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Deuxièmement. -La systématisation historique de M. Comte, très favorable aux réacteurs de tous les temps et de tous les pays, et positivement exclusive des types négateurs et révolutionnaires, est contraire à la justice: voilà pour ce qui est de la doctrine elle-même.

J'insiste sur ces deux chefs de critique.

L'absence des conditions de popularité est saillante dans le calendrier de M. Comte. Il n'y admet, en effet, que les types supérieurs, et en quelque sorte aristocratiques, qui s'imposent à l'intelligence, et il n'y donne qu'une place médiocre aux types modestes, qui appartiennent au domaine de la morale et du cœur. Sous ce rapport, le calendrier chrétien répond bien mieux à la nature. On y trouve beaucoup moins bonne et moins illustre compagnie que chez Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint-Paul, Charlemagne, Dante, Guttenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric II et Bichat; mais les classes populaires s'y arrangent parfaitement dans la société de moins haute volée de ces bons petits saints, qui ont exercé leurs métiers, mené leur vie, pratiqué leurs humbles vertus. Le calendrier de M. Comte excite à la vénération; il n'engage pas suffisamment à l'imitation, qui doit être la grande affaire du culte; en un mot, il est bon pour les hommes de loisir, de science et de cabinet; il n'est pas bon pour le peuple. toutes les critiques qu'on peut lui adresser, celle-là est la plus grave, et, si ce livre tombe sous les yeux de l'éminent philosophe, je désire vivement, dans l'intérêt même de la grande oeuvre à laquelle il préside en ce siècle, qu'elle soit de sa part l'objet d'un examen attentif

De

Le second reproche que je fais au système commémoratif de M. Comte, c'est de refuser aux hommes de pensée, dans l'ordre intellectuel, cet excitant moral que je lui reproche de refuser aux classes laborieuses dans l'ordre moral. De même, en effet, que le peuple n'a point à imiter dans tous ces grands hommes, de même les hommes de science et d'idées ont peu de chose à imiter dans tous ces illustres conservateurs. M. Auguste Comte est vraiment bien injuste envers les esprits négateurs: il oublie que les négateurs furent, de tout temps, les plus belles et les plus généreuses natures, les natures les plus aimantes, et les plus sympathiques à l'humanité. A ce titre seul, ils ont droit à notre admiration, et nous affirmons, que mettre leurs physionomies à l'écart, dans la galerie du passé, c'est dessécher l'histoire, de même que, repousser leur concours dans l'avenir, fût-ce dans le monde que rêve M. Comte, ce serait arrêter la marche du progrès, et river la société à toutes les

pétrifications sacrées qu'engendre l'esprit d'orgueil et de ty

rannie.

Les négateurs et les destructeurs, que semble mépriser tant le chef du positivisme, ont rendu à l'humanité des services qu'elle n'oubliera pas. Organes des grands ébranlements intellectuels et politiques, ils ont, dans le vrai Panthéon, celui de la conscience universelle, une place qu'aucun système ne saurait leur enlever. Cela est bon à un esprit systématique, et qui n'envisage jamais, sans une inconcevable aigreur, les gloires contemporaines ou récentes, de nier l'efficacité de l'action individuelle des révolutionnaires, soit de la pensée, soit de la politique, sur les événements auxquels on attache leurs noms; mais, que M. Comte se le persuade, cette appréciation bizarre ne fera pas fortune. On sentira éternellement que c'est une utile et grande destinée, de s'appeler Luther, et de mettre le feu aux bulles papales, pour appeler les cultes éhontés à la pudeur; de s'appeler Voltaire, et de faire rire la France de ses superstiti ons ou grotesques ou cruelles, pour la préparer à la liberté de la conscience et de la pensée; de s'appeler Rousseau, et de s'attaquer à l'arbitraire, pour inaugurer ensuite cette sublime affirmation de la justice, de l'indépendance, de l'égalité, qui aboutit finalement à la déclaration des droits de l'homme; de s'appeler... comment dirons-nous? de s'appeler la France révolutionnaire du 14 juillet 1789, et de nier la Bastille, pour aboutir à la Constitution!

