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Ce généreux guerrier dont son cœur est charmé,
«Ne crains rien, m'a-t-il dit quand il m'a désarmé,
» Je laisserois plutôt ma victoire incertaine,

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Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ;
» Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du roi,
» Va de notre combat l'entretenir pour moi,
» De la part du vainqueur lui porter ton épée. »
Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée;
Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour;
Et soudain sa colère a trahi son amour,
Avec tant de transport, et tant d'impatience,
Que je n'ai pu gagner un moment d'audience.
Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux;
Et malgré l'intérêt de mon cœur amoureux,
Perdant infiniment, j'aime encor ma défaite,
Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite.

LE ROI.

Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu,
Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu :
Une louable honte en vain t'en sollicite;

Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte;
Ton père est satisfait, et c'étoit le venger,
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
Et ne sois point rebelle à mon commandement,

Qui te donne un époux aimé si chèrement.

SCÈNE VII.

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LE ROI, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. RODRIGUE, D. ALONSE, D. SANCHE, L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.

L'INFANTE.

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

D. RODRIGUE.

Ne vous offensez point, sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête;
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête.
Madame, mon amour n'emploira point pour moi,
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.

Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée?

Si mon crime par là se peut enfin laver,
J'ose tout entreprendre, et puis tout achever :
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N'armez plus contre moi le pouvoir des humains;
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible;
Prenez une vengeance à tout autre impossible;
Mais du moins que ma mort suffise à me punir.
Ne me bannissez point de votre souvenir;
Et, puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire 1,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
S'il ne m'avoit aimée, il ne seroit pas mort.
CHIMÈNE.

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, sire,
Je vous en ai trop dit pour m'en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr;
Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir 2.
Mais, à quoi que déjà vous m'ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d'accord?
Si Rodrigue à l'état devient si nécessaire,

De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel 3 ?

On dirait aujourd'hui pour m'en récompenser.

? VAR. Et quand un roi commande, on lui doit obeir.

(Voltaire.)

Il semble que ces derniers beaux vers que dit Chimène la justifient entière ment. Elle n'épouse point le Cid: elle fait même des remontrances au rot. J'avoue que je ne conçois pas comment on a pu l'accuser d'indécence, au lieu de la plaindre et de l'admirer. Elle dit, à la vérité, au roi C'est à moi d'obéir, mais elle ne dit point: J'obeirai. Le spectateur sent bien pourtant qu'elle obéira; et c'est en cela, ce me semble, que consiste la beauté du dénoùment. (Voltaire.)

LE ROI.

Le temps assez souvent a rendu légitime

Ce qui sembloit d'abord ne se pouvoir sans crime.
Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui.

Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui,
Il faudroit que je fusse ennemi de ta gloire
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Maures sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre.
A ce seul nom de Cid ils trembleront d'effroi ;
Ils t'ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu'il lui soit glorieux alors de l'épouser.

D. RODRIGUE.

Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse?
Quoi qu'absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.

LE ROI.

Espère en ton courage, espère en ma promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,

Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi
Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton roi1.

'Ce dernier vers, à mon avis, sert à justifier Corneille. Comment pouvait-on dire que Chimène était une fille dénaturée, quand le roi lui-mème n'espère rien pour Rodrigue que du temps, de sa protection et de la valeur de ce héros? (Voltaire.)

Chapelain, prétendant, d'une part, que le Cid n'a point de dénoùment, et, d'autre part, que Chimène ne peut épouser Rodrigue, sans manquer au devoir le plus sacré, se trouve fort embarrassé et propose trois moyens pour concilier les intérêts de la morale et les conventions qui passaient à ses yeux pour les règles inviolables de l'art dramatique. - Premier moyen on pourra découvrir à la fin de la pièce que le comte n'est pas le véritable père de Chimène. - Second moyen on pourra s'arranger de telle façon que la blessure faite au comte ne soit pas mortelle, et qu'on le revoie bien portant à la fin de la pièce.

Troisième moyen : le roi obligera tout simplement Chimène à donner sa main à Rodrigue par raison d'État.

Un commentateur fort distingué du Cid, M. Walras, nous semble avoir parfaitement justifié Corneille de tous les reproches dont son dénoûment a été L'objet. Le véritable dénoûment du Cid, dit M. Walras, c'est que le mariage entre Chimène et Rodrigue est radicalement impossible, et qu'il ne se fera jamais. Corneille a suivi le drame de Guillem de Castro; il en a reproduit et amplifié les plus heureux détails; mais, arrivé au dénoûment, il l'a opéré d'une autre manière, et n'a pas craint de résister à l'autorité de son prédécesseur, et même à l'autorité de la tradition. Le mariage de Chimène avec Rodrigue, en supposant qu'il ait eu lieu, ne peut s'expliquer que par les mœurs barbares du onzième siècle. Au point de vue d'une civilisation plus parfaite, il est radicalement impossible, et, dans le Cid français, ce mariage ne se fait point. Dès lors, tous les détails de la pièce semblent prendre une autre valeur, et ne laissent pas que d'offrir les plus ingénieuses combinaisons. C'est en vain a équivoqué sur la mort de son père, et sur la vengeance qui lui était due. C'est que Chimène en vain qu'elle a dissimulé d'abord, et ensuite avoué sa passion pour Rodrigue. C'est en vain qu'elle l'a exposé aux coups de don Sanche. Rien de cela n'a pu détruire le résultat d'une catastrophe fatale et irréparable. Rien n'a pu réhabiliter Rodrigue, à l'égard de Chimène. Le roi Fernand y a compromis son autorité; l'infante y a sacrifié sa propre passion; don Sanche s'est retiré devant l'amour de Chimène pour Rodrigue. Et cependant il a été constaté aimait Rodrigue, et qu'elle n'aimerait jamais que lui. Il a été constaté que Roque Chimène drigue aimait Chimène, et qu'il n'épouserait jamais une autre femme. Que conclure de là, sinon que les deux amants ne se marieront jamais? Chimène et Rodrigue sont condamnés à une séparation éternelle. Voilà la conclusion qui ressort de la pièce française; et, hâtons-nous de le dire, cette conclusion est parfaitement satisfaisante, au point de vue de la morale et de l'art. > (Walras, Commentaire sur le Cid. Caen, 1843, in-8°, pag. 203.)

FIN DU CID,

Ce poëme a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en ait effacé l'éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens et les modernes ; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu'elle domte sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cette médiocre bonté, capable d'une foiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes, dont ils faisoient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur laissoient de vertu, s'accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et fortifiassent l'horreur qu'ils avoient conçue de leur domination et de la monarchie.

Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion : Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abîmée par là; et si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même; et non-seulement elle connoît si bien sa faute, qu'elle nous en avertit; mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. Il n'est point besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père; elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien

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