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facile à décevoir mais que cette vapeur grossière qui se forme dans le parterre ait pu s'élever jusqu'aux galeries, et qu'un fantôme ait abusé le savoir comme l'ignorance, et la cour aussibien que le bourgeois; j'avoue que ce prodige m'étonne, que ce n'est qu'en ce bizarre événement que je trouve le Cid merveilleux. >>

Scudéri, qui parle toujours en matamore, dit plus loin : « J'at taque le Cid et non pas son auteur; j'en veux à son ouvrage, et non point à sa personne, et, comme les combats et la civilité ne sont point incompatibles, je veux baiser le fleuret dont je prétends lui porter une botte franche: je ne fais ni une satire, ni un libelle diffamatoire, mais de simples observations; et hors les paroles qui seront de l'essence de mon sujet, il ne m'en échappera pas une où l'on remarque de l'aigreur. Je le prie d'en uscr avec la même retenue, s'il me répond, parce que je ne saurois dire ni souffrir d'injures. Je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid:

>> Que le sujet n'en vaut rien du tout;

» Qu'il choque les principales règles du poëme dramatique; >> Qu'il manque de jugement en sa conduite;

>> Qu'il a beaucoup de méchants vers;

>> Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobécs; >> Et qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste. »

Malgré ses protestations de courtoisie, Scudéri, qui d'abord cachait son nom, s'emporta jusqu'aux derniers outrages, et comme il attaquait à la fois, quoi qu'il en eût dit, la personne de Corneille aussi bien que ses ouvrages, celui-ci se crut obligé de relever le gant; il publia d'abord une pièce de vers intitulée Excuse à Ariste', et en second lieu l'écrit suivant:

<< Monsieur,

» Il ne vous suffit pas que votre libelle 3 me déchire en public; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m'envoyez d'injustes accusations, lorsque vous me devez pour le moins des excuses. Je n'ai point fait la pièce que vous m'imputez et qui vous pique 4; je l'ai reçue de Paris avec une lettre qui m'a appris le nom de son auteur; il l'adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Four moi, bien que je n'aie guère de jugement, si l'on s'en rapporte à vous, je n'en ai pas si peu que d'offenser une personne de si haute

Voir cette pièce à la suite du Cid.

2Cet écrit est intitulé: Lettre apologétique, ou Réponse du sieur P. Corneille aux Observations du sieur de Scudéri sur le Cid.

3 Les Observations sur le Cil.

Corneille fait allusion à la Défense du Cid, que quelques personnes lui attribuaient.

condition', et de craindre moins ses ressentiments que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c'est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance', et qu'aux choses de cette nature, où je n'ai point d'intérêt, je crois le monde sur sa parole ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends. Il n'est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble ou plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l'Amant libéral. Les bons esprits trouvent que vous avez fait un chef-d'œuvre de doctrine et de raisonnement en vos Observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial envers un ami. Vous protestez de ne me point dire d'injures; incontinent après vous m'accusez d'ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d'œuvre : appelez-vous cela des civilités d'auteur? Je n'aurois besoin que du texte de votre libelle, et des contradictions qui s'y rencontrent, pour vous convaincre de l'un et de l'autre de ces défauts. Ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux fois à l'hôtel de Richelieu? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d'impudique, de prostituée, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l'ont reçue et caressée en fille d'honneur? Quand vous m'avez reproché mes vanités, et nommé le comte de Gormas un capitan de comédie, vous ne vous êtes pas souvenu que vous avez mis un A qui lit, au-devant de Ligdamon', ni des autres chaleurs poétiques et militaires qui font rire le lecteur presque dans tous vos livres. Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d'imposer aux simples, et avez avancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont, quand elles seroient vraies, vous ne pourriez tirer les conséquences que vous en tirez vous vous êtes fait tout blanc d'Aristote, et d'autres auteurs que vous ne lûtes et n'entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie; vous avez fait le censeur moral, pour m'imputer de mauvais exemples; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusqu'à en accuser un manque de césure: si vous eussiez su les termes de l'art, vous cussiez dit qu'il manquoit de repos en l'hémistiche. Vous m'avez voulu faire passer pour simple traducteur, sous ombre de soixante

Le cardinal de Richelieu.

2 Scudéri, dans une de ses lettres adressee à Corneille, s'éleva beaucoup audessus de lui par sa naissance et sa noblesse, et fit une espèce de défi ou d'appel à Corneille; ce qui apprêta beaucoup à rire, et donna lieu à plusieurs pièces qui parurent dans ce temps. (Édit. de 1739.)