Il y a, dans l'exposé des motifs qui précède le calendrier de M. Auguste Comte, un passage qui m'a surtout indigné: «Mal«gré leur utilité passagère, dit-il, les services négatifs de ces «<hommes (Luther, Calvin, Rousseau, Voltaire, etc.) exigent «<trop peu de valeur intellectuelle, et supposent de trop vicieu«ses dispositions morales, pour admettre la consécration per<< sonnelle.>>

Quoi! c'est vous, Monsieur, qui êtes la formule suprême de la négation, vous qui êtes un destructeur avoué de la dernière des croyances religieuses, celle qui aspirait vers un Dieu providentiel et rémunérateur; c'est vous, qui n'avez la faculté de penser ces choses hardies, et le droit de les dire publiquement, que parce que ces hommes vous ont préparé les voies philosophiques, et vous ont détruit les obstacles provenant du pouvoir politique, c'est vous qui leur refusez la moralité et le talent! C'est vous qui refusez au chef des huguenots, à Calvin, son incontestable honneur, celui d'avoir remis en vigueur, dans la chrétienté, la gravité des anciennes moeurs, la simplicité et l'honnêteté de la vie évangélique! C'est vous que refusez le ta

lent à cet homme colossal qui, pour notre pays, a amené et fixé la métaphysique juste au point où vous l'avez prise; qui, d'un style admirable, dans sa simplicité éloquente, nettoya la pensée française obstruée par mille immondices, qui créa la philosophie historique; qui implanta chez nous les grandes découvertes newtoniennes; qui fut un type unique dans l'histoire littéraire, réunissant en lui la triple gloire de la science presque universelle des faits, de la logique pénétrante dans les idées, et de la belle poésie dans la forme; c'est vous qui refusez le talent à VOLTAIRE!

O grand homme! celui-là aussi est donc contre toi! Ce n'était pas assez que les Geoffroy, les de Maistre, les Nicolas, les Nicolardot, les Berbiguier-Mirville, les Fréron-Veuillot, et autres agents de sacristie, eussent insulté à ton génie comme écrivain et à ta mémoire comme homme. Il fallait que les mêmes insultes te fussent prodiguées par les organes les plus élevés de la pensée libre du XIXe siècle. Il fallait que la poésie, la haute et éternelle poésie, celle qui est signée de noms tel que celui d'Hugo, te transformât en croquemitaine, destiné à épouvanter les jeunes filles. Il fallait que tous les partis, économiques, politiques, littéraires, même les plus radicaux, te reniassent nommément, heureux quand ils ne te jetaient pas de la boue. Il fallait que toutes les écoles philosophiques tinssent à honneur de t'excommunier, celle-ci pour ce qu'elle appelait ton inaptitude métaphysique, celle-là pour ce qu'elle signalait_comme l'immoralité de tes tendances; cette autre pour ce qu'elle trouvait d'excessif dans tes négations; que sais-je? Tu fus honni, bafoué jusque dans les derniers recoins du monde intellectuel, et dans ce vaste champ de l'esprit français, qu'a si merveilleusement échauffé et fécondé ton étincelant génie, c'est à peine si ta mémoire a trouvé un sanctuaire dans l'âme de quelque obscur rêveur tel que moi, ému d'une si honteuse ingratitude!

O Voltaire! il me semble entendre, en ce moment, quelqu'une de tes charmantes et sanglantes ironies. Quand Fréron, quand Clément, quand Patouillet, quand Nonotte, critiquaient tes oeuvres, tu leur disais: «Clément trouve que je n'ai pas « de talent; c'est possible; seulement je ne crois pas que Clé«ment ait éclipsé toute la littérature par ses hautes capacités. << Patouillet est d'avis que Zaire ne vaut rien qu'il fasse «< mieux, et j'irai l'applaudir. Nonotte pense qui je suis un igno«rant en matière de religion et de philosophie: que ce savant << homme veuille bien m'éclairer de ses lumières.»>

Et moi je dis à tes détracteurs de ce siècle, à tes détracteurs rationalistes et indépendants surtout:

