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La Scuola del Santo, la confrérie de Saint-Antoine, voisine de l'église, offre au premier étage de belles et curieuses fresques du Titien. Nous nous plaisons à les citer, car, outre leur mérite, elles sont les seules fresques que le Titien nous ait laissées.

Padoue célèbre chaque année, au mois de juin, des fêtes joyeuses, ou plutôt des jeux olympiques, en l'honneur de saint Antoine. Je n'ai pas eu, comme M. Valery, le bonheur de rencontrer le char de sapin du maquignon vainqueur, qui parcourait les rues aux acclamations de tous les polissons dont il était escorté.

Un grand nombre d'autres églises sont répandues dans la ville: c'est l'Annunziata nell' Arena, aux formes orientales; c'est l'église de Saint-André; celle de Sainte-Lucie; les Eremitani, si célèbres par ses tombeaux, par ses fresques et par son petit cimetière; c'est Saint-Canziano, Saint-François, aux riches tableaux; Saint-Clément; Sainte-Croix; Sainte-Justine, avec ses huit coupoles à jour et ses riches chapelles; Sainte-Sophie, qui conserve d'antiques débris; Saint-Thomas, remarquable par ses peintures; SaintJoseph, aux fresques curieuses; SaintFermo, qui se glorifie avec raison de son magnifique crucifix en bois; enfin c'est la petite église Saint-Maxime, qui contient le tombeau du savant anatomiste Morgagni.

Les palais de Padoue méritent à leur tour de fixer l'attention; nous citerons celui qu'on nomme del Capitano, d'une architecture majestueuse. Quelques parties extérieures de l'architecture du palais du podestat ont paru dignes de Palladio. La maison des comtes Trento-Papa-Fava, la plus belle de Padoue, offre un groupe horrible et pyramidal de soixante démons enlacés les uns

dans les autres. La maison Capodista possède les énormes débris d'un cheval de bois qu'on pourrait prendre pour celui de Troie. Ajoutons encore le palais Giustiniani al Santo, à l'élégante et harmonieuse construction; la maison du chevalier Lazzara, véritable musée de peinture, d'architecture et de sculpture; enfin, un édifice plus moderne semble dominer aujourd'hui tous les autres, par son luxe architectural; c'est le café Pedrocchi ; toutes les colonnes, les murailles, le pavé, sont de marbre, et un pareil bâtiment semblerait bien plutôt devoir être un palais ou un temple qu'un café.

J'allais aussi tous les dimanches à Saint-Antoine; la belle statue équestre de bronze, par Donatello, représentant le Condottieri Gattamelata, sur la place de l'église, est la première qui ait été fondue en Italie et chez les mo dernes. Quelque habile qu'ait pu se montrer ce général, il ne paraît point qu'un chef de soldats mercenaires fût digne d'un tel honneur et d'un tel monument.

Avec de pareils combattans, la guerre semble perdre une partie de son héroïsme; elle n'est qu'une nouvelle espèce de spéculation et de trafic. Ces Condottieri, aux gages d'états divers, prenaient soin, comme on sait, de se ménager; leurs manœuvres sur le champ de bataille n'étaient fort souvent que de simples évolutions, et leurs campagnes, que de grandes parades. Le fait rapporté par Machiavel, de la bataille d'Anghiari, gagnée par les bandes au service de Florence, sur les bandes à la solde de Milan, quoique contredit par Scipion Ammirato, ne détruit point le raisonnement du publiciste florentin sur l'infériorité de pareilles troupes, et sur leur impuissance à défendre leur patrie : les soldats français, qui n'en

tendaient rien à ce genre d'exercice et d'arrangement, purent aisément venir à bout de tels ennemis et conquérir l'Italie col gesso (à la craie); ce mot du pape Alexandre vi exprime la rapidité de l'invasion de Charles vm, qui semblait n'avoir rien eu de plus à faire qu'à marquer ses logemens comme un maréchal des logis.

Le commerce de Padoue était trèsrenommé parmi les anciens. Cette ville fournissait à Rome de belles tuniques et d'autres marchandises précieuses; elle est encore aujourd'hui fort commerçante: les draps, ainsi que les bas et les bonnets de poil de castor de ses fabriques, sont estimés.

Ce fut par une belle et brillante matinée que je quittai la patrie de TiteLive et du peintre Tiepolo, laissant derrière moi les bains d'Abano, déjà célèbres du temps de Tibère, la Chartreuse, et enfin les couvens de Praglia et de Monte-Ortone. C'était une chose délicieuse de rouler le long des rives de la Brenta, alors qu'aucun nuage au ciel, aucune image de tristesse n'obscurcissaient le paysage environnant.

