Page images
PDF
EPUB

éternelles, et, en ce sens là, Wronski entre dans mon cadre, n'est-il pas vrai?

Mais enfin, Monsieur, on doit du respect...

Oh! ici, Madame, permettez-moi une profession de foi. Je ne respecte rien à priori; j'étudie et je me prononce en toute sincerité et loyauté: voilà tout. Je regrette d'être provoqué à vous le dire, à vous dont je me plais à honorer le culte pour Wronski, mais je ne tremble à l'approche d'aucun sanctuaire, et je ne tremblerai certainement pas à l'approche du sanctuaire de ce que vous appelez, avec de bonnes raisons sans doute, la Vérité Absolue. J'ai en moi un flambeau qui est plus saint que tous les saints des saints de la terre, un flambeau qui a été évidemment allumé par Dieu, celui-là: je veux parler de ma raison, quand elle est, comme je m'efforce de la maintenir, calme, sincère, désintéressée. Avec ce flambeaulà, voyez-vous, Madame, j'affronte tous les dieux cachés, quelque terrible que soit le mystère où ils s'enveloppent, et je suis sûr d'une chose, c'est que, parmi ces dieux, s'il en est un de véritable, celui-là me bénira de l'avoir cherché sans bandeau sur les yeux, sans faiblesse dans l'esprit et sans timidité au cœur. Madame, en fait de philosophes réputés sublimes, comme en fait de manitous réputés sacrés, il n'y a que les indigents qui craignent le jugement de la raison et les scélérats qui fuient la lumière.

Vous qui me parlez ainsi, Monsieur, vous n'avez donc

pas la foi?

-

Qu'est-ce que cela, Madame, la foi?

Mais, Monsieur, ce qu'on entend par là d'ordinaire, la croyance à la vérité révélée.

Wronski avait donc cette foi-là, Madame?

Bien certainement.

Et il y est mort?

Bien certainement.

Ah! bah!....

Comment, ah! bah!... mais vous ne croyez donc à rien, vous? Cela me fait vraiment de la peine, de vous voir dans une pareille disposition d'esprit.

Je vous en offre autant, madame, avec tout le respect que je vous dois.

Comment cela ?

Oui, Madame, cela me fait toujours de la peine, une peine réelle, de voir des intelligences élevées sortir du bon sens, pour entrer dans la crédulité, et pour baser leur philosophie sur un dîner de pomme et sur un serpent qui parle.

Mais, Monsieur, ce n'est pas de la crédulité, c'est une certitude résultant de preuves que.....

Que je connais, Madame; car, je vous supplie de le croire, je ne suis pas un esprit fort qui blasphême ce qu'il ignore; je laisse la brutalité de la négation sans motifs aux gens qui, une fois convertis, ont la brutalité de la certitude sans preuves; j'ai manié tous vos arguments; je les sais par cœur; j'ai senti le côté par où ils peuvent troubler l'âme et lui inspirer des inquiétudes et des doutes; j'ai expérimenté l'atmosphère intellectuelle où vous vivez; et je vous déclare que ce que vous adorez, va s'effacer de la conscience humaine, parce que cela est un conte de l'enfance, présenté, avec différents épisodes, à toutes les nations mineures; parce que cela fait pitié à la virilité du siècle; parce que cela n'est plus en harmonie avec la propreté intellectuelle que nous a créé la civilisation.

Mais, encore une fois, à quoi croyez-vous donc ?
A quoi je crois?

Oui, à quoi?

