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Sa mort, dont la mémoire allume ta fureur,
Fut un crime d'Octave, et non de l'empereur :
Tous ces crimes d'état qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne,
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis
Le passé devient juste, et l'avenir permis;
Qui peut y parvenir ne peut être coupable;
Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable 1 :
Nous lui devons nos biens, nos jours sont en sa main;
Et jamais on n'a droit sur ceux du souverain.

ÉMILIE.

Aussi, dans le discours que vous venez d'entendre,
Je parlois pour l'aigrir, et non pour me défendre :
Punissez donc, seigneur, ces criminels appas
Qui de vos favoris font d'illustres ingrats;
Tranchez mes tristes jours pour assurer les vôtres.
Si j'ai séduit Cinna, j’en séduirai bien d'autres 2;
Et je suis plus à craindre, et vous plus en danger,
Si j'ai l'amour ensemble et le sang à venger.

CINNA.

Que vous m'ayez séduit, et que je souffre encore
D'être déshonoré par celle que j'adore!

Seigneur, la vérité doit ici s'exprimer :

'Sans le vouloir et sans qu'on s'en aperçût, Corneille a assujetti ses personnages à l'ensemble des idées de son temps, de ce temps où de longs troubles avaient jeté dans la morale, encore peu avancée, quelque chose de cette incertitude qu'engendrent les liaisons de parti et les devoirs de situation: peu d'idées générales et beaucoup d'intérêts particuliers et divers laissaient une grande latitude a cette morale de circonstance, qui se forme selon le besoin des affaires et que les besoins de la conscience transforment en vertu d'État : les principes de la morale commune ne semblaient obligatoires que pour les personnes qu'un grand intérêt n'autorisait pas à les dédaigner, et Livie pouvait dire sans étonner

personne :

Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne, etc.

Un dévouement sans restriction à la cause ou à l'état que l'on avait embrasse
était une conduite qu'on pouvait ne pas approuver, mais qu'on discutait plutot
qu'on ne la condamnait peu d'actions semblaient assez coupables en elles-
mêmes pour ne pouvoir être excusées par quelques motif's particuliers; peu de
caractères étaient assez bien établis pour qu'on les crût inaccessibles à de pa-
reils motifs.
(Guizot.)

'Il semble qu'Émilie soit toujours sûre de faire conspirer qui elle voudra, parce qu'elle se croit belle. Doit-elle dire à Auguste qu'elle aura d'autres amants qui vengeront celui qu'elle aura perdu?

(Voltaire.)

J'avois fait ce dessein avant que de l'aimer;
A mes plus saints désirs la trouvant inflexible,
Je crus qu'à d'autres soins elle seroit sensible;
Je parlai de son père, et de votre rigueur,
Et l'offre de mon bras suivit celle du cœur.
Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme !
Je l'attaquai par là, par là je pris son âme;
Dans mon peu de mérite elle me négligeoit,
Et ne put négliger le bras qui la vengeoit :
Elle n'a conspiré que par mon artifice;

J'en suis le seul auteur, elle n'est que complice 1.
ÉMILIE.

Cinna, qu'oses-tu dire? est-ce là me chérir

Que de m'ôter l'honneur quand il me faut mourir?

CINNA.

Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.
ÉMILIE.

La mienne se flétrit, si César te veut croire.

CINNA.

Et la mienne se perd, si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.

ÉMILIE.

Eh bien! prends-en ta part, et me laisse la mienne;
Ce seroit l'affoiblir que d'affoiblir la tienne :

La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,

Tout doit être commun entre de vrais amants

Nos deux âmes, seigneur, sont deux âmes romaines; Unissant nos désirs nous unîmes nos haines;

De nos parents perdus le vif ressentiment
Nous apprit nos devoirs en un même moment;
En ce noble dessein nos cœurs se rencontrèrent;
Nos esprits généreux ensemble le formèrent;
Ensemble nous cherchons l'honneur d'un beau trepas :
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas.

'Pourquoi toute cette contestation entre Cinna et Émilie est-elle un peu froide? c'est que, si Auguste veut leur pardonner, il importe fort peu qui des deux soit le plus coupable; et que, s'il veut les punir, il importe encore moins qui des deux a séduit l'autre. Ces disputes, ces combats à qui mourra l'un pour l'autre font une grande impression quand on peut hésiter entre deux personnages, quand on ignore sur lequel des deux le coup tombera, mais non pas quand tous les deux sont condamnés et condamnables. (Voltaire.)

AUGUSTE.

Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide;
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez;
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez;
Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime,
S'étonne du supplice aussi-bien que du crime.
Mais enfin le ciel m'aime, et ses bienfaits nouveaux
Ont arraché Maxime à la fureur des eaux.

