Page images
PDF
EPUB

allez dire beaucoup, mais beaucoup de mal de mon mari! on ne peut pas mettre, dans ses procédés, plus de délicatesse que vous en mettez, au moins j'aurai le temps de me préparer à supporter vaillamment ce terrible coup.

«Quand à l'étonnement que vous prétendez que je dois éprouver à l'aveu de votre extrême antipathie pour les hautes vérités que Wronski a donné aux hommes, je vous répondrai qu'au contraire, cela ne me surprend pas du tout, car il y a toujours eu des antipathies fort remarquables dans le monde; et la vôtre pourra faire un très joli pendant à celle que voici: Debureau, le saltimbanque, qui était comme vous, Monsieur, un homme de beaucoup de mérite, dans son genre, Debureau disait, lorsqu'il entendait chanter le rossignol: Veux-tu te taire, vilaine bête!

«Pauvre Wronski! Pauvre rossignol!

« Toi surtout, Wronski, dont Monsieur Erdan va dire beaucoup, beaucoup de mal!!

«Adieu donc le sacrifice que tu fis, dès ta tendre jeunesse, d'un rang élevé et d'un grade militaire supérieur, pour aller, dans les Universités de l'Allemagne, te livrer aux plus sérieuses études!

<«<Adieu ton abnégation des plaisirs du monde pour te consacrer, dans une retraite absolue, toi si jeune et si brillant, à la recherche de la vérité !

«Adieu tes grandes découvertes mathématiques et philosophiques qui ont apporté des lois à toutes les sciences physiques et morales!

«Adieu ta gloire d'avoir donné sa couronne à la philosophie par la découverte de l'essence même de l'ABSOLU!

« Adieu tes soixante années de travaux, doublées tinuelles et saintes veilles!

par tes con

«Adieu le sacrifice de deux fortunes pour la production de ces immenses travaux, si soignés et si magifiquement édités par toi! «Adieu tes pures et divines pensées, qui devaient donner la certitude à la raison humaine.

« Adien ton style, si ferme, si didactique, qu'il en est sculptural!

«Adieu ta puissance de doctrine qui poursuit l'erreur jusqu'aux entrailles, et sait la remplacer par la vérité!

«Adieu cette admiration profonde qui réside encore pour toi, si vivante, dans le cœur de ceux qui t'ont connu ou qui ont pu t'entendre!

«Adieu ton mépris manifeste des choses basses et des âmes vulgaires!

«Adieu ton indignation toujours croissante contre le mal et l'erreur!

«Adieu la noble espérance que, bientôt, les hommes, par une étude sincère et loyale, pourraient comprendre leurs grandes destinées, si bien établies dans les solutions irrefragables que tu leur en a données.

«Et, pour moi! Adieu le souvenir si profond et si sacré de ton intelligence souveraine, de ta vie, presque toujours héroïque, dont j'ai été le témoin continuellement ravi, pendant quarantetrois années !

«Enfin, adieu ta gloire! Adieu ton nom! Adieu ta splendide et solennelle individualité, qui semblait s'être à jamais imposée au monde, par la grandeur qu'elle donnait, en elle, à l'humanité tout entière ! Adieu!....... Monsieur Erdan va dire de toi beaucoup, beaucoup de mal! Et à vous aussi, Adieu, Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer.

« Ve WRONSKI.>>

Il faut dire que je n'avais pas conservé copie de ma lettre du 9 octobre; je fus ébahi de la réponse de Madame Wronski: je me sentais si parfaitement innocent, que je ne pus, d'abord, m'expliquer tant d'insultes, où l'on allait jusqu'à me comparer à un saltimbanque. Je ne songeais pas que les dévots de toutes les sectes se ressemblent, et que le fiel est aussi amer chez les absolutistes de la philosophie, que chez les absolutistes de la révélation.

Je répliquai à madame Wronski, cette fois après réflexion et plusieurs autres lettres furent échangées entre elle et moi. L'ensemble de cette correspondance a été publiée par Madame Wronski; je renvoie le lecteur à cette publication, avec la confiance d'un homme qui a fait son devoir en se tenant dans les bornes du respect.

Et maintenant, parlons de Wronski lui-même. J'atteste sur l'honneur qu'il n'y a pas eu un seul mot de changé à ce que j'avais écrit à son sujet dès le mois de septembre, plus de trois semaines avant mes tristes démêlés avec sa veuve; si j'ai traité sévèrement cette personnalité vénérée d'un certain nombre de disciples, c'est le sentiment de la vérité qui m'y a contraint; je jure que nul autre sentiment n'a guidé ma plume.

CHAPITRE II.

Hoëné-Wronski.

La Pologne s'était éveillée à la suite de 1793, comme elle devait s'éveiller, plus tard, à la suite de 1830. Quand la France s'agite, tous les penples opprimés s'émeuvent et regardent: cette nation est, pour le reste du monde, comme une messagère chargée de donner le signal des renouvellements et de la liberté.

La lutte de 1794 ne fut pas plus heureuse que ne devait l'être, par la suite, celle de 1831. La décisive bataille de Maciejowicé détruisit les dernières espérances des Polonais, et, après l'anéantissement définitif de leur nationalité en 1795, les soldats désarmés de Kosciuszko affluèrent dans notre pays. Kosciuszko lui-même vint demander asile au gouvernement français. Il s'installa rue de Lille, dans l'hôtel qui portait le no 145. (Je lis quelque part 445: ce doit être une erreur.)

La guerre d'Italie était alors la grande affaire de la République. Tous les yeux, tous les efforts se portaient de ce côté. Les vaincus de Maciejowicé furent universellement applaudis, lorsqu'ils offrirent de former une légion polonaise destinée à seconder notre armée au delà des Alpes. Le Directoire décréta que tous les enrolés deviendraient citoyens français par le fait seul de leur inscription sur les registres militaires. Le commandement de la légion fut donné au général Dombrowski. Après avoir pris part aux campagnes de 1797 et de 1798, les volontaires vinrent, en 1799, prendre garnison à Marseille.

Ce fut dans cette ville que les rejoignit, au milieu de 1800, un de leurs anciens camarades de Maciejowicé et de Varsovie, un jeune officier polonais de vingt-deux ans, du nom de Hoëné. Voici quels étaient les antécédents de ce jeune homme.

Il était né en 1778. Lancé par sa famille dans le métier I des armes, il était à seize ans officier d'artillerie. Après avoir combattu bravement dans les rangs des défenseurs de l'indépendance polonaise, il avait été fait prisonnier à Maciejowicé, et n'avait été sauvé de la Sibérie que par la recommandation d'un général russe. Bientôt après, il recevait un brevet signé de la grande Catherine, qui lui conférait le grade de major, puis, après quelques mois, un autre brevet qui l'instituait lieutenant. colonel.

Hoëné ne fut donc pas, dès le principe, de la phalange des irréconciliables. Dans une entrevue qui lui fut ménagée avec l'empereur Paul, successeur de Catherine, il dut baiser les mains qui tenaient sa patrie enchaînée.

Cependant, il serait injuste de trop insister sur ce point. Il paraît certain qu'Hoëné donna sa démission du grade de lieutenant-colonel de l'armée russe dans le but de se réunir aux légionnaires polonais qui, en secondant la France au delà des Alpes, se proposaient ultérieurement la délivrance de la Pologne: c'était là, s'il y avait lieu toutefois, un acte de répa

ration.

Démissionaire dès 1797, le jeune Hoëné quitta la Russie avec le projet secret de venir en France. Ce qui, peut-être, pourrait permettre quelques doutes sur la précision de son dessein, c'est qu'il passa deux ans en Allemagne. Ces deux années furent employées par lui à l'étude du droit et surtout de la philosophie allemande, dans laquelle il s'est toujours montré remarquablement instruit. Enfin, en 1800, il se rendit à Paris, où il salua Kosciusko, puis, de là, à la légion de Marseille.