Je crois en bien des choses, Madame. Il est des points sur lesquels j'ai des aspirations, des désirs, mais point de certitude absolue: ce sont les points de doctrine qui se rattachent à l'infini. A cet égard, je prétends que les ignorants, les orgueilleux, et les exploiteurs d'âmes tout seuls, peuvent dire qu'il 'ils ont des informations certaines. Oui, madame, je ne vois que des imbéciles ou des charlatants dans les gens qui veulent m'enseigner exactement comment le premier Eon engendre le second Eon, et comment le troisième Eon procède des deux autres. J'admire en ces docteurs-là le chef-d'oeuvre de l'ineptie impudente, et, je ne vous le cache pas, il ne me suffit pas de les mépriser: comme leurs effrontées imaginations n'ont cessé de troubler le monde, je sens parfois contre eux un sentiment plus vif et plus amer que le mépris! Mais je vous entends; vous me dites: Que mettez-vous à la place? que croyez-vous? D'abord, il y a des choses qu'on laisse mourir tout simplement et qu'on ne remplace pas. Non, Madame, on ne remplace pas la queue de cheval consacrée avec laquelle les chamanes, chez les Samoièdes, chassent les mauvais esprits pour de l'argent! Non, Madame, la culotte de saint Pancrace ne se remplace point! On laisse pourrir ces choses-là: c'est leur destinée. Cela grossit le fumier des superstitions éteintes. Restez tranquille: ce n'a jamais été la fiente du grand Lama qui a moralisé le monde. Le monde, Madame, se moralise par l'éducation, par l'amélioration de l'hygiène publique, par la lumière de la civilisation. Le monde se moralise par un bon code, qui consacre

l'égalité de tous les citoyens devant la loi, devant la morale éternelle, devant les charges et les récompenses publiques. Le monde se moralise par un enseignement de plus en plus universalisé, où tout concourt à relever les droits de la propriété résultant du travail, les saintes joies de la famille organisée suivant un légitime esprit de liberté, les gloires du dévouement à la société et à la patrie. Le monde se moralise par de gouvernements qui ne se croient institués que pour servir à l'avantage de tous. Le monde enfin se moralise par l'introduction du raisonnement dans la vie sociale. Regardez donc autour de vous, Madame: comparez donc l'humanité d'à présent qui discute avec l'humanité d'autrefois qui croyait. Quelle prédication de fait en faveur de mes idées! la supériorité de nos temps sur le moyen-âge, même au point de vue des moeurs proprement dites, est tellement éblouissante, qu'il faut ne pas savoir un mot d'histoire pour la nier, ou même pour en douter. Je vous le dis, Madame, et je vous le dis avec une ardeur de conviction que je voudrais vous faire partager, je ne crois plus aux queues de cheval sacrées, depuis que je sens en mon cœur l'aspiration du grand infini; je ne crois plus à la fiente du grand Lama, depuis que je respecte et que j'aime toute l'humanité; je ne crois plus à ceux qui se sont faits eunuques pour l'amour de Vichnou, depuis que je crois à la famille, la sainte famille! je ne crois plus au diable-serpent qui rend le mal fatal parmi les hommes, depuis que je crois la vertu qui se fait violence, et qui remporte des victoires; je ne crois plus à l'Enfer, depuis que je crois au Ciel!

Je serais entraîné beaucoup trop loin, si je voulais reproduire toutes les diverses argumentations que m'opposa Madame Wronski en faveur de sa religion. Elle me parla avec beaucoup de charme des consolations qu'elle trouvait dans la foi. Devant cet argument tout personnel, je n'insistai pas, et je pris congé, emportant de ma vénérable interlocutrice un bon et agréable souvenir. C'est vraiment une femme de mérite. Elle a publié récemment une petite brochure sur la doctrine de son mari. On remarque dans cette brochure, intitulée: Petit Traité de métaphysique élémentaire, une habitude des hautes spéculations, bien rare chez une femme. Madame Wronski, dans ce petit travail, ne réussit pas, comme elle se le propose, à éclaircir la très obscure doctrine de l'Absolu, mais, ce à quoi elle n'a peut-être point songé, elle réussit à se faire connaître comme l'une des trois ou quatre femmes d'Europe qui sont capables d'entendre la philosophie transcendante.

Au moment où j'allais la quitter, Madame Wronski, sur ma

demande, m'avait prêté quelques volumes de son mari, entre autres les Cent pages et la Réforme du savoir humain. Je n'eus rien de plus pressé que de les lire: mais quel ne fut pas mon désappointement! Wronski, que je n'avais jamais étudié jusque-là, se trouvait être une nature hautaine, orgueilleuse, pleine d'elle-même, et, avec cela, un esprit sec, hostile à toutes les aspirations de ma religion humanitaire. Par suite de ma visite à sa digne veuve, j'avais commencé à lire ses ouvrages avec le désir de les trouver admirables; je les trouvais médiocres, ridicules, monstrueux à certains égards. Cette idole, que je pensais sublime sous son voile mystérieux, était un colosse aux pieds d'argile, qui mérite entièrement l'obscurité où il est pour la plupart de ses contemporains.

