Ce généreux guerrier dont son cœur est charmé, Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ; LE ROI. Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu, Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte; Qui te donne un époux aimé si chèrement. SCÈNE VII. LE ROI, D. DIÈGUE, D. ARIAS, D. RODRIGUE, D. ALONSE, D. SANCHE, L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE. L'INFANTE. Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse D. RODRIGUE. Ne vous offensez point, sire, si devant vous Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père, Si mon crime par là se peut enfin laver, Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, sire, De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire, On dirait aujourd'hui pour m'en récompenser. ? VAR. Et quand un roi commande, on lui doit obeir. (Voltaire.) Il semble que ces derniers beaux vers que dit Chimène la justifient entière ment. Elle n'épouse point le Cid: elle fait même des remontrances au rot. J'avoue que je ne conçois pas comment on a pu l'accuser d'indécence, au lieu de la plaindre et de l'admirer. Elle dit, à la vérité, au roi C'est à moi d'obéir, mais elle ne dit point: J'obeirai. Le spectateur sent bien pourtant qu'elle obéira; et c'est en cela, ce me semble, que consiste la beauté du dénoùment. (Voltaire.) LE ROI. Le temps assez souvent a rendu légitime Ce qui sembloit d'abord ne se pouvoir sans crime. Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui, D. RODRIGUE. Pour posséder Chimène, et pour votre service, LE ROI. Espère en ton courage, espère en ma promesse ; Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi 'Ce dernier vers, à mon avis, sert à justifier Corneille. Comment pouvait-on dire que Chimène était une fille dénaturée, quand le roi lui-mème n'espère rien pour Rodrigue que du temps, de sa protection et de la valeur de ce héros? (Voltaire.) Chapelain, prétendant, d'une part, que le Cid n'a point de dénoùment, et, d'autre part, que Chimène ne peut épouser Rodrigue, sans manquer au devoir le plus sacré, se trouve fort embarrassé et propose trois moyens pour concilier les intérêts de la morale et les conventions qui passaient à ses yeux pour les règles inviolables de l'art dramatique. - Premier moyen on pourra découvrir à la fin de la pièce que le comte n'est pas le véritable père de Chimène. - Second moyen on pourra s'arranger de telle façon que la blessure faite au comte ne soit pas mortelle, et qu'on le revoie bien portant à la fin de la pièce. Troisième moyen : le roi obligera tout simplement Chimène à donner sa main à Rodrigue par raison d'État. Un commentateur fort distingué du Cid, M. Walras, nous semble avoir parfaitement justifié Corneille de tous les reproches dont son dénoûment a été L'objet. Le véritable dénoûment du Cid, dit M. Walras, c'est que le mariage entre Chimène et Rodrigue est radicalement impossible, et qu'il ne se fera jamais. Corneille a suivi le drame de Guillem de Castro; il en a reproduit et amplifié les plus heureux détails; mais, arrivé au dénoûment, il l'a opéré d'une autre manière, et n'a pas craint de résister à l'autorité de son prédécesseur, et même à l'autorité de la tradition. Le mariage de Chimène avec Rodrigue, en supposant qu'il ait eu lieu, ne peut s'expliquer que par les mœurs barbares du onzième siècle. Au point de vue d'une civilisation plus parfaite, il est radicalement impossible, et, dans le Cid français, ce mariage ne se fait point. Dès lors, tous les détails de la pièce semblent prendre une autre valeur, et ne laissent pas que d'offrir les plus ingénieuses combinaisons. C'est en vain a équivoqué sur la mort de son père, et sur la vengeance qui lui était due. C'est que Chimène en vain qu'elle a dissimulé d'abord, et ensuite avoué sa passion pour Rodrigue. C'est en vain qu'elle l'a exposé aux coups de don Sanche. Rien de cela n'a pu détruire le résultat d'une catastrophe fatale et irréparable. Rien n'a pu réhabiliter Rodrigue, à l'égard de Chimène. Le roi Fernand y a compromis son autorité; l'infante y a sacrifié sa propre passion; don Sanche s'est retiré devant l'amour de Chimène pour Rodrigue. Et cependant il a été constaté aimait Rodrigue, et qu'elle n'aimerait jamais que lui. Il a été constaté que Roque Chimène drigue aimait Chimène, et qu'il n'épouserait jamais une autre femme. Que conclure de là, sinon que les deux amants ne se marieront jamais? Chimène et Rodrigue sont condamnés à une séparation éternelle. Voilà la conclusion qui ressort de la pièce française; et, hâtons-nous de le dire, cette conclusion est parfaitement satisfaisante, au point de vue de la morale et de l'art. > (Walras, Commentaire sur le Cid. Caen, 1843, in-8°, pag. 203.) FIN DU CID, Ce poëme a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en ait effacé l'éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens et les modernes ; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu'elle domte sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cette médiocre bonté, capable d'une foiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes, dont ils faisoient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur laissoient de vertu, s'accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et fortifiassent l'horreur qu'ils avoient conçue de leur domination et de la monarchie. Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion : Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abîmée par là; et si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même; et non-seulement elle connoît si bien sa faute, qu'elle nous en avertit; mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. Il n'est point besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père; elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien |