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miration par la richesse de leurs ornemens, et, en général, elles ont plus d'élégance que de beauté, à l'exception toutefois de celle de Saint-Philippe, qui offre une vaste nef et un beau portique moderne à colonnes striées. La coupole du dome du Saint-Suaire (la cathédrale) ne peut manquer de réunir tous les suffrages: elle est, intérieurement, revêtue en entier d'un marbre noir, dont la teinte convient admirablement au demi-jour qu'on y a ménagé. Les yeux, en pénétrant sous cette voûte, se baissent involontairement: on est saisi d'une sorte de frisson religieux. Le saint suaire, auquel cette église a été consacrée dans l'origine, y est toujours gardé religieusement. Un voyageur raconte que cette relique fut montrée en sa présence au pape Pie vit, lors du passage de ce pontife à Turin. « Le saint suaire est une grande pièce de toile rousse assez fine et très-claire; il fut étalé sur une table qu'entouraient les cardinaux : le pontife était au bout. Je le vis s'incliner avec respect, puis baiser la sainte toile avec un signe de croix; les cardinaux et tous les prêtres de sa suite l'imitèrent. » Le saint suaire de Besançon, avant d'avoir été brûlé par les ennemis de la religion, qui se disaient les amis du peuple, disputait à celui de Turin l'identité que celui-ci réclamait à son tour.

A quelque distance de Saint-Philippe, nous voyons la place SaintCharles (Pl. 280), qui doit son nom à l'église Saint-Charles Borroméc, située du côté de la rue de Porta-Nuova. Cette place dont on attribue le dernier dessin au célèbre comte Alfieri, est d'un aspect grandiose. Ces belles arcades, ornement qu'on a prodigué dans les rues de Turin, et qui, semblables à celles de notre rue de Rivoli, bordent

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de chaque côté la place San-Carlo, forment une décoration convenable à un lieu destiné aux parades de la garnison. On voit sur cette place, ce qui n'est pas rare en Italie, une église dont tout est terminé, sauf la façade. Ce qu'il y a de plus malencontreux ici, c'est que cette façade de brique fait parallèle à une autre entièrement achevée. Elles sont là depuis longues années : qui donc fera cesser cette disparité?

Non loin de la place Saint-Charles on peut voir les bâtimens massifs de l'université : ce grand monument où plus d'une fois retentirent d'éloquentes paroles, contient une bibliothèque considérable, un musée de sculpture antique, un cabinet de médailles fort remarquable, un cabinet de physique que Beccaria a rendu immortel, et enfin un musée égyptien, l'un des plus rîches de l'Europe. Dans les environs, on montre aussi avec respect le palais d'Alfieri. Si, comme nous, le lecteur sent battre son cœur, s'animer sa curiosité, dès qu'il s'agit des restes matériels qui peuvent attester encore le passage d'un grand homme sur la terre, qu'il regarde cette fenêtre. C'est celle où Alfieri passait les nuits et les jours dans la contemplation de la demeure d'une maîtresse dont il trouva bientôt les chaînes si insupportables.

Alfieri, le plus grand poëte du Piémont, et l'un des meilleurs auteurs dramatiques de l'Italie, est aussi national dans cette contrée que Shakspeare l'est à Londres. Cependant ses tragédies, si belles de style, si admirables à la lecture, sont à la représentation trop régulières, trop compassées, trop sèches: son imitation de la simplicité antique est exagérée et fausse; ses quatre éternels personnages, malgré le pathétique et la vio

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lence même de leurs sentimens, ne suffisent point à animer la scène; aussi, quand on joue une de ses pièces, chacun se croit obligé d'y aller par esprit public, mais tout le monde s'y ennuie et s'y fatigue. Je ne crois point d'ailleurs que cet engouement pour Alfieri, qui veut être du patriotisme, soit bon aujourd'hui à quelque chose; le patriotisme de ce grand poëte est hautain, haineux, emporté, exclusif; il doit être plutôt funeste aux Italiens, et les égarer, que les exalter et les anoblir.

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«La simplicité d'Alfieri est vantée, dit M. Patin; mais il ne faut pas croire que ce soit la simplicité grecque; rien ne se ressemble moins. Pour les Grecs, l'action n'est qu'un moyen; pour Alfieri, c'est le but même du drame. L'événement importe peu aux Grecs; ils ne s'en servent que pour amener la peinture variée des mœurs et des caractères, qui est leur unique affaire; Alfieri subordonne, au contraire, cette peinture au tableau de l'événement qui l'occupe exclusivement; tandis que les Grecs ralentissent à dessein le mouvement de la fable par de nombreux développemens, Alfieri prime, au contraire, tout ce qui n'est pas absolument indispensable à la marche de son action. Chez lui, comme chez eux, l'intrigue n'est presque rien; mais chez les Grecs la pauvreté des incidens est rachetée par la richesse des détails; chez Alfieri, si la carrière est directe, elle est en même temps quelque peu aride, et j'aime mieux, quant à moi, les détours où se plaisait l'imagination des Grecs. Ses pièces, et surtout les scènes, sont généralement bien conduites, mais elles offrent quelque monotonie; son dialogue est pressé, rapide, énergique, mais il vise à l'effet, et n'a pas comme

dans les drames antiques, ce mouvement involontaire et facile, cet abandon négligé, qui ressemblent à la nature. Enfin, quoiqu'il soutienne avec fidélité ses caractères, on y sent l'arbitraire de la composition; ils manquent de vie et de réalité, et sont trop souvent les représentans des sentimens de l'auteur. »

L'hôtel-de-ville (Pl. 281), terminé en 1663, sur les dessins de Lanfranchi, est peut-être un peu surchargé d'ornemens, et paraît singulier par le romanesque des têtes de taureaux qu'on y a prodiguées; mais, malgré ces légers défauts, ce monument fait honneur à son architecte. L'intérieur répond à la décoration du dehors: si les antiquaires regrettent qu'on ait fait disparaître les peintures de Jean Miele, et les inscriptions qui décoraient autrefois ce qu'on nomme le salon, les amis des arts se consolent de les voir remplacées par des monumens dont la postérité s'énorgueillira.

Tandis que je visitais attentivement cet édifice, une église voisine vint à sonner l'heure. La plupart des horloges de Turin sonnent deux fois de suite la même heure, et quelques-unes même (celle de Saint-Philippe, par exemple), répètent à chaque quart d'heure l'indication de l'heure dont elles indiquent les fractions. Cet avis perpétuel et bruyant du passage du temps cause une sorte d'impatience et même de tristesse. La vie semble poussée, morcelée, brisée, et suivant le mot que Montaigne appliquait à Miremberg, de pareilles horloges, au lieu d'être des indicateurs du temps, deviennent comme des tocsins de la vie.

Si Turin a plus d'un point de contact avec nous, cette ville a aussi la gloire de rivaliser de plus d'une manière avec Milan. Même luxe d'architecture (Mi

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lan contient, il est vrai, des édifices plus gothiques et plus originaux ); même quantité de belles promenades, de sites romantiques, de villa pompeuses; même esprit social et politique; mêmes succès dans les sciences; même goût pour les arts et les plaisirs. Mais quelle disproportion entre l'industrie de Turin et celle de Milan! Les

rues de Turin sont belles, mais désertes pour la plupart; le monde afflue dans celles de Milan. Si la population de la capitale de la Lombardie est double de celle de Turin, cette dernière ville occuperait à peine la moitié du sol de Milan. En un mot, Turin est une belle statue, à laquelle il manque la vie; Milan est la vie même.

AOSTE, ARONA, SIMPLON.

En nous éloignant de Turin par le pont élevé sur la Doire, nous nous engageons dans de fertiles campagnes où nous voyons dominer surtout les plantations de mûriers. La soie du Piémont, on le sait, est la plus belle de l'Italie.

Bientôt nous atteignons Foglizzo, petit bourg sans importance, puis nous passons la Doire-Baltée sur un pont romain d'une seule arche. Ce pont, jeté sur des rocs escarpés, le château qui l'avoisine et qui est formé de quatre tours élevées, réunies par une haute muraille de briques, la campagne pittoresque, au fond de laquelle les maisons éparses d'Ivrée sont jetées comme des points blancs, tout cela forme un ensemble poétique plus accessible au crayon qu'à la parole. La grande tour d'Ivrée me rappelle le rôle important que jouent les prisons dans l'histoire d'Italie. Outre les emprisonnemens politiques communs à tous les peuples et à tous les pays, jamais contrée n'eut autant d'illustres captifs: poètes, savans, historiens, artistes; pour peu qu'ils atteignissent à quelque célébrité, ont presque tous été enfermés. Il semble que la prison ait été un événement nécessaire dans la destinée

de tout ce qui s'éleva en ce pays. Elle fut pour la gloire ce qu'était à Athènes l'ostracisme pour la popularité, ou ce qu'est à Constantinople le cordon envoyé par le sultan au sujet qui doit mourir.

Au delà de la petite ville d'Ivrée vient Donas, où l'on voit, taillé dans le roc, un chemin attribué à Annibal. On trouve ensuite Saint-Martin, puis Bard et Châtillon, qui, lors du passage de l'armée française par le grand Saint-Bernard, furent le théâtre des plus vives attaques de la part des Français, auxquels les Autrichiens opposèrent, mais en vain, une opiniâtre résistance. Après quelques heures de marche on aperçoit le sommet des maisons d'Aoste, au fond de la vallée du même nom (Pl. 282). Cette belle vallée, éloquemment décrite dans les divers ouvrages de M. Xavier de Maistre, et qui conserve les traits principaux de la nature alpine, tels que les torrens, les forêts, les rochers, les cascades, les abimes, au fond desquels gronde la Doire, offre encore à chaque pas des traces redoutables des deux premiers peuples guerriers de l'histoire : les Romains et les Français.

La ville d'Aoste est l'ancienne Au

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