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d'influence sur la destinée du monde, plus elle est défigurée par l'ignorance des uns, par la présomption des autres, par les préjugés et par l'esprit de parti d'un trop grand nombre, plus il est de ce que je qualifierai de devoir, pour tous ceux qui ont les moyens de servir, en quelque partie, de guides véritables aux contemporains et à la postérité, de ne pas soustraire à la connaissance des uns et de l'autre, les notions qu'ils peuvent avoir recueillies sur les hommes et sur les choses de leur temps.

Celui dans lequel nous vivons, possède à cet égard de grands avantages sur ceux qui l'ont précédé. La diffusion des lumières, suite nécessaire de la civilisation moderne et d'une éducation plus généralement répandue, doit faire dans notre âge, il ne peut manquer de se trouver parmi les acteurs ou les spectateurs des évènemens, un plus grand nombre d'hommes propres à les observer, et à transmettre leur souvenir sous les formes véritables qu'il ont eues.

que

Dans ce grand mouvement, qui depuis trente ans a affecté la société européenne, tous les peuples ont été appelés à comparaître, à subir des épreuves plus ou moins fortes, à

voir leur état changé, ou bien à recevoir au moins une existence modifiée, lorsqu'elle n'a pas été renouvelée en entier, comme il est arrivé en tant d'endroits; par conséquent une masse immense de faits doit avoir eu lieu sur une scène aussi vaste et aussi prolongée; un nombre immense d'acteurs ont dû être mis en mouvement pour la remplir, et par une nouvelle conséquence tirée de l'ordre social actuel, un nombre infini d'hommes éclairés peuvent fournir cette espèce de témoignages que réclame l'Histoire.

Que l'on compare l'état moral de l'époque de la réformation, et celui de la guerre de trente ans, avec l'époque actuelle, et l'on verra quel avantage relatif l'état des lumières mo→ dernes donne pour bien écrire notre histoire.

Mais dans un horizon aussi étendu, chacun ne peut indiquer que le point qui était placé dans son rayon visuel; il doit se borner à cela, car n'ayant pu voir et savoir que cela, ce n'est aussi que de cela seul qu'il peut répondre.

Il faut rire de ces hommes confians qui, bien isolés des évènemens, bien séparés du théâtre et des acteurs, bien protégés contre les lumières par une obscurité personnelle,

qu'à bon droit on pourrait dire impénétrable, n'en ont pas moins le courage de donner au public, qui ne les leur demande guère, des histoires soit partielles, soit générales de la révolution, et qui décrivant ce qu'ils n'ont pas vu, peignant ceux dont ils n'approchèrent jamais, croient bonnement que des extraits de papiers publics rédigés tour à tour par les partis, suffisent à l'instruction des lecteurs, et correspondent à la nature même de cette importante histoire; ce sont d'intrépides écrivains qui ne reculent devant aucune difficulté, et dont le courage fait trembler pour l'Histoire et pour la vérité. Je voudrais bien que ces hasardeux historiens eussent la bonne foi de nous indiquer les sources dans lesquelles ils ont puisé; qu'ils voulussent bien nous dire s'ils habitaient à la fois dans toutes les parties de l'Europe qu'embrassent leurs tableaux, si doués de la faculté de se multiplier, ils assistaient le même jour dans les conseils de Paris, de Londres, de Madrid, de Vienne, de Berlin, de Pétersbourg, de Rome et de Naples, enfin, si pendant quinze ans ils ont résidé aux côtés de celui qui, dans le cours de trois lustres, entraîna le monde à sa suite, seul lui imprima

le mouvement, et fit que pendant tout ce temps, ce même monde ne connut et ne répéta qu'un seul nom, celui de cet homme extraordinaire.

Et cependant voilà les moyens dont doit être pourvu quiconque se propose une tâche aussi étendue que l'est celle d'écrire l'histoire de la révolution.

Mais comme cette espèce d'omniscience ne peut être l'apanage d'un seul homme, il s'ensuit nécessairement que chacun en particulier, pour mériter confiance, doit se borner au récit de ce qui s'est passé sous ses yeux. Là il a pu être un appréciateur éclairé, là il peut devenir un témoin aussi imposant, qu'il serait un narrateur suspect sur des objets dont il ne parlerait que d'après des traditions toujours sujettes à contestation, ou sur des récits tracés par l'intérêt ou par l'esprit de parti.

Depuis long-temps je me suis imposé le devoir dont je viens de crayonner le tableau, et je l'ai rempli autant qu'il était, en moi, comme une dette envers le temps présent et le temps à venir.

L'ambassade de Varsovie, les Mémoires sur la révolution d'Espagne, le Récit de la restau

ration du 31 mars 1814, avec la partie historique des quatre Concordats (1), forment jusqu'à ce jour la portion du tribut que je devais à l'Histoire. Après avoir fait aux autres, la loi de transmettre avec sincérité ce qu'ils avaient vu et connu, je ne pouvais m'en croire affranchi pour moi-même. Je suis bien sûr de l'avoir rempli avec impartialité, franchise et vérité, même à mes risques et périls.

Je viens compléter l'acquittement de cette dette, par l'exposé de ce qui s'est passé dans la Belgique depuis 1789 jusqu'en 1794.

Des avantages de position personnelle m'ont mis à portée de connaître et de voir de près. les hommes et les choses de ce temps. On en a parlé avec autant de légèreté et d'inconsidé ration qu'on l'a fait de beaucoup d'autres actes de la même époque, et souvent comme de simples faits militaires. Voir la Belgique envahie par les Français en 1792, évacuée par eux en 1793, reprise en 1794, pour être perdue de nouveau en 1814; cette alternative de conquête et de perte a été tout pour des

(1) Ces ouvrages se trouvent à Paris, chez Béchet, libraire, quai des Augustins, no 57.

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