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«la part qu'elle eut à l'introduction du sentiment dans la raison «< positiviste) doit donc faire respecter et même partager mon «< culte intime envers l'ange incomparable d'où procèdent à la « fois mes inspirations principales et leur meilleure exposition. «Après de tels services, ma sainte interlocutrice devra bientôt «être chère à toutes les âmes vraiment régénérées. Désormais <«< inséparable de la mienne, sa propre glorification constitúra « ma plus précieuse récompense.»

S'il m'est permis de dire ici ma pensée, Dante et Pétrarque, plus chauds en amour, étaient moins vaniteux. Je n'aime point voir donner ainsi des ordres à la postérité, et je suis choqué, dans un poème de tendresse, de trouver les sèches et raides préoccupations de l'orgueil.

J'aurai achevé cette épisode, ou plutôt, comme dit notre philosophe, en un langage où suinte la vénération qu'il a pour sa propre personne, ce précieux épisode, en disant que M. Comte a voulu être représenté dans un tableau avec sa «sainte compagne.» Ce tableau, peint par l'éminent statuaire Antoine Etex, a été reproduit par la gravure. On y voit un groupe de quatre personnes: M. Auguste Comte assis et, à son côté, ses trois anges gardiens, comme il les appelle, dont deux vivent de la vie subjective, c'est-à-dire de l'existence du souvenir: ce sont la mère du révélateur et madame Clotilde de Vaux; et dont le troisième, encore en vie objective, c'est-à-dire réelle et actuelle, est «l'éminente prolétaire » qui donne des soins dévoués à M. Comte, rue Monsieur-le-Prince, no 10,- Sophie Bliot.

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Sans entamer la matière des prochains chapitres, la matière de la doctrine, et pour compléter ce qui concerne madame de Vaux, comme pour donner tout de suite une idée d'ensemble de l'homme étrange que nous étudions, expliquons dès maintenant sa théorie des anges gardiens.

M. Comte n'admettant pas l'âme ni, conséquemment, ce qu'on a appelé jusqu'ici l'existence future, propose, comme récompense ultérieure aux vies pures, justes et élevées, l'incorporation au Grand-Etre, qui est la portion de l'Humanité digne d'être honorée dans nos souvenirs. C'est ce qu'il appelle la vie subjective, c'est-à-dire la vie dans la pensée des sujets actu ellement vivants et pensants. Entrées dans la vie subjective, les personnes qui nous ont été chères peuvent devenir pour nous l'objet d'un véritable culte d'adoration, auquel il nous

est loisible d'associer aussi quelques << dignes types » encore vivant de la vie objective. Ces êtres adorés deviennent ainsi des anges gardiens. Voilà en quelle sorte M. Comte a pour anges gardiens subjectifs madame Comte, sa mère, et madame Clotilde de Vaux, son épouse mystique, et pour ange gardien objectif, son excellente domestique Sophie Bliot.

M. Comte, depuis l'organisation définitive de sa société positiviste en église pratiquante, rend à ses anges gardiens un culte véritable, un culte de latrie, comme s'exprime l'ancienne langue théologique. Il va vénérer, chaque semaine, le saint tombeau de madame de Vaux. Il lui adresse, ainsi qu'à sa mère et à sa fidèle domestique, de vraies prières, auxquelles ne manque même pas, comme on le verra plus bas, l'équivalent du signe de croix. Je cite:

"

«Le culte de ma digne compagne a seul ranimé celui de ma << digne mère. La vénérable inage de Rosalie Boyer s'est de plus en plus combinée avec l'aimable présence de Clotilde «de Vaux, d'abord dans ma visite hebdomadaire à la tombe «< chérie, et ensuite pendant mes prières quotidiennes. Ces deux «anges si concordans qui présidèrent aux deux phases de mon <«< initiation_morale, seront, j'espère, à jamais réunis par la « reconnaissance de l'humanité envers l'ensemble de mes servi Leur commune adoration indique l'heureuse tendance « de mon culte......>>

<<< ces.

