposans et si brillans, a toujours été le théâtre des fêtes publiques, de ces simples et primitives époques de réjouissances nationales, les feste Veneziane, fondées pour célébrer quelque événement lié à la gloire ou à la prospérité de la république. << Parmi ces fêtes (lady Morgan), la plus splendide et la plus ancienne était la fiera dell' Ascensione ou la Sensa, instituée en 1180, quand la liberté et la prospérité de Venise étaient à leur plus haut degré, et que son commerce et ses manufactures amenaient toutes les nations à ses marchés. Cette foire ou fête, qui servait en même temps au trafic, à l'orgueil national et au plaisir, commençait à l'Ascension, et durait huit jours. Des boutiques temporaires, de l'architecture la plus fantastique, étaient élevées autour de la place; les étoffes de soie, de laine, les velours de Venise, les chaînes d'or, les glaces, les bijoux, les armes à feu, les instrumens de musique, étaient mêlés à tout ce que les arts produisaient de meilleur. Par la suite l'exposition de la Sensa offrit des ouvrages tels que ceux d'un Titien ou d'un Tintoret, et les beautés vénitiennes purent contempler, à demi voilées par leur zendale, la réflexion de leur

charmes dans les productions des artistes qu'elles avaient inspirés.

» Mais le Titien et le Tintoret avaient passé depuis long-temps, et les ouvrages semblables aux leurs n'enrichissaient plus depuis bien des années la fête de la Sensa, quand on vit paraître récemment au milieu des objets d'art un groupe de marbre qui rappelait le ciseau de Praxitèle : il représentait Icare et Dédale. La foule se portait autour de cette belle production, et l'on demandait à grands cris le nom du sculpteur. C'était un jeune Vénitien qui travaillait encore, inconnu à la re nommée, dans l'atelier de son maître Storetti son nom était ANTONIO CA

NOVA. D

A l'extrémité de la place sont trois pili ou porte-enseignes, mâts élevés sur lesquels flottait jadis l'étendard glorieux de Saint-Marc, et que remplace le drapeau autrichien. Les bases en bronze de ces pili, dus à Leopardo, ont l'élégance et le goût des ouvrages grecs. L'artiste a eu le soin de les polir si parfaitement, que ses figures semblent encore aujourd'hui sortir de l'atelier, quoiqu'elles soient exposées depuis plus de trois siècles aux injures de l'air, aux scirocco d'Afrique, et à cette vapeur, à cette poussière humide et salée, émanée des flots de l'Adriatique.

Venise tout entière palpite à la place Saint-Marc. Aussi devions-nous

quelques pages au berceau de la gloire vénitienne. Cette place tourne à angle droit du côté de la mer, et forme ainsi une seconde place aussi belle que la première, et qui porte le nom de Pia:zetta (Pl. 213), petite place, parce qu'elle est comparativement plus petite. Elle est bordée d'un côté par l'excellente façade gothique ou moresque du palais Ducal, et de l'autre par une rangée de nobles édifices, ouvrages de San

sovino. La Piazzetta donne sur la mer, et se termine par deux superbes colonnes de granit, trophées de la république apportés de Grèce en 1174. Elles sont surmontées du lion de SaintMarc, et de la statue de saint Théodore; et quand on oublie les terribles exécutions qui ont eu lieu au milieu d'elles, on ne les voit point sans éprouver un profond intérêt; elles achèvent noblement la vue de la plus riche scène d'architecture qu'il soit possible d'imaginer.

Le palais Ducal, par son architecture, par son aspect sévère et sombre, représente assez bien l'ancien gouvernement de Venise: il est comme le Capitole du pouvoir aristocratique; son origine même est formidable. Le doge qui le commença, Marino Faliero, eut la tête tranchée, et l'architecte Philippe Calendario fut pendu comme conspirateur. Le nom de quelques-unes de ses parties répond encore à l'impression que l'édifice produit: l'escalier des géants, superbe construction, voyait couronner les doges, et le pont des soupirs a la forme d'un large sarcophage suspendu au-dessus de la mer (Pl. 212 et 223).

« On ne peut toutefois se dissimuler, dit M. Valery, dont nous citons pour ainsi dire à chaque pas l'excellent ouvrage, qu'il ne règne une singulière exagération dans tous les récits que l'on fait de l'ancienne tyrannie du gouvernement de Venise. C'est ainsi qu'un voyageur, homme éclairé, prétend que le réservoir d'eau douce destiné à l'usage de la ville était placé dans l'enceinte du palais Ducal, et que leurs seigneuries s'étaient par-là ménagé le moyen de faire mourir de soif les sujets rebelles. Il existe, en effet, deux belles citernes de bronze, ouvrage du seizième siècle, au milieu de la cour du palais; mais il y a d'autres citernes

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sur les places de Venise, et il n'est pas une seule maison qui ne possède aussi la sienne. Les accusations contre le gouvernement vénitien, admiré par Comines, ont redoublé vers la fin de son existence, à l'époque où probablement elles étaient le moins méritées; il fut long-temps de mode de vanter sa constitution et la sagesse de ses lois, ainsi que depuis on a écrit sur la constitution, les finances et le commerce de l'Angleterre. >>

Malgré l'aspect sévère et pesant du palais Ducal, il offre des détails élégans et des parties remarquables sous le rapport de l'art. En contemplant son architecture moresque et orientale je me reportais naturellement au temps des croisades, au siècle des Tancrède, des Bouillon, des Philippe-Auguste, des Richard, des saint Louis, et de tant d'autres héros qui, par un enthousiasme religieux, ont abandonné leurs états, leur patrie, leur famille pour aller conquérir la Terre-Sainte, ainsi qu'une partie de l'Asie, d'où ils rapportèrent les arts, les sciences et la civilisation. Aussi pour le peintre et le poëte, dont l'imagination aime à parcourir les périodes romantiques du moyen-âge, à s'égarer dans les champs de la Palestine et de Roncevaux, à errer au milieu des fêtes des Dandoli et des Falieri, le palais Ducal est-il l'édifice par excellence. L'arène du Colisée n'inspire pas une vénération plus religieuse à l'artiste classique que la corte del palazzo Ducale (Pl.212), à ceux dont les émotions sont excitées par le souvenir des temps de vigueur, de courage, de passions romanesques qui ont inspiré les chants du Tasse et de l'Arioste, et produit les marchands guerriers de Venise. La gloire et la splendeur passées de cette cité éclatent de toutes parts au palais Ducal. La salle des quatre portes,

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