Le canal à droite coule à travers une campagne aimable, riante et fertile, où les champs de blé, les vignes, déploient leurs trésors. A gauche, les élégantes villes de marbre, avec leurs façades palladiennes, leurs jalousies vertes, leurs parterres et leurs orangeries, semblent encore habitées par les Foscarini et les Bembi des grands et libres jours de la république vénitienne. La barca corriera, la première gondole aperçue, le barchiello pesamment frêté, glissent, passent, repassent, et quelques airs particuliers à Venise frappent votre oreille pendant ce délicieux petit trajet. Mais les groupes parsemés sur le chemin sont plus délicieux encore. Avec leurs habits et leurs visages de

fête, toutes les femmes sont jolies, tous les hommes agréables: tous les mots sont balbutiés mollement, et le rire même est toute mélodie.

Il eût été doux de terminer le voyage d'Italie sur les bords de la Brenta. Et là, donnant une pensée à la brise qui soupire sur ses eaux, supposer qu'aucun souci ne peut habiter sous ces pavillons légers et frais, et que la prospérité répandue par les rayons du soleil et la nature, ne peut être détruite par les fausses combinaisons de la politique et le renversement de l'indépendance nationale; mais la vue de la grande douane de Fusina, qui se montre comme une prison temporaire sur les rives de l'Adriatique, remplie de figures allemandes, gardée par les armes autrichiennes, dissipe les visions de la Brenta. Là, il faut endurer formalités sur formalités, et le voyageur découragé quitte la côte solitaire et nue pour monter sur une gondole noire, avec l'apparence, sinon les sentimens d'un prisonnier d'état. Cependant, à mesure que la barque s'éloigne du rivage, et que la ville des vagues, cette Rome de la mer, paraît sur l'horizon, l'esprit se ranime; la mémoire, cessant d'être comprimée par les impressions extérieures, renvoie de ses cellules mystérieuses mille souvenirs fantastiques; et quand les clochers et les dômes de Venise brillent sous l'éclat du soleil de midi, et que ses palais, à deri voilés par les teintes aériennes de l'éloignement, déploient graduellement leurs superbes proportions, les rêveries de plus d'une veille de la jeunesse sont réalisées. Des scènes depuis long-temps connues, poétiques ou romantiques, prennent une existence réelle, et viennent en même temps enchanter les yeux et délecter l'imagination.

En approchant de la cité, on passe devant une petite île, où un seul arbre solitaire ombrage une muraille fortifiée; la barque glisse le long d'un autre îlot; mais on y distingue à peine quelques traces de végétation. Un petit fort insulaire se dessine de loin en loin sur les vagues, à mesure que les ombres s'agrandissent; enfin, on entre dans un faubourg, une rue d'eau : des bâtimens ruinés s'élèvent de chaque côté, bizarres, grotesques, mais évidemment habités par l'humble indigence, et non par l'opulence déchue. Comme il n'y a point de chemin, il n'y a point de passans, et l'on ne voit pas un seul visage pointer à travers les fenêtres ou s'alonger sur les balcons. Aucun son ne trouble le silence de mort qui règne de toutes parts, excepté le bruit des rames des gondoliers. La première impression est celle de l'apparition d'une ville qui aurait survécu au déluge universel, dont les habitans auraient tous péri, dont les demeures commenceraient à reparaître sur la profondeur des

eaux.

et

Je vais donc aussi vous parler de Venise! Et pourtant romans et romances, drames et poëmes, contes et nouvelles, ne vous ont-ils pas rassasié d'histoires vénitiennes ?

Shakspeare a logé son Shylock dans les boutiques du Rialto; lord Byron a promené sa gondole sur le Canal Grande; Coopera placé son mystérieux bravo près du Pont-des-Soupirs; Casimir Deavigne a écrit un millier d'alexandrins ur l'infortuné Faliero; Roger de Beauvoir a passé ses soirées avec les oisifs della Piazzetta; la spirituelle Me

Sand a confié dernièrement à la Revue de Paris ses poétiques réflexions sur Venise; les destinées de cette ville se sont trouvées au fond de chaque écritoire, et les cabinets littéraires nous ont décoché les Barbarigo, les Gradenigo et les Mocenigo, les Morosini, les Manini et les Bragadini. Nos écrivains ont beaucoup emprunté à Venise, mais en revanche ils lui ont parfois terriblement prêté! Malgré tant de descriptions, de récits et de volumes, Venise gardera toujours un grand intérêt historique et un puissant attrait de singularité.