Hoëné n'était plus guère soldat. Ses hautes études en Allemagne avaient profondément modifié ses goûts. La première chose qu'il fit, en arrivant à la garnison de Marseille, ce fut de se mettre à composer des brochures. Il en publia deux, dont la première avait pour titre: le Bombardier polonais, et l'autre la Critique de la Raison pure. Ces deux ouvrages, envoyés à Kosciuszko, valurent à leur auteur la petite lettre

suivante :

«Citoyen Hoëné,

«Je vous suis bien obligé pour l'envoi de vos opuscules. ་ Cette marque de votre souvenir augmente ma reconnais«<sance et mon estime pour vos talents. Je me recommande «à votre amitié.

«< Salut et fraternité.

Paris, 22 fructidor an VIII,
Rue de Lille, 145.

« Signé: T. KOSCIUSZKO.>>

Kosciuszko s'intéressa sérieusement au jeune écrivain. II s'employa auprès du Premier-Consul pour le faire entrer dans la diplomatie, qui s'accordait mieux que l'état militaire avec ses goûts studieux; mais ses démarches n'aboutirent pas, et Hoëné dut rester à Marseille, où il partagea son temps entre

les devoirs de sa charge comme officier, et des travaux intellectuels de tout genre.

Comme officier d'artillerie, Hoëné avait étudié les mathématiques: il avait, d'ailleurs, pour ces sciences, une inclination naturelle très prononcée; ce fut à leur sévère étude qu'il s'applique particulièrement dans la première période de sa vie publique en France. Il se mit en rapport avec tous les savants de l'époque, astronomes, géomètres, physiciens. Lalande, auquel il avait communiqué des observations sur ses ouvrages, lui écrivit avec cette suscription: «A. M. Hoëné, astronome, à l'observatoire de Marseille.»

Comme savant, comme mathématicien, Hoëné a été et est encore jugé très diversement. Si on l'interroge lui même à cet égard, il se regarde comme un autre Newton; car, il faut le dire tout de suite, ce n'a jamais été par excès de modestie qu'il a péché: nous trouverons en sa personne un des orgueils les plus naïvement féroces qu'ait produit ce siècle-ci, siècle très fécond, comme on sait, en adorateurs d'eux mêmes.

Hoëné, à l'en croire, a fait, dès ses débuts sous l'Empire, une révolution immense dans les mathématiques de tout ordre et de toute application. «J'annonce nommément, dit-il «quelque part, pour les mathématiques pures, 1o la résolution « générale et rigoureuse des équations algébriques de tous les a degrés, par des procédés immédiats et plus simples que ne «le sont ceux qu'on a obtenus pour le quatrième degré, auquel «la science est arrêtée et immobile; 2° l'intégration générale «et rigoureuse des équations aux différences, et des différentiel«<les, totales ou partielles, à coëfficiens constans ou variables, « par des procédés immédiats et aussi simples que celui que «<l'on a aujourd'hui pour l'intégration générale des équations «du premier ordre, auquel, de nouveau, la science est arrêtée « immobile; 3° la résolution générale et directe des équations «de congruence de tous les degrés, par des procédés téléologi ques, destinés à créer enfin la science de la Théorie des Nombres, qui n'existe pas encore; 4° la solution théorique "et universelle de tous les problèmes algorithmiques, solution théorique dont les savans n'ont encore aucune idée dans l'état " actuel de la science, etc., etc..... J'annonce de plus, pour les branches appliquées des mathémathiques: 1o la solution générale de la construction mécanique de la matière dans ses «trois états, de solidité, de liquidité, et de fluidité aériforme, où il sera démontré rigoureusement que la théorie mathémati«que des fluides, celle que la science possède aujourd'hui, et qui est encore la seule qu'elle possède, est erronée; 2o la

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
« PreviousContinue »