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cette première époque, dont M. Ginguené a fort bien analysé le mérite et les imperfections. « C'était beaucoup sans doute, dit ce savant critique, d'avoir enfin consacré par la poésie la langue vulgaire d'Italie, qui, jusque-là, ne servait qu'à l'usage du peuple; d'avoir abandonné aux écoles, aux tribunaux et aux chancelleries, le latin dégénéré qui y était encore admis, et d'avoir, dès le treizième siècle, plié l'idiome naissant à ces formes gracieuses qui devaient nécessairement le perfectionner et le polir; mais quel dommage que dans ces essais un peuple si sensible, et en général si susceptible d'affections vives et de passions fortes, environné d'une nature si riche, et placé sous un ciel si beau, n'ait pas songé à célébrer les objets réels, les mouvemens et les vicissitudes de ces affections et de ces passions; à peindre ce beau ciel, cette riche nature; et, si ce n'est dans des descriptions suivies, à s'en servir au moins dans des comparaisons et dans les autres ornemens du style poétique et figuré!....

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.... « Un seul sujet occupe les premiers poëtes siciliens et italiens, c'est l'amour, non tel que l'inspire la nature, mais tel qu'il était devenu dans les froides extases des chevaliers passionnés pour des beautés imaginaires, et dans les galantes futilités des cours d'amour. Chanter est une tâche qu'ils remplissent toujours force leur est de chanter; c'est leur dame qui l'exige, et ils doivent, dans leurs canzoni bien longues et bien traînantes, célébrer les incomparables beautés de leur dame. De temps en temps ils laissent échapper quelques expressions naïves qui portent avec elles un certain charme; mais, le plus souvent, ce sont des ravissemens ou des plaintes à ne point

tenir, et des recherches amoureuses et platoniques à dégoûter de Platon et de l'amour....

De tous les sujets traités pas les Arabes et par les troubadours, ils n'en choisissent qu'un seul; et dans ce sujet, qui appartient à tous les temps et à tous les hommes, ils n'empruntent de leurs modèles que ces pointilleries et ces subtilités vagues qu'il aurait fallu leur laisser, même en imitant tout le reste; ils ne peignent rien de vrai, d'existant. On ne voit point leur maitresse; on ne la connaît point : c'est un être de raison, une sylphide, si l'on veut, jamais une femme. On n'entend point les mots qu'ils se sont dits, les sermens qu'ils se sont faits, leurs querelles, leurs raccommodemens, leurs ruptures. On ne les voit ni attendre rien de réel, ni jouir, ni regretter; et ils trouvent le moyen de parler sans cesse d'amour, sans les espérances que l'amour donne, sans transports et sans souvenirs... »

Enfin, pour compléter cette première partie de l'histoire de la langue italienne, ajoutons encore quelques réflexions. La période de la liberté en Italie, aussi courte que brillante et vivifiante, laissa après elle une longue nuit de sommeil et de nullité. Pour les enfans dégénérés du despotisme et de la superstition, les héros et les écrivains des temps passés devinrent des géans qu'il était difficile d'imiter et impossible de surpasser. Tandis que les yeux des plus jeunes nations européennes se tournaient vers l'avenir, qu'elles anticipaient les perfectionnemens et provoquaient la réforme, les Italiens, fatigués et enchaînés, restaient fixés sur le passé; et la mémoire et le génie s'attachaient, avec un égal amour, une égale fidélité, aux triomphes de la littérature et des arts, dans

les treizième, quatorzième et quin- dialectes de l'Italie. Cette langue était zième siècles.

Le renouvellement de la littérature grecque coïncide avec cette période de splendeur passagère; et quand ses trésors de poésie et de critique furent ouverts devant le génie italien, ils ont dù l'éblouir par leurs richesses, et le décourager par leur perfection. Dans le même temps que les hommes opulens s'efforçaient de sauver et de multiplier les souvenirs de la civilisation des anciens, les littérateurs s'occupoient à étudier leur philosophie et à imiter les grâces de leur style.

