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vaste étendue de bas-fonds et de fange couverte d'un ou deux pieds d'eau, que les bateaux les plus légers peuvent seuls traverser, est coupée par des canaux, creusés sans doute par les fleuves qui portent lenrs eaux à la mer, mais entre tenus ensuite par la main des hommes pour l'intérêt du commerce. Ces canaux ouvrent des routes aux plus grands navires, et leur offrent des ancrages sùrs; la mer, qui se brise avec furie contre les murazzi et les îles longues et étroites qui bordent la lagune, est calme par de là ces limites : le vent ne peut plus la bouleverser, là où des abîmes ne sont plus cachés sous ces vagues. Mais les canaux tortueux et entrelacés de la lagune forment un labyrinthe impénétrable pour les pilotes, qu'une patiente étude et une longue expérience n'ont pas instruits de leurs détours. Au milieu des bas-fonds s'élèvent plusieurs centaines d'îles qui commencent au midi de Chiozza, vers les bouches du Pô et de l'Adige, et qui s'étendent sans interruption jusqu'à Grado, par de là les bouches de l'Isonzo. Les unes ne sont séparées que par des canaux étroits, comme celles sur lesquelles Venise est bâtie; les autres dominent la lagune de place en place, comme des bastions avancés pour défendre l'approche de la terre ferme. D'autres enfin, marquent l'enceinte de la lagune, et séparent les bas-fonds de la haute mer. Ces dernières, qu'on nomme l'aggéré, forment une ligne prolongée et parallèle au rivage, mais coupée par un grand nombre de canaux, qui s'ouvrent pour la plupart en face de l'embouchure de chaque fleuve. Ces canaux forment autant de ports ouverts à la marine vénitienne, et ils en portent le nom. Les îles, soit de la lagune, soit de l'aggéré, ne sont pas en général susceptibles d'une grande culture; mais elles sont placées d'une ma

nière si avantageuse pour la pêche, pour la fabrication du sel, qui se recueille presque sans travail dans certains bas-fonds nommés estuari, pour la navigation et le commerce; ceux qui les habitent ont tant de facilité pour communiquer, sur de simples bateaux, avec toutes les villes de la Lombardie, avec tous les ports de l'Istrie, de la Dalmatie et de la Romagne, que cet archipel a dû de tout temps être peuplé d'hommes industrieux. Le savant comte Figliasi a prouvé, dans ses mémoires sur les Vénètes, que, dès les temps les plus reculés, cette nation, qui occupait le pays qu'on a nommé depuis États Vénitiens de terre ferme, habitait également les îles répandues sur ces côtes, et que de là étaient venus les noms de Venetia Prima et Secunda, dont le premier s'appliquait au continent, et le second aux îles et aux lagunes.

Lorsqu'Attila exerça ses fureurs sur Aquilée, Concordia, Oderso, Altino et Padoue, tous ceux des habitans de la première Vénétie, que leur fortune mettait en état de fuir, cherchèrent un asile dans la seconde.

Hommes, femmes, enfans, vieillards, tout se réfugia dans les îles. Au centre de celles que couvre aujourd'hui la ville de Venise, la bourgade de Rialto accueillit les fugitifs : ils se répandirent également sur toutes les autres; et, se cachant sous des cabanes faites à la håte, ils attendirent que l'orage dévastateur fût passé.

Une nouvelle nation se forma donc au milieu des lagunes, par la réunion forcée des premiers Vénètes aux seconds; une nation de nobles, d'ouvriers laborieux et de marins, qui tous devaient vivre, non plus du produit des terres, mais de celui d'une industrie

active et croissante. Cette nation, c'est la vénitienne.

Après avoir fait connaître la fondation de la république de Venise, il nous reste à choisir dans son histoire, durant la première moitié du moyen âge, les faits importans qui, de loin en loin, contribuèrent à former le caractère national, à modifier la constitution de l'état, ou à augmenter l'influence du nouveau peuple sur le reste de l'Italie. Une histoire suivie et circonstanciée n'entre point dans notre plan: telle est au reste la sécheresse et l'obscurité des historiens qui ont écrit dans les temps antérieurs au douzième siècle, que nous sommes forcés de passer rapidement sur les époques qu'ils nous font si peu con

naître.

