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aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence 1. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en suis fait toute ma vie une obligation2 indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes ; et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes; on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il me semble, outre cela, qu'elles s'expliquent avec plus de netteté, et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois3. J'ai renoncé aux fleurettes; et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.

I Voyez la 5o des Réflexions diverses.

2 Une obligation, tel est le texte original. La plupart des éditions modernes disent une loi.

3 Né en 1613, La Rochefoucauld avait alors quarantecinq ans.

J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur de l'ame : et quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu, que je crois qu'on ne les sauroit condamner avec justice. Moi qui connois tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte: mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connoissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au cœur.

PORTRAIT

DU DUC

DE LA ROCHEFOUCAULD

PAR LE CARDINAL DE RETZ'.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui n'ont jamais été son foible, et où il ne connoissoit pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi; car il avoit des qualités qui eussent suppléé, en tout autre, celles qu'il n'avoit pas. Sa vue n'étoit pas assez éten

1 Collationné sur le manuscrit autographe des Mémoires du cardinal, conservé à la Bibliothèque impériale (Fonds français, no 10325, p. 736-739).

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due, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée; mais son bon sens, et très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit compenser, plus qu'il n'a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car, quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connoissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût trèssoldat1. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s'étoit tourné dans les affaires en air d'apologie; il croyoit toujours en avoir besoin; ce qui, joint à ses

I C'est-à-dire très-brave

Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connoître et de se réduire à passer, comme il l'eût pu, pour le courtisan le plus poli1 qui eût paru dans son siècle.

I Ici le cardinal avait écrit les onze mots suivants : et le plus honnête homme à l'égard de la vie commune », mais il les a effacés.

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