Cette circonstance a sans doute contribué à la politesse, au raffinement, à l'élégance, non-seulement de la langue italienne, mais de toutes celles de l'Europe qui se sont trouvées dans la sphère de son influence; mais l'imitation raisonnable des anciens dégénéra bientôt en copie servile, ou plutôt en adoption générale de leurs idées, de leur phraséologie, de leur mythologie, de leurs notions amoureuses et des formes de leurs meilleures compositions. A mesure que la gloire nationale déclina, les modèles étrangers et contraires au génie national furent plus strictement suivis, et la littérature devint toujours plus factice. Enfin, éloigné de tout sentiment et de toute passion capables d'inspirer de la sympathie, elle devint un arrangement de mots, un assortiment de sons dénué d'énergie et d'in

térêt.

$ III. De la langue italienne depuis le Dante jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle.

Nous avons vu que le langage des Siciliens avait été adopté par les muses. Aussi distinguait-on la lingua cortigiana, mise bien au-dessus de tous les

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devenue populaire en Toscane; et avant la fin du treizième siècle, plusieurs poëtes de cette province, et même quelques prosateurs, lui donnèrent de la fixité, et la portèrent presque au point de perfection où elle est demeurée jusqu'à nous.

Ainsi, Ricordano Malaspina, qui écrivait l'histoire de Florence en 1280, peut être considéré encore aujourd'hui comme égal au meilleur des auteurs vivans, pour la pureté du langage et l'élégance.

Ce n'est donc pas une étude de mots que nous devons entreprendre, puisque la langue n'offre d'autre caractère bien tranché, qu'une tendance continuelle à se débarrasser des formes provençales; mais, en examinant l'influence de la pensée des auteurs qui grandirent rapidement pendant toute la période du quatorzième siècle, nous verrons de quelle manière la langue italienne parvint bientôt à éviter le reproche que M. Ginguené lui adressait avec raison à la fin du chapitre précédent. D'ailleurs, cette influence de l'âme et de l'intelligence ne fut pas seulement sensible dans le choix des sujets qu'affectionnaient les écrivains, désormais dédaigneux des formes pastorales et idylliques; il en résulte encore pour le ton général du langage, une modification particulière et un progrès signalé en force et en énergie. Si la période provençale avait efféminé la langue italienne, certes le quatorzième siècle lui donna une vigueur incroyable, sans pourtant exclure la douceur; et pour détruire un préjugé que nous avons rencontré maintes fois dans la société actuelle, et qui consiste à croire que la langue italienne est dépourvue de force, et ne brille que par sa grande harmonie, nous pourrion's

opposer mille passages plus énergiques tenir compte de son amour ardent pour

les uns que

les autres.

Peu de chefs-d'œuvre ont mieux manifesté la force de l'esprit humain que le poëme du Dante, qui ouvre l'ère des grands progrès de la langue italienne. Complétement nouvelle dans sa composition comme dans ses parties, sans modèle dans aucune langue, la Divine Comédie était le premier monument littéraire des temps modernes. Les commentaires qui nous ont été transmis sur cet admirable ouvrage fournissent la preuve de la modestie du Dante. Dans son ouvrage latin, intitulé: De l'Eloquence ou du langage vulgaire, il semble ignorer tout ce qu'il a fait pour la langue et la littérature italiennes. Mots nouveaux, formes hardies, figures pleines de noblesse et de poésie, pureté, grâce et richesse d'expressions, restées après lui, tels sont les divers mérites dont la langue lui est redevable. Son livre est d'ailleurs le

dépôt des connaissances de l'époque. En indiquant jusqu'où était parvenue la science, il montre aussi combien de chemin il lui restait encore à faire.

Les imitateurs du Dante, parmi lesquels on cite Jacopone di Todi, ce moine qui, par humilité, se fit passer pour fou, ne firent que suivre de loin suivre de loin les traces de leur divin maître, et vulgariser en quelque sorte les formes de langage créées par lui.

