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ADAME de M*** et madame de T***, sa sœur, lasses des operas de monsieur Quinaut, proposerent au Roy d'en faire faire un par monsieur Racine, qui s'engagea assez legerement à leur donner cette satisfaction, ne songeant pas dans ce moment-là à une chose dont il estoit plusieurs fois convenu avec moy, qu'on ne peut jamais faire un bon opera parce que la musique ne sçauroit narrer; que les passions n'y peuvent estre peintes dans toute l'estenduë qu'elles demandent; que d'ailleurs elle ne sçauroit souvent mettre en chant les expressions vrayment sublimes et courageuses. C'est ce que je luy representay quand il me declara son engagement, et il m'avoüa que j'avois raison;

Boileau 11.

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pour ces

mais il estoit trop avancé pour reculer. Il commença dés-lors en effet un opera, dont le sujet estoit la chûte de Phaëthon. Il en fit mesmes quelques vers qu'il recita au Roy, qui en parut content. Mais, comme monsieur Racine n'entreprenoit cet ouvrage qu'à regret, il me témoigna resolument qu'il ne l'acheveroit point que je n'y travaillasse avec luy, et me déclara avant tout qu'il falloit que j'en composasse le prologue. J'eus beau luy representer mon peu de talent sortes d'ouvrages, et que je n'avois jamais fait de vers d'amourette, il persista dans sa résolution, et me dit qu'il me le feroit ordonner par le Roy. Je songeay donc en moy mesme à voir de quoy je serois capable, en cas que je fusse absolument obligé de travailler à un ouvrage si opposé à mon genie et à mon inclination. Ainsi, pour m'essayer, je traçay sans en rien dire à personne, non pas mesme à monsieur Racine, le canevas d'un prologue, et j'en composay une premiere scene. Le sujet de cette scene estoit une dispute de la Poësie et de la Musique, qui se querelloient sur l'excellence de leur art, et estoient enfin toutes prestes à se separer, lorsque tout à coup la deesse des accords, je veux dire l'Harmonie, descendoit du ciel avec tous ses charmes et tous ses agrémens, et les reconcilioit. Elle devoit dire ensuite la raison qui la faisoit venir sur la terre qui n'estoit autre que de divertir le

prince de l'univers le plus digne d'estre servi et à qui elle devoit le plus, puisque c'estoit luy qui la maintenoit dans la France, où elle regnoit en toutes choses. Elle adjoustoit ensuite que, pour empescher que quelque audacieux ne vinst troubler, en s'élevant contre un si grand prince, la gloire dont elle joüissoit avec luy, elle vouloit que dés aujourd'huy mesme, sans perdre de temps, on representast sur la scene la chute de l'ambitieux Phaëthon. Aussi-tost tous les poëtes et tous les musiciens, par son ordre, se retiroient et s'alloient habiller. Voilà le sujet de mon prologue, auquel je travaillai trois ou quatre jours avec un assez grand dégoust, tandis que monsieur Racine, de son costé, avec non moins de dégoust, continuoit à disposer le plan de son opera, sur lequel je luy prodiguois mes conseils. Nous estions occupez à ce miserable travail, dont je ne sçay si nous nous serions bien tirez, lorsque tout à coup un heureux incident nous tira d'affaire. L'incident fut que, monsieur Quinaut s'estant presenté au Roy les larmes aux yeux, et luy ayant remonstré l'affront qu'il alloit recevoir s'il ne travailloit plus au divertissement de Sa Majesté, le Roy, touché de compassion, declara franchement aux dames dont j'ay parlé qu'il ne pouvoit se resoudre à luy donner ce déplaisir. Sic nos servavit Apollo. Nous retournasmes donc, monsieur Racine

et moy, à nostre premier employ, et il ne fut plus mention de nostre opera, dont il ne resta que quelques vers de monsieur Racine, qu'on n'a point trouvez dans ses papiers après sa mort, et que vraisemblablement il avoit supprimez par delicatesse de conscience, à cause qu'il y estoit parlé d'amour. Pour moy, comme il n'estoit point question d'amourette dans la scene que j'avois composée, non seulement je n'ay pas jugé à propos de la supprimer, mais je la donne icy au public, persuadé qu'elle fera plaisir aux lecteurs, qui ne seront peut estre pas fachez de voir de quelle maniere je m'y estois pris pour adoucir l'amertume et la force de ma poësie satirique, et pour me jetter dans le stile doucereux. C'est de quoy ils pourront juger par le fragment que je leur presente icy, et que je leur presente avec d'autant plus de confiance, qu'estant fort court, s'il ne les divertit, il ne leur laissera pas du moins le temps de s'ennuyer.

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