Un peu plus bas, voici ce qui est dit de la domestique dé

vouée:

«Cette double garde subjective se trouve complétée par la <«< sainte influence objective que mon cœur reçoit journellement <«< de l'éminente prolétaire qui daigna se vouer à mon service <«< matériel, sans soupçonner qu'elle m'offrirait aussi un admirable << type moral. Son heureuse impuissance de lire fait même « ressortir, non seulement sa supériorité affective, mais encore <«< la rectitude et la pénétration de son esprit, qui a spontané<«<ment utilisé toutes les leçons d'une sage expérience féminine. « Une telle providence ranime à son insu, l'impulsion morale «de mes deux autres anges par le doux spectacle permanent « de notre état normal, l'activité et l'intelligence librement <«< subordonnées au sentiment. Si l'adoption légale était moins « entravée, dix années d'une appréciation décisive me permet<< traient de proclamer Sophie Bliot comme la fille de mon choix. «Quoique cette satisfaction me soit interdite, tout les bons «esprits unis à des cœurs honnêtes m'en accorderont l'équi«valent moral, et la postérité sanctionnera ma juste recon<< naissance.

Encore un ordre à la postérité! Vous êtes donc bien sûr d'elle?

Ailleurs, il est plus particulièrement question de l'adoration de l'épouse mystique :

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«Dans chacune de mes trois prières quotidiennes, cette double << adoration (celle de Clotilde de Vaux et de l'ensemble de l'Hu«manité) résume tous mes vœux d'intime perfectionnement, par <«<l'admirable souhait où le plus sublime des mystiques préparait «à sa manière la divise positiviste (vivre pour autrui):

<< Amem te plus quam me, nec me nisi propter te.»

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Le lecteur comprend parfaitement, je pense, comment, partir de ses relations avec madame Clotilde de Vaux, M. Auguste Comte introduisit l'élément sentimental dans sa philosophie, et comment cette union du raisonnement et de la sentimentalité aboutit à la conception de tout un système religi eux, ou pour mieux dire d'une Religion, suivant toute l'étendue de ce mot.

Un fondateur de religion, tant médiocre soit-il, trouve toujours des disciples, et M. Comte, homme supérieur, devait en trouver un certain nombre et, parmi eux, de très distingués. Dès sa période purement scientifique, M. Auguste Comte avait su réunir autour de lui plusieurs hommes sympathiques à ses idées. Jeune encore, il fut choisi pour maître dans la philosophie par un vieux révolutionnaire ami de Carnot, Charles Bonnin. Mais ce fut surtout à dater de 1842 ou 1843, que s'organisa autour de lui un véritable discipulat. C'est vers cette

époque, que se joignit à son oeuvre, en qualité de disciple, un homme presque de son âge, aussi remarquable par sa rare modestie que par ses talents et son érudition hors ligne, M. Littré, membre de l'Institut.

M. Littré, qui a contribué plus que personne à faire connaître le positivisme en France par les belles études qu'il en a faites dans le National, études qui ont été publiées depuis sous ce titre: Conservation, révolution et positivisme, M. Littré, dis-je, s'est séparé de son maître vers 1850, depuis que celui-ci a donné au positivisme les allures d'une secte illuminée. Mais il a conservé pour lui de profonds sentiments d'estime et d'admiration. Chose remarquable, et que je dois mentionner à l'avantage d'un homme dont le caractère ne manque pas de taches, et dont le génie se dissimule sous bien des obscurités et des épaisseurs: j'ai souvent ouï dire que personne ne loue M. Comte, au point de vue des qualités du cœur, comme sa femme, qui ne demeure plus avec lui; et, pour moi, j'ai entendu louer sa supériorité, jusqu'à l'exagération, par M. Littré, qui a quitté son église. Ce détail me frappe singulièrement. Quand, le long de ces études, j'étais fatigué et irrité de l'incroyable vanité de mon auteur, de ses injustes mépris pour des hommes de mérite, de toutes les aspérités de sa nature anguleuse, la pensée de l'inaltérable affection qu'à pour lui madame Comte, adoucissait mon jugement de sa personne; puis, si, à la vue des excentricités intolérables de sa pensée, j'étais parfois tenté de le trouver plus bizarre que puissant d'intelligence, je me rappelais ce que M. Littré m'a dit plusieurs fois: «c'est, croyez-le, un esprit d'une force étonnante, et, quant à moi, je lui dois tout ce que je suis»; et, à ces réflections, je l'avoue, les choses m'apparaissaient sous un nouvel aspect; si bien qu'en somme, quelque critique que j'aie faite jusqu'ici, et que je fasse encore par la suite, du chef de la religion positiviste, retenez ce que je vais vous déclarer, ami lecteur: j'honore et j'aime, au fond, cet homme, qui souvent me choque et me crispe, et, en fin de compte, il faudra toujours être, plus ou moins, à son sujet, du même avis que madame Comte et M. Émile Littré.