Bientôt Pétrarque parut, et dans ce grand homme semblent se réfléter tous les défauts et toutes les qualités du quatorzième siècle. Amour mystique, vers chastes et corrects, jeux de mots souvent froids, tendresse langoureuse et platonicienne, voilà ce qu'on trouve au fond de tous les sonnets de Pétrarque. Mais si l'on envisage les grandes qualités qui le rendirent le premier homme de son époque, alors il faut

les sciences, de son enthousiasme glorieux pour tout ce qu'il y eut de grand et de noble chez les anciens dans la poésie, l'éloquence, les lois et les mœurs. Moins grandiose que le Dante, il se rapproche plus que lui du caractère spécial de la poésie italienne. Il fit sentir à ses contemporains tout le prix de la pureté dans l'expression d'un amour qui, chez lui, était si modeste et si religieux; il donna à ses compatriotes une langue digne de rivaliser avec celles de la Grèce et de Rome. Enfin il répandit il répandit sur son siècle cet enthousiasme de la beauté antique, cette vénération pour l'étude, qui en renouvelèrent le caractère, et qui déterminèrent celui des temps à venir.

Instruit à cette école, et partageant les mêmes goûts, Boccace se livra aussi avec ardeur à l'étude des modèles anciens. Il n'est cependant connu que comme auteur de fort jolis contes, empruntés, dit-on, à des chroniques populaires. Nous ne parlerons de lui que sous ce dernier point de vue, car aussi bien, c'est là que se trouvent tous ses titres à être compté parmi les plus grands améliorateurs de la langue. Auparavant, on avait fait des contes pour rire; le premier, il les transporta dans la littérature; et par l'élégance de la diction, par la juste proportion de toutes les parties du récit, par le charme des détails, il joignit la jouissance poétique, la jouissance de l'art, au plaisir plus vulgaire qu'avaient fait éprouver les premiers conteurs.

Chose extraordinaire! l'étude passionnée de l'antiquité dont Pétrarque et Boccace avaient donné l'exemple, fit rétrograder la langue. Au lieu de la perfectionner et de l'enrichir de chefsd'œuvre qui fussent en rapport avec les mœurs et les idées modernes, on

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n'avait cherché qu'à copier servilement les anciens modèles. L'imitation trop scrupuleuse détruisit de cette manière tout esprit d'invention. Plus un homme était fait, par son rang ou par ses talens, pour acquérir un nom dans les lettres, plus il aurait rougi de cultiver sa langue maternelle; il s'efforçait presque de l'oublier pour ne pas gâter son latin, et le peuple, devenu seul dépositaire de cette langue, qui avait déjà brillé d'un si grand éclat, la corrompait, et la faisait retourner vers la barbarie.

Le quinzième siècle est donc une époque d'études sérieuses du passé, de progrès dans les sciences, mais non pas dans la philologie. Laurent de Médicis, chef de la république florentine, et arbitre de toute la politique d'Italie, essaya de reprendre la poésie où Pétrarque l'avait laissée; mais on juge bien que cette tentative fut infruc

tueuse.

La fin du quinzième siècle vit paraître successivement Politien, Pulci, Boiardo et l'Arioste. A cette époque, les poëtes s'emparèrent de tous les vieux romans de chevalerie pour en varier un peu les aventures, et les mettre en vers. Mais la foi au merveilleux avait étrangement diminué; aussi les récits que les anciens romanciers racontaient avec un sérieux imperturbable, ne pouvaient point être répétés par des Italiens, sans un mélange de moquerie d'ailleurs l'esprit du siècle ne permettait pas encore de traiter en italien un sujet vraiment sérieux. Celui qui prétendait à la gloire devait écrire en latin; le choix de la langue vulgaire indiquait déjà qu'on voulait se jouer, et cette langue avait pris en effet, dès le temps de Boccace, un caractère de naïveté mêlée de malice qui lui est demeuré, et qui devient surtout frappant dans l'Arioste.

Au seizième siècle la langue italienne écrite est entièrement formée, et admise par tous les écrivains. Bernardo Tasso, père de l'auteur de la Gerusalemme, publie son poëme d'Amadis ; Georges Trissin choisit pour sujet de son œuvre épique l'Italie délivrée des Goths par les armes de Bélisaire; enfin Torquato Tasso, après avoir composé à 21 ans le poëme romantique intitulé: Renaud, émerveille le monde par la création de cette Jérusalem délivrée, qui range son auteur à côté d'Homère et de Virgile. A partir de cette œuvre magnifique, la langue italienne est une langue consacrée, propre à tous les sujets d'arts ou de

sciences.

