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manière frappante avec celle de la plupart des autres contrées de l'Italie, et elle semble avoir conservé quelque chose de l'instinct navigateur des Italiens du quinzième siècle.

Tandis que, placée au milieu du port, Gênes nous apparaît dans toute sa magnificence, jetons rapidement les yeux sur les pages de son histoire. Pour prouver sa noble origine, cette république a fait autant d'efforts qu'aucun des états monarchiques, pour lesquels les chroniqueurs ont inventé des fables. Elle a fait Janus, son fondateur; Abraham, le contemporain de sa plus haute prospérité; et Rome, l'un des trophées de sa gloire Mais ces prétentions ne l'ont point garantie d'une réputation un peu équivoque; et depuis Virgile, en y comprenant le Dante, on a dit trop de mal d'elle pour que la justice ou la partialité puisse tout réfuter. Il est certain que cette ville a été, dans les beaux jours de la libre Italie, une des trois glorieuses républiques, par lesquelles la cause de la liberté et du commerce a été soutenue contre les pouvoirs unis de l'empereur et du pape. Les succès de ses armées et de son commerce maritime étendirent son influence au dehors, et augmentèrent ses richesses au dedans, à un degré qui devint aussi fatal à sa vertu qu'à sa liberté. Sa prospérité réelle tomba, victime de l'ambition personnelle et de l'orgueil insatiable de son aristocratie, dont l'opulence, dépassant toutes les bornes de la modération républicaine, forma bientôt une funeste séparation entre l'ordre des patriciens et le peuple indigent. Cependant, à travers toutes les vicissitudes des diverses formes de gouvernement de la ville, soit qu'elle ait été régie par des consuls, des abbés, des doges ou des factions aristocratiques, elle a très-long-temps con

servé son indépendance politique, et s'est glorifiée du nom de république. Ce titre appartenait à la meilleure forme de gouvernement qui existât dans ces temps-là. Gênes, comme Venise, tomba par les vices des classes supérieures, qui, se séparant en deux factions d'ancienne et de nouvelle noblesse, remplirent quelquefois leur ville de troubles et de séditions, sous des prétextes frivoles, mais demeurèrent toujours unies pour se partager les honneurs et les émolumens du gouver nement. Au reste, ce ne sont pas les seuls traits de ressemblance qui existent entre la capitale de la Ligurie et la reine de l'Adriatique; l'une et l'autre occupent un rang distingué dans les annales du monde, et elles ont eu la même forme de gouvernement, la même espèce de gloire, et les mêmes malheurs. L'une et l'autre, situées sur le bord de la mer, ont un magnifique port, et des édifices qui répondent à leur grandeur passée. Si du fond de l'Adriatique Venise a imposé dans le temps ses lois à l'Orient, Gênes a exercé la même prépondérance sur la Méditerranée. Gênes avait un doge comme Venise, et, dans les beaux jours de la république, l'un n'était pas moins despote que l'autre. Enfin Gênes, comme Venise, a plusieurs fois changé de maîtres, et l'une et l'autre ville, toujours aussi libre, est encore aujourd'hui sous un joug étranger.

On attribue la fondation et le nom de Gênes à Janus, roi d'Italie; d'autres disent que son nom vient de Janua (porte), parce que cette ville est comme l'entrée de l'Italie. C'était une des villes des Liguriens, qui se défendirent avec tant de courage contre Rome pendant quatre-vingts ans, depuis l'an 241 jusqu'à l'an 162 avant Jésus-Christ. Gênes étant tombée avec le reste de

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I'Italie sous la puissance des Goths, et, à ce que l'on croit, sous celle des Lombards, elle fut annexée par Charlemagne à l'empire français; il y eut ensuite des comtes de Gênes, que le peuple chassa pour se gouverner librement la noblesse et le peuple eurent alternativement le dessus; il y eut différentes espèces de magistrats. Les consuls et le podesta changèrent plus d'une fois. En 1257, le peuple reprit l'autorité, et élut un capitano la noblesse se ressaisit du pouvoir quatre ans après, et cette alternative dura long-temps. C'est dans ce temps de trouble qu'on aperçoit l'origine de la noblesse de Gênes, qui ne remonte guère au delà de l'an 1200. Pour éviter les contestations que produisaient sans cesse ceux qui aspiraient à la dignité de consul, on résolut de prendre pour chef un podesta étranger, on lui donna ensuite pour adjoints huit citoyens, que l'on appela d'abord nobles, de quelque famille qu'ils fussent, obscure ou illustre. Ce fut ainsi que se formèrent les grandes familles, Doria, Spinola, Feschi, Grimaldi; les deux premières furent à la tête des Gibelins, et les deux autres prirent parti pour les Guelfes; beaucoup de grandes familles cherchèrent à s'unir à celles-là, et on les appela Magne quatuor prosapie. Parmi les priviléges qu'elles s'arrogèrent, on remarque celui de faire bâtir leur maison en marbres noirs ou blancs: on voit encore beaucoup de ces palais, qui ont passé en d'autres mains. Le pouvoir des nobles étant devenu odieux, le peuple se donna, en 1311, à l'empereur Henri vi; en 1318, au pape Jean XXII; en 1335, à Robert, roi de Naples. En 1339, le peuple, toujours mécontent des nobles, qui avaient repris l'autorité, se sou