Le seul fait important que nous puissions signaler au milieu de toute cette première période de l'existence de Venise, est l'invasion de Pepin, fils de Charlemagne, et roi d'Italie. Ce prince, irrité de la résistance des Vénitiens à l'exécution de ses projets contre Nicephore, empereur d'Orient, tourna ses armes contre la république, et lui brûla même deux villes importantes. Dans ce moment critique, Ange Participazio, l'un des principaux citoyens, détermina ses compatriotes à abandonner les murs de la capitale, et à trans porter toutes leurs richesses à Rialto, dont la situation est bien plus forte, puisque cette île est vraiment au centre de la lagune. Depuis ce temps-là, Rialto devint la capitale du nouvel état; on réunit par des ponts, à cette première île, les soixante îlots qui l'entourent, et sur lesquels s'étendit ensuite la ville de Venise. Le palais ducal fut élevé sur la place où il subsiste encore aujourd'hui; et le nom de Venise, qui appartenait en commun à toute la république, fut affecté à sa capitale.

Vingt ans plus tard, le corps de saint Marc fut transféré d'Alexandrie dans cette ville. L'on raconte que les marchands qui enlevèrent cette relique à l'église d'Egypte, lui substituèrent adroitement le corps de saint Claude, pour lequel ils avaient moins de vénération. Dès lors saint Marc fut le patron de la république; lui ou son lion devinrent l'empreinte de ses monnaies et l'étendard de ses armes : le nom de saint Marc s'identifia enfin tellement avec celui de l'état, qu'il fait tressaillir encore aujourd'hui les cœurs vénitiens, et fait couler les larmes des patriotes, plus que le nom de la république ou le souvenir de ses victoires. Les premiers insulaires eurent d'abord un gouvernement démocratique régi par des tribuns. Mais, comme toujours, lorsque la république eut acquis plus de puissance et d'étendue, il fallut mettre le pouvoir entre les mains d'un seul, et au lieu des tribuns on nomma un chef à vie, appelé doge, mot qu'on peut croire dérivé du mot latin dux, c'est-à-dire chef, commandant, général, duc.

Sous le pouvoir d'un seul, la république acquit plus de force, et pendant cinq siècles elle ne cessa d'étendre sa puissance au point que les doges formèrent des alliances avec des rois et des empe

reurs.

Dès 1172 on avait substitué aux assemblées générales un conseil composé de quatre cent soixante-dix membres, qu'on nommait pour un an seulement, et dans lequel tous les citoyens indistinctement avaient le droit d'entrer lorsqu'ils étaient élus.

Mais les chefs de la république s'étant aperçus plus tard que cet ordre de choses ne pouvait plus convenir, arrêtèrent en 1197, qu'à l'avenir les membres du conseil représentatif de la nation ne seraient plus pris dans toutes les classes,

mais exclusivement sur la totalité des conseillers alors en fonctions, et parmi leurs descendans, ce qui fit succéder l'aristocratie à la démocratie primitive. Cet événement nous rappelle l'origine du sénat et des chevaliers romains créés de cette manière par Romulus.

Pierre Gradenigo, auteur de cette réforme hardie, sut y parvenir sans verser une goutte de sang, et malgré les troubles et le tumulte qu'eile occa

siona.

Par l'établissement de cette aristocratie, la république gagna l'avantage de pouvoir résister aux puissances d'Italie et de l'Europe même, ainsi qu'à l'empire ottoman, qui faisait trembler l'Orient.

Les époques les plus mémorables de l'histoire de Venise sont les années 1297, 1508 et 1518.

En 1310, on créa le conseil des dix, qui d'abord ne fut que pour un temps, et qui, vers 1330, devint perpétuel; ce conseil fut d'abord établi pour les affaires criminelles; ensuite on y fit une addition pour lui donner des fonctions législatives et politiques; mais vers 1590, où l'on craignait l'oligarchie, on supprima cette addition, et il resta purement criminel.

La ligue de Cambray, formée en 1508, est l'époque des plus grands revers que la république ait éprouvés. Jules 11, qui en fut le principal auteur, avait résolu de recouvrer quelques villes qu'il regardait comme étant de l'ancien patrimoine de l'église, telles que Ravenne, Faenza, Cervia. Il suscita l'empereur Maximilien, qui voulait avoir Padoue, Vérone, Vicence, Aquilée et le Frioul, et le roi de France, qui prétendait avoir Crémone, Brescia et Bergame, comme dépendances du Milanais. Le roi de Naples redemandait Brindes, Trano, Otrante et d'autres villes de la

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Pouille. Le duc de Savoie avait des prétentions sur le royaume de Chypre, et le duc de Ferrare sur Mantoue. Tous ces princes fondirent à la fois sur les états de la république. La bataille d'Agnadel, ou de Ghiaradadda, qu'Alviano perdit en 1509, et ensuite celle de Vicence, firent perdre aux Vénitiens tous leurs états de terre ferme, excepté Trévise.