SCÈNE III.

AUGUSTE, LIVIE, CINNA, MAXIME,
ÉMILIE, FULVIE.

AUGUSTE.

Approche, seul ami, que j'éprouve fidèle.

MAXIME.

Honorez moins, seigneur, une âme criminelle.

AUGUSTE.

Ne parlons plus de crime après ton repentir,
Après que du péril tu m'as su garantir;
C'est à toi que je dois et le jour et l'empire.

MAXIME.

De tous vos ennemis connoissez mieux le pire:
Si vous régnez encor, seigneur, si vous vivez,
C'est ma jalouse rage à qui vous le devez.

Un vertueux remords n'a point touché mon âme;
Pour perdre mon rival j'ai découvert sa trame;
Euphorbe vous a feint que je m'étois noyé
De crainte qu'après moi vous n'eussiez envoyé :
Je voulois avoir lieu d'abuser Émilie,
Effrayer son esprit, la tirer d'Italie,

Et pensois la résoudre à cet enlèvement
Sous l'espoir du retour pour venger son amant;
Mais, au lieu de goûter ces grossières amorces,
Sa vertu combattue a redoublé ses forces,
Elle a lu dans mon cœur; vous savez le surplus,
Et je vous en ferois des récits superflus.
Vous voyez le succès de mon lâche artifice :
Si pourtant quelque grâce est due à mon indice,

Faites périr Euphorbe au milieu des tourments 1,
Et souffrez que je meure aux yeux de ces amants.
J'ai trahi mon ami, ma maîtresse, mon maître,
Ma gloire, mon pays, par l'avis de ce traître;
Et croirai toutefois mon bonheur infini,

Si je puis m'en punir après l'avoir puni.

AUGUSTE.

En est-ce assez, ô ciel! et le sort pour me nuire
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers
Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire;
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convic 2 :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie;
Et, malgré la fureur de ton lâche dessein 3,
Je te la donne encor comme à mon assassin.

Commençons un combat qui montre par l'issue

'On lisait dans les premières éditions:

A vos bontés, seigneur, j'en demanderai deux,

Le supplice d'Euphorbe, et ma mort à leurs yeux.

Dans l'in-fol. de 1663, Corneille changea ces deux vers comme on les voit ici. Mais il parait qu'il ne fut pas satisfait de cette correction, car, dans l'in-12 de 1682, par lui revu, et qu'après sa mort on réimprima en 1692, il revint à l'ancienne leçon, et, je crois, fit bien. (Renouard.)

Ce que dit Auguste est admirable; c'est là ce qui fit verser des larmes au grand Condé, larmes qui n'appartiennent qu'à de belles àmes.

De toutes les tragédies de Corneille, celle-ci fit le plus grand effet à la cour, et on peut lui appliquer ces vers du vieil Horace :

C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits...

C'est d'eux seuls qu'on attend la véritable gloire.

.De plus on était alors dans un temps où les esprits, animés par les factions qui avaient agité le règne de Louis XIII, ou plutôt du cardinal de Richelieu, étaient plus propres à recevoir les sentiments qui règnent dans cette pièce. Les premiers spectateurs furent ceux qui combattirent à la Marfée, et qui firent la guerre de la Fronde. Il y a d'ailleurs dans cette pièce un vrai continuel, un développement de la constitution de l'empire romain qui plait extrêmement aux hommes d'État; et alors chacun voulait l'être.

J'observerai ici que dans toutes les tragédies grecques, faites pour un peuple si amoureux de sa liberté, on ne trouve pas un trait qui regarde cette liberté ; et que Corneille, né Français, en est rempli. (Voltaire.)

On lit destin dans toutes les éditions anciennes, jusques et compris l'in-12 de 1692, copie de l'in-12 de 1682, revu par Corneille.

(Renouard.)

Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t'en avois comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avois donnée
Reçois le consulat pour la prochaine année.

Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang;
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.

ÉMILIE.

Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connois mon forfait qui me sembloit justice,
Et, ce que n'avoit pu la terreur du supplice,
Je sens naître en mon âme un repentir puissant;
Et mon cœur en secret me dit qu'il y consent.
Le ciel a résolu votre grandeur suprême;

Et pour preuve, seigneur, je n'en veux que moi-même :
J'ose avec vanité me donner cet éclat,

Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'état.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle,
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.

CINNA.

Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses?
O verlu sans exemple! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand!

AUGUSTE.

Cesse d'en retarder un oubli magnanime;
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
Il nous a trahis tous; mais ce qu'il a commis
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
(à Maxime.)

Reprends auprès de moi ta place accoutumée;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée;
Qu'Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour;

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