Vous trouvez que Voltaire n'entend rien à la philosophie, que l'auteur de la Philosophie de Newton, des Eléments de métaphysique à l'usage de madame Duchâtelet, du Philosophe ignorant, etc., est un médiocre penseur. Dites-nous donc alors ce que vous entendez par un penseur! Sauf la question de la déité antropomorphique, dans laquelle Voltaire a payé au sentiment universel le tribut que ne lui ont pas refusé Descartes Locke et Condillac, en quelle matière philosophique a-t-il manqué d'audace, de rigueur, de précision? Il n'avait pas de philosophie, l'homme qui a fait rationaliste l'âme de la France! Il a été inutile, le métaphysicien lucide qui a vulgarisé, pour les derniers bourgeois, les grandes conclusions du libre examen et de la libre pensée! Il a été inutile, ce métaphysicien sublime dans son terre-à-terre, qui a si merveilleusement préparé le terrain à vos travaux, à vous tous qui l'injuriez, aussi bien qu'aux élucubrations plus complètes encore et plus radicales de l'avenir !

Qu'est-ce donc un peu qu'un métaphysicien? Je voudrais bien le savoir. Est-il absolument nécessaire, pour mériter ce titre, d'écrire, dans un style entortillé, des pensées obscures? Est-il indispensable de mettre en charabias incompréhensible des vérités claires comme le jour? Ah! si ce sont là les conditions de la métaphysique, je suis de votre avis, il n'y en a pas un mot dans Voltaire. Le premier des métaphysiciens, c'est Wronski, l'homme à la Loi de création et à l'Essence de l'absolu!

Vous trouvez que la méthode voltairienne est mauvaise, cette méthode qui a produit ce résultat que j'indiquais tout à l'heure, de faire rationaliste, pendant un moment, l'âme de la France. Que dirai-je donc de la vôtre, moi? Qu'avez-vous donc fait de cette âme de la France, que Voltaire et la Révolution, sa fille, vous avaient ainsi laissée? Qu'en ont donc fait les lâchetés cousino-kanto-platoniciennes? Qu'en ont donc fait les théories historiques des saint-simoniens, élèves de de Maistre? Qu'en ont donc fait les pieuses accointances de l'école de Fourier? Qu'en ont donc fait les concessions des Reynaud, des Pelletan, et de toutes les belles âmes illogiques? Qu'en ont donc fait les libératreries chrétiennes et ultramontaines de Buchez? Qu'en ont donc fait les miévreries religiositaires des Lamartine et de toute la meute poétique?

Ce que ces choses ont fait de l'esprit français? Regardez autour de vous, et voyez. Cela donne, en vérité, le tremblement de la colère, de voir tous ces aveugles qui s'agitent et se démènent, en se croyant attelés au char de la civilisation et du progrès, et qui, sans le savoir, sans vouloir qu'on le leur

dise, poussent à la roue d'un char qui nous ramène le moyenâge, avec son horrible déesse, la statue au front voilé qui tient, d'une main, le calice des dures croyances, et, de l'autre, le glaive de l'inquisition!

O Voltaire que ce colossal triomphe de Fréron-Veuillot t'a bien vengé de tes insulteurs!

Pour moi, dans la certitude où je suis de voir réhabiliter ta grande mémoire, je m'expose volontiers aux railleries que m'attirera peut-être la vénération dont j'entoure ta puissante personnalité. La littérature de la fantaisie et les philosophes du feuilleton trouveront, sans doute, bien méprisable ce nouveau venu, qui croit à ton génie. Mais ce nouveau venu est tranquille: il a appris de toi, ô Voltaire, cette gaîté gouailleuse, cette placidité sereine, qui vous fait trouver un refuge inaccessible à tous les traits de la malignité, dans une profonde et ardente conviction du cœur et de l'esprit!

CHAPITRE VIII.

Criticisme français, ou Nouveau positivisme,
DE CHARLES RENOUVIER.

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Un homme de quarante ans environ, fluet et à l'air maladif, d'assez haute taille, au crâne allongé, et au front bombé d'idéal; un type à la fois austère et doux, avec une forte teinte de mélancolie; un grand penseur d'une rare modestie, qui prati que avec simplicité la Vie Cachée, l'ama nesciri de l'Imitation de Jésus-Christ; un saint de la philosophie radicale; un anachorète de la science libre; un Pascal du rationalisme: voilà

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quel est le personnage dont je viens d'écrire le nom en tête de ce chapitre, Charles Renouvier, enfant de la bourgeoisie de Montpellier, cœur chaud, qui a commencé à battre sous le soleil de midi, tête rêveuse et mystique, que l'on dirait formée vers les régions du nord.

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