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Il faut lire dans les historiens de cette époque le récit de ce combat d'Agnadel. Sismondi surtout excelle dans ce genre de descriptions. Voici un passage extrait de son Histoire des républiques italiennes : « Louis XII ayant reconnu la position des Vénitiens autour de Tréviglio, et jugeant trop dangereux de les y attaquer, après être resté un jour en présence, tourna le lendemain au midi, et descendit le fleuve vers Rivolta, dont il s'empara. Après y avoir passé un jour, il brùla ce village, et continua le jour suivant sa route pour se rendre à Pandino ou à Vaila, et séparer ainsi l'armée vénitienne des magasins qu'elle avait à Crême et à Crémone. Pendant que le roi suivait le chemin tortueux des bords de l'Adda, les Vénitiens pouvaient, en suivant la corde de l'arc que décrivait Louis XII, arriver par un chemin plus court à une seconde position plus rapprochée de Crême, et aussi bonne que celle qu'ils occupaient. Pitigliano, pour faire ce trajet, ne voulait partir que le lendemain : Alviano insista pour qu'on se mît aussitôt en route, et qu'on devançât l'ennemi. En effet, l'ordre de partir fut donné; les hautes broussailles, dont le pays est couvert, dérobaient entièrement l'armée vénitienne, qui suivait le chemin à droite, à la vue des Français qui suivaient le chemin à gauche, et, sa ligne étant plus directe, elle se trouva bientôt avoir gagné les

devans; mais dans cet endroit juste ment les deux chemins se rapprochaient, et l'Alviano, qui commandait l'arrière garde, eut connaissance de Charles d'Amboise et de Jean-Jacques Trivulzio, qui commandaient l'avant-garde française, et qui se trouvaient très-près de lui.

» Le général vénitien se disposa alors au combat; il avait placé ses fantassins, avec six pièces d'artillerie, sur une digue destinée à contenir un torrent, qui dans ce moment était à sec, et il avait attaqué avec vigueur la cavalerie française dans un terrain embarrassé par des vignes, où elle ne pouvait faire ses évolutions avec liberté. L'Alviano profita de cet avantage, la repoussa et la poursuivit jusque dans un lieu plus ouvert. En même temps le roi arrivait avec le corps de bataille; et l'arrière-garde de l'Alviano, qui avait déjà remporté un succès glorieux, se trouvait avoir affaire avec toute l'armée. La bravoure du général s'était communiquée au soldat, et l'avantage qu'ils avaient déjà obtenu soutenait leur ardeur, en sorte qu'ils continuèrent le combat durant trois heures avec la plus grande vaillance. Une forte pluie, survenue pendant la bataille, rendait le terrain glissant pour les fantassins, l'espérance de voir arriver Pitigliano, sur le secours duquel on avait compté, s'évanouissait; mais l'infanterie italienne des Brisighella, qu'on distinguait à ses casaques mipartie blanches et rouges, se rendit digne de sa nouvelle réputation; encore qu'elle fût forcée de se replier jusque dans une plaine ouverte, et qu'elle s'y trouvât exposée aux attaques de la cavalerie, elle ne rompit jamais ses rangs. Entourés, pressés, accablés, ces fantassins romagnols se firent presque tous tuer, après avoir vendu chèrement leur vie. Ils avaient reçu de Nalda

de Brisighella, dans le val de Lamone, leur nom et leur organisation, et toute l'infanterie soldée des Vénitiens avait ensuite adopté leurs couleurs et leur ordonnance. Cette infanterie laissa six mille morts sur le champ de bataille; c'était à peu près le double de ce qu'avaient perdu les Français; la gendarmerie vénitienne ne souffrit pas beaucoup; mais Barthélemy d'Alviano, blessé au visage, fut fait prisonnier et conduit au pavillon du roi. Vingt pièces d'artillerie tombèrent entre les mains des Français; le reste de l'armée vénitienne continua sa retraite sans être poursuivi. »

Après cette bataille, on crut voir la ruine entière de cette république ; mais les ressources de sa marine, de ses richesses, et de la valeur de ses habitans, et plusieurs circonstances heureuses, la

sauvèrent l'année suivante.