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leva contre eux, et choisit pour che Guillaume Boccanegra de là vint la division entre les nobles et le peuple, qui ne fut bien terminée qu'en 1528, et les alternatives de monarchie et de gouvernement républicain, qui durèrent jusqu'à cette époque.

C'est au dix-huitième siècle qu'il faut rapporter l'un des faits les plus curieux de l'histoire du moyen âge. Je veux parler de la croisade entreprise par un grand nombre de dames génoises, sous le pontificat de Boniface VIII. Les trois lettres écrites à cette occasion par le pape ont été long-temps conservées dans les archives de Gênes, sans que personne ait songé à les rendre publiques. Les historiens les plus minutieux, tels que le sieur Mainbourg (qui dans son Histoire des Croisades avait cependant fort exalté le courage de Marguerite de France, reine de Hongrie, qui passa en Palestine, après la mort de son mari), n'en font aucune mention. Dans ces derniers temps, Maximilien Misson à traduit ces letres dans son Voyage en Italie; pour moi, plus j'ai songé à la croisade des Génoises, plus je me suis confirmé dans l'opinion qu'un événement aussi étrange n'avait pas eu lieu sans mystère. On a vu maint exemple d'amazones qui ont embrassé la carrière militaire avec plus de zèle que de véritables soldats; mais que des femmes de qualité, élevées dans les plus grandes mollesses, s'avisent tout d'un coup, comme par inspiration, d'endosser la cuirasse et d'abandonner leurs familles pour s'exposer aux fureurs des ondes et de la guerre, c'est une singularité qu'on s'expliquera toujours difficilement. Quoi qu'il en soit, il suf fit que le fait ait un caractère d'authenticité pour que nous le signalions aux lecteurs, sur les lèvres duquel,

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malgré nos assertions, il appellera - peut-être un sourire d'incrédulité. M. Valery retrouva, au couvent du Saint-Esprit à Gênes, une des cuirasses portées en 1301 par les nobles croisées les autres avaient été, en 1815, vendues dans la rue par les Anglais, comme de la vieille ferraille. [ Pourquoi M. Valery ajoute-t-il à cette indication la réflexion suivante, dont nous ne comprenons pas bien la portée: «L'unique cuirasse, échappée à ce honteux encan, ne me parut point offrir un contour très-sensible » ? Depuis 1353 jusqu'en 1515, Gênes éprouva bien des vicissitudes, et passa sous des dominations bien différentes. Mais le peuple, toujours las de sa liberté et toujours mécontent de ses maîtres, ne pouvait parvenir à se fixer, lorsqu'enfin un héros citoyen sut rendre la liberté à sa patrie, et l'affermir pour long-temps.

André Doria était amiral de François 1, et causait des pertes considérables aux Génois, lorsqu en 1528 ses remords et les mécontentemens qu'il eut à de France, le déterminèrent à abandonner la France, et à passer au service de CharlesQuint, en même temps qu'il rendait la liberté à la république de Gênes, mécontente aussi du roi François 1er.

Il est de l'intérêt de ceux qui disposent des honneurs et des récompenses de faire considérer la constance dans l'obéissance militaire, comme le premier des devoirs d'un soldat, et de dissimuler que tous les engagemens étant réciproques, la violation du contrat de la part de celui qui commande dégage de son serment celui qui avait promis d'obéir. La postérité a été juste envers André Doria: elle n'a vu dans sa conduite que son héroïsme,

P.

