D. DIÈGUE. Agréable colére! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte; Viens me venger. D. RODRIGUE. De quoi ? D. DIÈGUE. D'un affront si cruel, Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel; M. Saint-Marc Girardin dit, en citant cet hémistiche: « L'honneur dans don Diegue, comme l'amour de la patrie dans le vieil Horace, fait taire l'amour paternel sans l'étouffer. Don Diègue, il est vrai, n'a pas le temps d'éprouver les alarmes qui troublent le cœur du vieil Horace et qui trahissent malgré lui sa tendresse paternelle; car, dans le Cid, la vengeance suit de près l'outrage: don Diegue ne peut pas rester déshonoré, même pendant une heure; l'orgueil espagnol ne supporterait pas cette attente, et Corneille se reprocherait de laisser reparaitre les cheveux blancs de ce vieillard avant qu'ils soient vengés. Quand don Diegue a remis sa cause aux mains de son fils, Accablé (dit-il des malheurs où le destin me range, > Caché taut que dure l'affront, il ne reparaît que lorsqu'il est venge. Nous ne voyons donc point ses alarmes pendant le combat, nous ne voyons point la lutte entre l'honneur et la tendresse pateruelle. Ce n'est pas, en effet, dans cette lutte que Corneille a mis l'intérêt de sa pièce. Il y a un autre amour plus passionné, plus vif que l'amour paternel, qui doit soutenir la lutte contre l'honneur. Les pleurs que la tendresse paternelle eût arrachés à don Diegue, eussent peut-être affaibli à nos yeux l'inflex'bilité de la loi de l'honneur; et Corneille Je te donne à combattre un homme à redouter; Ne réplique point, je connois ton amour : Percé jusques au fond du cœur D'une atteinte imprévue aussi-bien que mortelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Si près de voir mon feu récompensé, En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur le père de Chimène ! Que je sens de rudes combats! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : avait besoin que nous crussions à la fatalité de cette loi, afin, plus tard, d'ex cuser Rodrigue d'y sacrifier son amour pour Chimène. > VAR. Je l'ai vu, tout couvert de sang et ae poussière, Il faut venger un père, et perdre une maitresse. L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. Faut-il laisser un affront impuni? Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, M'es-tu donné pour venger mon honneur? Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maîtresse aussi-bien qu'à mon père; Mon mal augmente à le voulcir guérir ; Allons, mon âme; et, puisqu'il faut mourir, Mourir sans tirer ma raison! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire! Qui ne sert qu'à ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'aussi-bien il faut perdre Chimène. Oui, mon esprit s'étoit déçu. Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse : Et, tout honteux d'avoir tant balancé, Puisque aujourd'hui mon père est l'offense, Je l'avoue entre nous, quand je lui fis l'affront1, J'eus le sang un peu chaud, et le bras un peu prompt: Mais, puisque c'en est fait, le coup est sans remède. D. ARIAS. Qu'aux volontés du roi ce grand courage cède : LE COMTE. Le roi peut, à son gré, disposer de ma vie. D. ARIAS. De trop d'emportement votre faute est suivie. IVAR. Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud LE COMTE. Monsieur, pour conserver ma gloire et mon estime ', D. ARIAS. Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable, LE COMTE. Je ne vous en croirai qu'après l'expérience. D. ARIAS. Vous devez redouter la puissance d'un roi. LE COMTE. Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi. D. ARIAS. Quoi! vous craignez si peu le pouvoir souverain... LE COMTE. D'un sceptre qui sans moi tomberoit de sa main. D ARIAS. Souffrez que la raison remette vos esprits. Prenez un bon conseil. LE COMTE. Le conseil en est pris. D. ARIAS. Que lui dirai-je enfin? je lui dois rendre comple. 1 VAR. Les satisfactions n'apaisent point une ame; Ces vers parurent trop dangereux dans un temps où l'on punissait les du qu'on ne pouvait arrêter, et Corneille les supprima. (Voltaire.) |