Le beau temps de M. Comte, au point de vue du concours des disciples, ce furent les années qui suivirent 1848. La société positiviste s'organisa alors complétement. Diverses publications: la Politique positive, le Catéchisme positiviste, etc., furent faites aux frais de quelques généreux adhérents.

En même temps, M. Auguste Comte, dans des cours publics faits au Palais-Royal, développait ses doctrines, et s'attirait

quelques sympathies populaires. Ses discours, trop longs, trop verbeux, avaient cependant une énergie qui allait aux ouvriers rangés autour de sa chaire improvisée. Son ton magistral pouvait déplaire aux hommes cultivés, mais la simplicité du prolétaire s'arrange assez des allures sentencieuses. Je me souviens avoir entendu un ouvrier qui, vers février 1849, disait, dans une réunion à laquelle j'assistais: «c'est une indignité, que les journaux ne parlent pas du cours de philosophie que M. Comte fait au peuple, dans le Palais-National; c'est une des choses les plus sérieuses de la Révolution.» Je fus très frappé de cette parole, mais sans en tirer aucune conséquence contre les journalistes: je ne savais pas alors jusqu'à quel point les écrivains des papiers publics sont peu zélés pour la vérité qui ne rapporte rien, et peu sympathiques au mérite qui ne sait pas

cabaler.

L'oeuvre de la société positiviste, à la suite de la révolution de février, quoique restée assez obscure, n'en mérite pas moins d'être mentionnée. Malgré ses réticences conservatrices et ses sympathies illibérales, M. Comte se laissa aller, comme tout le monde, à l'élan de l'époque. En même temps qu'il publiait son Calendrier positiviste, destiné, comme on le verra, à remplacer la litanie des saints de nos almanachs, si peu cultivés actuellement, il mettait au jour, en août 1841, le rapport de la société positiviste sur la nature et le plan du nouveau gouvernement révolutionnaire de la République française. Dans ce travail, on proposait ouvertement LA DICTATURE DE PARIS: je laisse à deviner les conséquences d'une opinion aussi hardie.

Les disciples du positivisme développèrent, dans cette période, une singulière activité. Outre plusieurs jeunes littérateurs de mérite, des ouvriers intelligents et des médecins s'étaient réunis à M. Comte. Les médecins publièrent un travail intéressant qui portait pour titre: Rapport à la société positiviste par la commission chargée d'examiner la nature et le plan de l'école positive, destinée surtout à régénérer les médecins. Les ouvriers inspirèrent le Rapport à la société positiviste, par la commission chargée d'examiner la question du travail. Parmi les ouvriers d'intelligence qui embrassèrent alors le positivisme, je citerai M. Magnin, dont M. Comte s'est plu à faire souvent l'éloge dans ses préfaces, et dont il dit, par exemple, dans la préface du premier volume de la Politique: «un éminent «< ouvrier menuisier, M. Magnin, que je n'hésite point à signaler « au prolétariat occidental comme offrant aujourd'hui, par le «cœur et l'esprit, comme par le caractère, le meilleur modèle « du véritable homme d'Etat.»

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