L'année 1618 est fameuse dans l'histoire, par la conjuration des Espagnols contre la république de Venise. Voici ce que raconte l'abbé de Saint-Réal : « Le marquis de Bedmard était, depuis 1607, ambassadeur d'Espagne à Venise; les Espagnols étaient mécontens de l'accommodement de Paul v avec la république dans l'affaire de l'interdit. Le duc d'Ossone, vice-roi de Naples, était entreprenar et ennemi des Vénitiens; ils formèrent le projet de faire descendre à Venise l'armée navale d'Espagne, et d'occuper les postes principaux de la ville, comnie la place Saint-Marc et l'arsenal, par le moyen des intelligences qu'ils avaient dans la ville: on devait faire mettre le feu dans les endroits qu'il était le plus important de secourir, s'emparer de toutes les barques qu'on trouverait au pont de Rialto pour aller chercher des troupes au Lazaret. Il y avait vingt-trois conjurés dans le secret, entre autres un Français réfugié,

nommé Renaut, un capitaine normand, qui avait été engagé dans cette conspiration, par l'entremise d'une belle Grecque, et Jaffier, Provençal. » SaintRéal a peint avec un rare bonheur les irrésolutions de ce conjuré, les combats qui se livraient dans son cœur, et le désir de venger sa patrie des tyrans qui l'opprimoient, et la crainte non moins vive de voir la malheureuse Venise noyée dans le sang de ses habitans, et subissant un joug plus cruel encore que celui de ses magistrats.

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« Cette funeste image, continue Saint-Réal, l'obsède nuit et jour, le sollicite, le presse, l'ébranle. En vain il fait effort pour la chasser plus obstinée que toutes les furies des fables, elle l'occupe au milieu des repas, elle trouble son repos, elle s'introduit jusque dans ses songes. Mais trahir tous ses amis ! et quels amis ! intrépides, intelligens, uniques en mérite dans le ta lent où chacun d'eux excelle; c'est l'ouvrage de plusieurs siècles de join dre ensemble une seconde fois un aussi grand nombre d'hommes extraor dinaires. Dans le point qu'ils se vont rendre mémorables à la dernière posté rité, faut-il leur ravir le fruit prêt à cueillir, de la plus grande résolution qui soit jamais tombée dans l'esprit d'un particulier? et comment périront-ils? par des tourmens plus singuliers et plus recherchés que tous ceux que les tyrans des siècles passés ont inventés. Qui ne sait qu'il y a telle sorte de prison à Venise, plus capable d'ébranler la constance d'un homme de courage que les plus affreux supplices des autres pays? Ces dernières réflexions, qui attaquaient Jaffier par son faible, le raffermissaient dans ses premiers sentimens: la pitié qu'il sentait pour ses compagnons balançait dans son âme celle que la désolation de Venise y excitait;

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et il continua dans cette incertitude jusqu'au jour de l'Ascension, auquel l'exécution avait été remise.

» On reçut dès le matin des nouvelles du capitaine. Il mandait qu'il répondait de la flotte; qu'elle allait aux environs de Maran; qu'en même temps qu'on enverrait au lazaret quérir les troupes de Lievestein, on fit partir une barque pour lui en donner avis, et qu'il atten drait cet avis pour commencer d'agir de son côté On envoya à Haillot les guides qu'on lui avait promis. On introduisit, dans le clocher de la Procuratie de Saint-Marc, des hommes apos tés, qui avaient quelque habitude avec ceux qui y faisaient garde, et qui les assoupirent par le moyen de drogues et d'odeurs propres à cet effet, mêlées dans des viandes et dans des breuvages, et en les faisant boire et manger avec excès à l'occasion de la réjouissance pu blique du jour. On donna l'ordre à des officiers qu'on choisit de s'emparer des maisons des sénateurs qui étaient plus à craindre, et de les tuer. On marqua à chacun la maison où il devait s'attacher; de même à chacun des principaux conjurés et des autres officiers le poste qu'il devait occuper, les hommes qu'il lui fallait, où il les prendrait, le mot pour les reconnaître, et le chemin pour les conduire. On fit savoir aussi aux troupes du lazaret, aux Espagnols de la petite flotte, et aux mille Hollandais qui étaient déjà dans Venise, comment ils se devaient répartir depuis la place de Saint-Marc, où tous devaient se rendre, les lieux qu'ils devaient occuper, les commandans qui leur étaient destinés, et le mot pour les reconnaître. On fit visiter par des gens non suspects la fuste du conseil des dix, et on trouva l'artillerie en état de servir

» Jaffier eut la curiosité de voir la cé

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