et elle ne l'a point accusé d'avoir manqué de foi à François 1. Ses contemporains furent quelquefois plus sévères; et le héros génois, qui avait passé sa vie au milieu des soldats, ne pouvait lui-même dédaigner les préjugés militaires. Le Florentin Luigi Alamani, non moins distingué comme patriote que comme poëte, dit un jour à André Doria : « Sans doute votre entreprise a été grande et généreuse; mais elle serait plus généreuse et plus illustre encore si elle n'était entourée de je ne sais quelle ombre qui en altère la splendeur». André Doria soupira, il resta muet quelques momens; puis il reprit : « Un homme peut s'estimer heureux quand il réussit à faire une belle action, encore que les moyens ne soient pas entièrement beaux. Je sais que vous-même, et d'autres, pouvez m'accuser de ce qu'ayant toujours servi les Français, m'étant élevé par les faveurs de leur roi, je l'ai abandonné lorsqu'il avait le plus grand besoin de moi, et je me suis donné à ses ennemis. Mais si lemonde savait combien est grand l'amour que j'ai pour ma patrie, il m'excuserait d'avoir employé un moyen qui m'expose moi-même à quelques inculpations, lorsque je ne pouvais autrement la sauver ou activer sa grandeur. Je ne raconterai point que le roi François 1°, me retenait ma solde, et n'exécutait pas la promesse qu'il m'avait faite de rendre Savone à ma patrie. De tels motifs ne suffiraient point pour ébranler un homme d'honneur dans son antique foi; mais, ce qui devait suffire, c'était la certitude que j'avais acquise que le roi ne rendrait jamais à Gênes sa liberté, que jamais il ne consentirait à en retirer son gouverneur, à remettre aux citoyens leur forteresse. Puisque j'ai

obtenu heureusement l'une et l'autre chose en lui retirant ma foi, tout homme équitable doit trouver que je puis présenter mon action au grand jour, et ne pas craindre qu'aucune ombre en altère la splendeur. »

Nous avons cité ce passage en entier, car il a une couleur historique du plus haut intérêt.

Théodore Trivulce, qui était gouverneur à Gênes pour le roi, s'étant aperçu des premiers mouvemens du peuple, assembla une grande quantité de citoyens à la place de' Banchi, pour les exhorter à rester dans le parti du roi mais, le 11 septembre 1528, : André Doria parut avec sept galères à Sarzane, où se trouvait une foule immense; il débarqua près de SaintMarc, et toute la ville s'étant mise en armes, il s'empara du palais public, de l'arc et des portes Saint Thomas. Partout on entendait les cris de Saint-George et de liberté! André Doria convoqua les principaux citoyens sur la place de Saint-Mathieu; illes exhorta à éteindre les factions et à songer à la liberté de leur patrie; le lendemain, 12 septembre, les membres du grand les membres du grand conseil se rassemblèrent au nombre de plus de quinze cents dans la salle du palais; on résolut de rétablir la liberté, de remettre la république dans son premier état: et l'on décréta de célébrer chaque année la mémoire de ce jour, par une cérémonie nommée la fête de I'Union. On chassa le gouverneur, on démolit le château, on reprit Savone, dont on abattit les fortifications, et l'on établit de nouvelles lois qui furent appelées les lois de 1528. Il fut surtout ordonné qu'on abolirait la mémoire des factions des nobles et du peuple. Les premiers, qui, par leur naissance, leurs talens ou leurs ser

vernement, furent distribués en vingthuit familles, ou alberghi, sous les noms des familles les plus nombreuses et les plus accréditées. Pour reconnaître le bienfait d'André Doria, il fut décidé que toutes les années, le 11 septembre au soir, la garde du palais irait, avec son colonel et avec ses drapeaux, à la place du palais du prince Doria à Fassolo, faire une décharge de mousqueterie en signe de joie et de recon naissance. La république lui acheta un palais à la place Doria, avec cette inscription: Andreæ de Auria patriæ liberatori munus publicum; et on lui éleva une statue de marbre dans la cour du palais public.

La liste des doges de Gênes commence à Simon Boccanegra, qui fut élu le 23 septembre 1339, lorsque les Génois, lassés de chercher des princes étrangers, voulurent élire un de leurs concitoyens pour duc ou chef de leur république. Il y eut à la vérité diverses interruptions, car ce n'est que depuis 1528 que Gênes, devenue libre par le bienfait d'André Doria, a joui de sa iberté sans trouble. Oberto Castaneo fut alors le quarante-septième doge, et l'on en compte cent soixante-dixsept depuis 1339. Jusqu'à l'an 1797, Gênes eut des doges renouvelés tous les deux ans ; mais bientôt le torrent de la révolution française vint inonder de ses flots jusqu'à la capitale de l'ancienne Ligurie. Le gouvernement de cette ville éprouva alors plusieurs changemens successifs, suivant l'urgence du moment. L'ancien gouvernement aristocratique ayant été aboli en 1797, fut remplacé par une démocratie, composée d'un corps législatif divisé en deux conseils. En 1800, Gênes soutint un des siéges les plus mémorables dans les annales des

vices, méritaient d'avoir part au gou- guerres italiennes, pendant qu'elle

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