Toutes les idées qu'on se fait par avance sur Venise, soit comme ville, soit comme société, appartiennent uniquement à l'imagination. On est disposé à la considérer comme le siége de quelque pouvoir fantastique qui assemble ses conseils au milieu des festins et des orgies, où le temps se consume en divertissemens sans fin, où l'amour est la seule religion, le plaisir la seule loi; où les nuits sont toutes éclairées par les doux rayons de la lune et les jours brillans du pur éclat du soleil; où la vie sepasse dans un carnaval perpétuel, sous de fantasques déguisemens.

Il fut un temps où l'aspect extérieur de Venise présentait à l'œil de l'étranger un tableau qui approchait de ces images brillantes, quand la joyeuse regatta de la journée, et les assemblées dissipées de la nuit, cachaient le noir système politique, par lequel une faction aristocratique, sous le nom de république, foulait les libertés et corrompait les mœurs du peuple. Mais si le voyageur quittait autrefois les lagunes et les di

vertissemens de la place Saint- Marc avec les mêmes illusions, qu'il y avait apportées, ce moment est passé; des images de ruine et de désolation se rencontrant dans tous les détails moraux et physiques, dissipent les visions de l'imagination, et jettent dans l'âme une tristesse qui la fait sympatiser avec le malheur de cette ancienne et superbe reine de la mer.

Cet aspect de Venise a quelque chose de plus triste que celui des ruines ordinaires : la nature vit encore près de celles-là, et quelquefois elle les décore; debout depuis des siècles, on sent qu'elles peuvent encore durer d'autres siècles; qu'elles verront passer la puissance de leurs maîtres et d'autres empires; ici ces ruines nouvelles périront rapidement, et cette Palmyre de la mer, reprise par l'élément vengeur sur lequel elle était une conquête, ne doit point laisser de traces; il faut donc se håter de visiter Venise et d'aller y contempler ces tableaux du Titien, ces fresques du Tintoret et de Paul Véronèse; ces statues, ces palais, ces temples, ces mausolées de Sansovino et de Palladio, prêts à disparaître.

Venise est, dans toutes ses relations, une ville unique. Son origine, sa prospérité, sa chute, n'ont rien d'égal dans l'univers. Cette république était, il y a peu d'années, l'état le plus ancien de l'Europe. La même nation, toujours indépendante, toujours libre, avait observé, comme un beau spectacle, les révolutions de l'univers; elle avait vu la longue agonie et la fin de l'empire romain en Occident; la naissance de l'empire français lorsque Clovis conquit les Gaules; l'élévation et la chute des Ostrogoths en Italie, des Visigoths en Espagne; des Lombards, qui succédèrent aux premiers; des Sarrasins, qui ésoédspèprent les seconds. Elle avaitvu

naître l'empire des kalifes; l'avait vu menacer d'envahir la terre, et bientôt se diviser et se détruire. Long-temps alliée des empereurs de Byzance, elle les avait tour à tour secourus et opprimés; avait enlevé des trophées à leur capitale, partagé leurs provinces, et joint à ses titres celui de maîtresse d'un quart et demi de l'empire romain. Elle avait vu tomber cet empire, et les farouches musulmans s'élever sur ses ruines; elle vit enfin la monarchie française s'écrouler; et seule inébranlable, cette orgueilleuse république contemplait les royaumes et les nations qui passaient devant elle. Après tous les autres, elle a succombé cependant à son tour; et le peuple, qui liait le présent au passé, et enchaînait les deux époques de la civilisation de l'univers, a cessé aussi d'exister.

La nature même du pays qu'habitaient les Vénitiens fut la cause de leur longue indépendance. Le golfe Adriatique reçoit dans sa partie supérieure toutes les eaux qui découlent de la pente méridionale des Alpes, depuis le Pô, qui prend sa source sur le revers des montagnes de Provence jusqu'à l'Isonzo, qui naît dans celles de la Carniole. L'embouchure du plus méridional de ces fleuves est éloignée de trente lieues de celle du plus septentrional, et, dans cet espace, la mer reçoit encore l'Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, et un nombre infini de rivières moins considérables. Chacune d'elles entraîne, dans la saison des pluies, des masses énormes de limon et de gravier; en sorte que la partie du golfe qui les reçoit, comblée peu à peu par leurs dépôts, n'est plus une mer, n'est point encore une terre : on la nomme lagune; sous ce nom on comprend un espace de vingt ou trente milles de largeur à partir du rivage. La lagune,

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