Il ne nous appartient pas d'analyser ici le génie et les œuvres du Tasse, qu'il nous suffise de dire que son nom signale l'époque de la plus grande gloire de la langue italienne. Les études étaient encouragées; toutes les villes libres et tous les souverains de l'Italie s'efforçaient de s'assurer la gloire qui appartient aux protecteurs des lettres; la paix au dedans, l'éloignement de nouvelles invasions de barbares, le développement simultané des sciences et des arts dans les autres états de l'Europe, tout concourait à favoriser l'Italie.

Pendant cette brillante période, la bouche de l'ange de mémoire murmure les noms de Sannazar, Ruccellai, Berni, Machiavel, l'Arétin. Il n'est pas jusqu'au théâtre qui, né au commencement du siècle, ne contribuât, dans son essor rapide, à populariser les richesses de la belle langue qu'on lui faisait parler.

Le dix-septième termine tout d'un coup un si brillant éclat. Les violences de guerres longues et désastreuses une oppression universelle, systématique et régulière, épuisèrent l'Italie, et

étouffèrent le génie des citoyens qui auraient pu l'illustrer. Le règne défiant des trois Philippe d'Espagne, qui possédèrent en toute souveraineté une moitié de l'Italie; le système d'une guerre éternelle dans lequel la cour de Madrid persista aussi long-temps que la maison d'Autriche régna en Espagne; les cruautés impunies de troupes nombreuses de brigands; les révoltes multipliées de divers petits états de la Toscane et de la Lombardie; telles furent les causes générales de la déca dence des lettres au dix-septième siècle en Italie, alors que les règnes de Louis XII et de Louis XIV rendaient cette même période si glorieuse pour la France.

Le goût se corrompit; des expressions étrangères s'introduisirent dans la langue abandonnée à une foule d'écrivains sans mérite. Cependant, parmi tous les monumens littéraires de cette époque malheureuse, nous avons distingué l'admirable sonnet de Filicaia sur l'Italie.

Ledix-huitième siècle nous ramène avec Métastase un retour de prospérité et de gloire. Métastase est un poëte dramatique dont la versification, dans le récitatif, est la plus douce, la plus harmonieuse, la plus pure dont aucune langue puisse se vanter. Après lui, Charles Goldoni devint aussi l'honneur du théâtre en Italie, et contribua à enrichir non-seulement la langue de ce pays, mais aussi la nôtre, puisqu'il fit représenter en 1770, à Paris, sa jolie pièce du Bourru bienfaisant. Enfin, Alfieri, chef d'une nouvelle école théâ

trale, est encore un de ces beaux noms placés sur les confins du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, qu'il importe de relever dans notre rapide énumération.

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Plus nous nous sommes éloignés des premiers siècles, moins cette histoire abrégée de la langue italienne nous offert de développemens. En effet, quand une langue est établie, que cha¬ cun la parle et l'écrit correctement, qu'elle sert d'organe à tous les représentans des sciences et de la littérature, alors son histoire se confond avec celles des hommes et de leurs œuvres intellectuelles. Là il ne nous est pas permis d'aller la chercher. Notre devoir à nous était d'assister à sa naissance, de la démêler clairement, de signaler ses accroissemens, ses modifications importantes, importantes, et l'influence générale qu'eurent sur elles les grands hommes des quatorzième, quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Au point de vue actuel, chacun sait quel est à peu près l'état de la langue italienne envisagée comme langue et non comme littérature, ce qui est une autre question. A ne la regarder que comme langue, et à considérer les rapports fréquens des Italiens avec leurs conquérans du Nord, nous nous permettrons, avant de terminer ce chapitre, de présager des modifications prochaines dans la langue italienne. Il est impossible, en effet, que les formes allemandes du langage autrichien ne finissent point par laisser en Italie des traces plus ou moins considérables, combinées avec le langage indigène.

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