L'Amant libéral, tragi-comédie composée par Scudéri
Titre de la préface de Ligdamon, comédie de Scudéri

et douze vers que vous marquez sur un ouvrage de deux mille, et que ceux qui s'y connoissent n'appelleront jamais de simples traductions; vous avez déclamé contre moi, pour avoir tu le nom de l'auteur espagnol, bien que vous ne l'ayez appris que de moi, et que vous sachiez fort bien que je ne l'ai celé à personne, et que même j'en ai porté l'original en sa langue à Monseigneur le Cardinal votre maître et le mien; enfin, vous m'avez voulu arracher en un jour ce que près de trente ans d'étude m'ont acquis; il n'a pas tenu à vous que, du premier lieu où beaucoup d'honnêtes gens me placent, je ne sois descendu audessous de Claveret', et pour réparer des offenses si sensibles, vous croyez faire assez de m'exhorter à vous répondre sans outrage, de peur, dites-vous, de nous repentir après tous deux de nos folies. Vous me mandez impérieusement que, malgré nos gaillardises passées, je sois encore votre ami, afin que vous soyez encore le mien; comme si votre amitié me devoit être fort précieuse après cette incartade, et que je dusse prendre garde seulement au peu de mal que vous m'avez fait, et non pas à celui que vous m'avez voulu faire. Vous vous plaignez d'une Lettre à Ariste, où je ne vous ai point fait de tort de vous traiter d'égal: vous nommez folies les travers d'auteur où vous vous êtes laissé emporter; et effectivement, le repentir que vous en faites pa. roître marque la honte que vous en avez. Ce n'est pas assez de dire, soyez encore mon ami, pour recevoir une amitié si indignement violée je ne suis point homme d'éclaircissement';

'Claveret, auteur contemporain de Corneille et de Scudéri, qui a compose plusieurs pièces, tant en vers qu'en prose, lesquelles n'ont point eu d'approbation.

Ces deux ou trois lignes que Corneille avait mises dans cette Lettre apologétique lui attirerent, de la part de Claveret, une lettre pleine d'impertinences et de ridiculités. Elle fut imprimée et vendue publiquement; elle est si mauvaise, qu'elle ne mérite pas la peine d'être rapportée. Plusieurs mauvais auteurs af fectionnés à Claveret firent, dans ce même temps, de méchantes pièces, tant en vers qu'en prose, qui ne servirent qu'à faire éclater davantage le mérite du Cid et de son auteur. Corneille en voulait à Claveret, parce qu'il avait distribué une pièce intitulée l'Auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français, dans laquelle on prétendait montrer que le dessein et le meilleur de la tragédie du Cid avait été pillé de l'espagnol; et cette pièce, quoique mauvaise, avait beaucoup causé de chagrin à Corneille, parce que Claveret, avec qui il était ami, avait été celui qui avait fait courir cette pièce. (Édit. de 1739.) Ľ’Auteur du vrai Cid est en vers et ne se compose que de six stances: voici la dernière :

Ingrat! rends-moi mon Cid jusques au dernier mot;
Après tu connoîtras, corneille déplumée,

Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot,
Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée.

Ceci doit s'entendre du défi que lui avait fait Scudéri. « Qu'il vienne, Corneille, dit ce matamore dans un de ses pamphlets, qu'il voie et qu'il vain

vous êtes en sûreté de ce côté-là. Traitez-moi dorénavant en inconnu, comme je vous veux laisser pour tel que vous êtes, maintenant que je vous connois: mais vous n'aurez pas sujet de vous plaindre, quand je prendrai le même droit sur vos ouvrages que vous avez pris sur les miens. Si un volume d'observations ne vous suffit, faites-en encore cinquante; tant que vous ne m'at. taquerez pas avec des raisons plus solides, vous ne me mettrez point en nécessité de me défendre; de mon côté, je verrai, avec mes amis, si ce que votre libelle vous a laissé de réputation vaut la peine que j'achève de la ruiner. Quand vous me demanderez mon amitié avec des termes plus civils, j'ai assez de bonté pour ne vous la refuser pas, et pour me taire sur les défauts de votre esprit que vous étalez dans vos livres. Jusque-là je suis assez glorieux pour dire que je ne vous crains ni ne vous aime. Après tout, pour vous parler sérieusement, et vous montrer que je ne suis pas si piqué que vous pourriez vous l'imaginer, il ne tiendra pas à moi que nous ne reprenions la bonne intelligence du passé. Mais après une offense si publique, il y faut un peu plus de cérémonie je ne vous la rendrai pas malaisée; je donnerai tous mes intérêts à qui vous voudrez de vos amis; et je m'assure que si un homme se pouvoit faire satisfaction à lui-même du tort qu'il s'est fait, il vous condamneroit à vous la faire à vousmême, plutôt qu'à moi qui ne vous en demande point, et à qui la lecture de vos Observations n'a donné aucun mouvement que de compassion; et certes, on me blâmeroit avec justice si je vous voulois mal pour une chose qui a été l'accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que, de tant de poëmes qui ont paru jusqu'à présent, il a été le seul dont l'éclat ait obligé l'envie à prendre la plume. Je me contente, pour toute apologie, de ce que vous avouez qu'il a eu l'approbation des savants et de la cour. Cet éloge véritable par où vous commencez vos censures détruit tout ce que vous pouvez dire après. Il suffit que vous ayez fait une folic, sans que j'en fasse une à vous répondre comme vous m'y conviez; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne. Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre, etc. »