J'étais, je l'avoue, fort désolé de cette découverte, et lorsque, le 5 ou 6 septembre 1854, je me mis à écrire la notice philosophique qu'on lira plus bas, ce fut en me faisant violence que je portai des jugements aussi sévères; mais enfin, la vérité avant tout: parceque j'avais été bien accueilli chez la veuve de Wronski, ce n'était pas une raison pour moi de trouver Wronski admirable.

J'avais achevé, depuis près d'un mois, mon travail sur l'auteur de la Réforme du savoir humain, lorsqu'on m'apporta la brochure de Madame Wronski, dont j'ai parlé plus haut, Petit Traité de métaphysique élémentaire. Madame Wronski avait écrit de sa main sur la couverture: «à Monsieur Erdan, souvenir de la part de l'auteur.

On conçoit que cette politesse renouvela mes chagrins, à propos de ma sévère étude sur la philosophie de l'Absolu. Tout pécheur que je puisse être, je confesse que c'est une douleur cuisante pour moi, d'être la cause d'une souffrance morale quelconque pour un de mes frères humain. C'est une forme de l'égoïsme si l'on veut; mais je suis horriblement malheureux, de penser qu'on est malheureux par moi. L'idée que mon livre, arrivant aux mains de l'honorable veuve que j'avais visitée, affligerait sa religion conjugale, me tourmentait déjà beaucoup; quand le souvenir du Petit Traité de métaphysique me fut remis, cette idée me donna le cauchemar.

Dans ma naïveté, je crus devoir prévenir le coup que j'allais porter. J'écrivis, currente calamo, et dans ce premier mouvement du cœur où l'on ne devrait jamais écrire, la lettre

suivante :

ser.

«TRES HONOREE DAME,

Yvry-sur-Seine, le 9 octobre 1854

<«<Je reçois la brochure que vous avez bien voulu m'adresJe me propose de l'étudier pour en faire mention dans ma France mystique, car, quoique vous ayez semblé vous y opposer, par modestie, dans l'entrevue que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous, je ne pourrai me dispenser de mettre votre personnalité à côté de celle de Wronski, dont vous êtes la légatrice intellectuelle.

[ocr errors]

«Je regrette seulement une chose, Madame, et je vous fais part de ce sentiment avec la même franchise qui a présidé à mon entretien avec vous, je regrette d'avoir beaucoup, beaucoup de mal à dire des idées de votre mari. Il peut avoir raison contre moi, je le sais; mais ce que je sais aussi, c'est que j'ai rarement trouvé d'intelligence en aussi profond désaccord avec la mienne, et dont les opinions et les tendances me fussent aussi antipathiques. Vous allez être bien étonnée de ce que je vous dis là, Madame, vous qui avez pour l'œuvre de votre mari un si profond attachement d'esprit et de cœur: mais que voulez-vous que j'y fasse? Mon jugement, tel que je vous le formule, est le résultat d'une étude sincère et loyale, et le fari quæ sentio, est pour moi une nécessité.

«Au reste, Madame, si vous n'y trouvez pas d'inconvénient, j'aurai l'honneur de vous revoir encore avant de mettre la dernière main à mon travail sur votre mari. Peut-être la vérité gagnera-t-elle quelque chose aux avis toujours respectés d'une personne vénérable, dont je suis heureux de me dire le serviteur respectueux.

« A. ERDAN.»

Trois ou quatre jours après, la poste m'apporta la diatribe que voici, diatribe fort spirituelle, je le reconnais, mais prodigieusement insolente.

Paris, le 12 octobre 1854.

« Monsieur,

"A mon retour de la campagne je reçois votre lettre, et j'y réponds aussitôt, avec tout l'empressement qu'elle mérite.

«Je ne puis que vous remercier infiniment de l'aimable franchise dont vous usez envers moi en me prévenant que vous

« PreviousContinue »