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tincte de ce que nous appelons d'un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre pensée; néanmoins, parceque nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la figure, le nombre, etc., qui existent en eux de la même sorte que nos sens ou plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu'on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet et qui ressemble entièrement à la couleur qui est en notre pensée; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce que nous n'apercevons en aucune façon appartenir à sa nature. C'est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. A savoir pendant les premières années de cipale cause notre vie, que notre âme étoit si étroitement liée sont les préju- au corps, qu'elle ne s'appliquoit à autre chose qu'à ce qui causoit en lui quelques impressions, elle ne considéroit pas encore si ces impressions étoient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentoit de la douleur lorsque le corps en étoit offensé, ou du plaisir lorsqu'il en recevoit de l'utilité, oubien, si elles étoient si légères que le corps n'en reçût point de commodité, ni aussi d'incommodité qui fût impor

71.

Que la première et prin

de nos erreurs

gés de notre

enfance.

tante à sa conservation, elle avoit des sentiments tels que sont ceux qu'on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l'endroit du cerveau auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevoit aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu'elle ne prenoit pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui sembloient exister ou du moins pouvoir exister hors de soi, bien qu'elle n'y remarquât pas encore cette différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge, et que notre corps, se tournant fortuitement de part et d'autre par la disposition de ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l'âme, qui lui étoit étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu'il rencontroit ou évitoit, a remarqué premièrement qu 'elles existoient au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les mouvements, et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps, et qu'elle concevoit fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de quelques choses, mais encore

les couleurs, les odeurs, et toutes les autres idées de ce genre qu'elle apercevoit aussi à leur occasion; et comme elle étoit si fort offusquée du corps qu'elle ne considéroit les autres choses qu'autant qu'elles servoient à son usage, elle jugeoit qu'il y avoit plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu'il causoit lui sembloient plus ou moins fortes. De là vient qu'elle a cru qu'il y avoit beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que dans l'air ou dans l'eau, parcequ'elle y sentoit plus de dureté et de pesanteur; et qu'elle n'a considéré l'air non plus que rien lorsqu'il n'étoit agité d'aucun vent, et qu'il ne lui sembloit ni chaud ni froid. Et parceque les étoiles ne lui faisoient guère plus sentir de lumière que des chandelles allumées, elle n'imaginoit pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paroît au bout d'une chandelle qui brûle. Et parcequ'elle ne considéroit pas encore si la terre pouvoit tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d'une boule, elle a jugé d'abord qu'elle étoit immobile, et que sa superficie étoit plate. Et nous avons été par ce moyen si fort prévenus de mille autres préjugés, que, lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance; et au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps

que nous n'étions pas capables de bien juger, et par conséquent qu'ils pouvoient être plutôt faux que vrais, nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en avions eu une connoissance distincte par l'entremise de nos sens, et n'en avons non plus douté que s'ils eussent été des notions com

munes.

à

Enfin, lorsque nous avons atteint l'usage entier de notre raison, et que notre âme n'étant plus si sujette au corps, tâche à bien juger des choses, et connoître leur nature, bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions encore enfants sont pleins d'erreur, nous avons toutefois assez de peine à nous en délivrer entièrement, et néanmoins il est certain que si nous ne nous en délivrons et ne les considérons comme faux ou incertains, nous serons toujours en danger de retomber en quelque fausse prévention. Cela est tellement vrai, qu'à cause que dès notre enfance nous avons imaginé, par exemple, les étoiles fort petites, nous ne saurions nous défaire encore de cette imagination, bien que nous connoissions par les raisons de l'astronomie qu'elles sont fort grandes: tant a de pouvoir sur nous une opinion déjà reçue!

De plus, comme notre âme ne sauroit s'arrêter à considérer long-temps une même chose avec attention sans se peiner et même sans se fatiguer,

72.

Que la secon

de est que

nous ne pou

vons oublier ces préjugés.

73. La troisième,

que notre esprit se fatigue

quand il se

à toutes les

rend attentif et qu'elle ne s'applique à rien avec tant de peine. choses dont qu'aux choses purement intelligibles, qui ne sont nous jugeons. présentes ni aux sens ni à l'imagination, soit que

74.

La quatrième,

naturellement elle ait été faite ainsi, à cause qu'elle

est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte, de là vient que beaucoup de personnes ne sauroient croire qu'il y ait des substances, si elles ne sont imaginables et corporelles, et même sensibles; car on ne prend pas garde ordinairement qu'il n'y a que les choses qui consistent en étendue, en mouvement et en figure, qui soient imaginables, et qu'il y en a quantité d'autres que celles-là qui sont. intelligibles; de là vient aussi que la plupart du monde se persuade qu'il n'y a rien qui puisse subsister sans corps, et même qu'il n'y a point de corps qui ne soit sensible. Et d'autant que ce ne sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit, mais seulement notre raison lorsqu'elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange que la plupart des hommes n'aperçoivent les choses que fort confusément, vu qu'il en a que très peu qui s'étudient à la bien conduire.

n'y

Au reste, parceque nous attachons nos concepque nous atta- tions à certaines paroles, afin de les exprimer de

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