Scudéri, qui se vantait d'avoir donné à ce pauvre Cid vingt fois de l'épée dans le corps jusqu'à la garde, sans compter un nombre infini de blessures en tous les membres, ne pouvait garder le silence. Il riposta avec une vivacité nouvelle, s'adressant cette fois à l'Académie française qu'il prenait pour juge, et prodiguant les

que, s'il peut. Soit qu'il m'attaque en soldat, soit qu'il m'attaque en écrivain, il saura que je sais me défendre de bonne grace. >

mêmes critiques et les mêmes invectives. Plusieurs écrivains, que la jalousie et la médiocrité rapprochaient de Scudéri, prirent parti contre Corneille. Claveret, Mairet, se placèrent au premier rang dans cette ligue. Le premier s'attacha surtout à démontrer que Guillem de Castro était le véritable auteur du Cid, et que Corneille n'avait fait que piller le poëte espagnol. «Il ne vous était pas bien difficile, dit-il, de faire un beau bouquet de jasmin d'Espagne, puisqu'on vous en a apporté les fleurs toutes cueillies dans votre cabinet. » Nous n'insisterons pas plus longtemps sur ces détails, car nous rencontrerions partout le même ton et les mêmes aménités. Dans la défense comme dans l'attaque, on oublia la plupart du temps les règles les plus simples de la bienséance et du bon goût, et parmi toutes les pièces, sinon apologétiques, du moins justificatives de Corneille (nous ne parlons pas de celles qu'il composa lui-même), deux seulement méritent un souvenir. L'une intitulée le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse, est, comme le remarque avec raison M. Taschereau, une sorte de résumé de l'opinion des spectateurs désintéressés; l'autre est la Lettre de Balzac à Scudéri sur ses Observations du Cid. L'auteur du Jugement, tout en reprochant à Corneille de s'être étendu en des vanités insupportables, dans les écrits qu'il avait publiés pour défendre sa pièce, dit qu'il «< faut prier ses amis de l'avertir de ne pas se laisser aller à la vanité. Le public a intérêt qu'il ne perde pas l'esprit, afin qu'il fasse encore des pièces de pareille force, en dépit de tous ceux qui s'en mêlent, qui auront peine à trouver un sujet qui soit plus suivi et plus aimé que celui-ci ; toutefois ils ne doivent pas perdre courage; ains, au contraire, cela doit les animer davantage à mieux faire s'ils peuvent, pour avoir un pareil applaudissement. Celui qu'a eu cette pièce n'a pas été sans raison; car je main. tiens que jusqu'ici rien ne s'étoit vu de si touchant que cet ouvrage; et je le défendrai contre tous comme un chef-d'œuvre éloigné de la perfection seulement de quelque cinquante degrés. S'il avoit dessein de faire une pièce utile aux comédiens, je lui donne encore plus volontiers la palme comme étant arrivé à ce qu'il prétendoit, et lui conseille de les faire toujours de la sorte, parce qu'elles seront infailliblement courues, principalement de nous autres qui sommes du peuple, et qui aimons tout ce qui est bizarre et extraordinaire, sans nous soucier des règles d'Aristote.>>

Balzac, dans l'éloge, est beaucoup plus explicite et ne fait pas de réserves: «Aristote blâme la Fleur d'Agathon, quoiqu'il dise qu'elle fut agréable; et l'Edipe peut-être n'agréoit pas, quoique Aristote l'approuve. Or, s'il est vrai que la satisfaction des spectateurs soit la fin que se proposent les spectacles, et que les maîtres même du métier aient quelquefois appelé de César au peuple, le Cid du poëte françois ayant plu aussi-bien que la Fleur du poëte

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