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Que faut-il penser de cette hypothèse? Nous remarquerons d'abord que ses avantages moraux ne sont pas tels que l'avaient cru Descartes et ses disciples. L'animal machine ne conduit-il pas à l'homme machine? « Si les bêtes sont de pures machines, dit Voltaire, vous n'êtes << certainement auprès d'elles que ce qu'une montre à répétition est << en comparaison d'un tourne-broche. » Lamettrie, au xvIIe siècle, professera la plus vive admiration pour l'automatisme, dont il tirera comme conséquence la négation de la liberté. - Nous ajouterons de plus qu'elle est contraire aux faits observés. L'animal crie, quand il jouit ou quand il souffre, donc il sent. Il varie l'industrie qui lui est propre et ses moyens d'action, suivant les lieux et les circonstances, il est capable d'apprer.dre et de se perfectionner; donc il a au moins des vestiges d'i telligence et de volonté. Donc il est autre chose qu'une horloge. De toutes ces manifestations extérieures, ne pas conclure à l'existence dans l'animal d'un principe de sensibilité, d'intelligence et de volonté, c'est ébranler les fondements de l'analogie d'après laquelle nous jugeons que nos semblables eux-mêmes sont des êtres sensibles et intelligents. (Extrait de l'Histoire de la Philosophie cartesienne de M. Bouillier.)

JUGEMENT SUR LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES

Maintenant que nous avons successivement passé en revue et discuté les principales opinions philosophiques de Descartes, nous allons essayer de déméler dans son œuvre ce qui devait étre renversé et ce qui devait durer.

Le grand défaut de Descartes, défant qui n'a peut-être pas été assez remarqué, c'est d'avoir cru qu'il n'y a qu'une seule méthode, la méthode mathématique, et qu'elle est applicable à toutes les sciences. Nous avons à ce sujet son propre témoignage. Dans la revue qu'il fait des sciences de son temps, il ne trouve que les mathématiques qui aient une base solide; partout ailleurs, ce sont les fondements qui font défaut; ici, les fondements existent, l'édifice manque. Plus tard il essaye sa méthode dans des solutions mathématiques, et tout heureux des résultats qu'il a obtenus, « ne l'ayant point, dit-il, assujettie à au«< cune matière particulière, il se promet de l'appliquer aussi utilement «< aux difficultés des autres sciences qu'il avait fait à celles de l'algèbre. » Descartes est donc bien d'avis que c'est l'application de la méthode mathématique qui doit régénérer les sciences. Or, en quoi consiste cette méthode? Elle part de quelques axiomes, c'est-à-dire de quelques idées très-claires qui lui servent de principes, et en tire les conséquences qui s'y trouvent renfermées. Voyons comment Descartes l'applique à sa philosophie : 1° « Le néant n'a pas d'attributs, dit-il, donc pour penser il faut être; or, je pense, donc je suis; 2o J'ai une idée claire de la perfection. On peut affirmer d'une idée ce qui est nécessairement contenu dans cette idée; or, l'existence est nécessairement renfermée dans l'idée de perfection; donc l'être parfait existe; 3° Un être parfait, renfermant toutes les perfections, doit être infiniment vrai et ne peut pas nous tromper; or, il nous porte à croire que les corps existent; donc le monde extérieur existe. Tout cela est régulier, mathématique, conséquent. Malheureusement, de principes abstraits, on ne peut tirer que des conséquences abstraites. Nous voyons bien ici la connexion logique des idées, mais rien ne nous prouve l'existence du moi, de Dieu, du monde. L'existence des êtres ne se prouve pas, elle se constate. Il est bien vrai, comme l'a vu Descartes, que la philosophie renferme trois verités fondamentales et dont il faut premièrement s'assurer la certitude de l'âme, celle de Dieu, celle du monde. Mais entre ces trois certitudes, il n'y a aucune succession chronologique; elles se produisent simultanément, indissolublement liées les unes avec les autres au sein même du premier fait de conscience. « Nous << ne pouvons avoir conscience de notre activité propre, sans avoir «< conscience de quelque chose qui la borne, et nous ne pouvons nous << savoir limités, sans concevoir immédiatement l'être infini. »

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JUGEMENT SUR LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES.

L'exercice des sens, de la conscience et de la raison, telle est la triple source d'où dérivent toutes nos connaissances, la triple évidence qu'il faut admettre, la triple croyance par laquelle nous devons débuter, si nous voulons éviter les pétitions de principe.

C'est là, croyons-nous, la grande erreur de Descartes, celle qui plane sur tout son système. De là son peu de goût pour l'observation psychologique; car, s'il prétend que le cogito, ergò sum, n'est pas un enthymème, mais la constatation d'un fait, ce n'est que lorsqu'il se trouve pressé par les objections de ses adversaires. C'est par l'observation qu'il trouve en lui l'idée de parfait; mais à peine est-il en possession de cette idée qu'il reprend ses déductions géométriques, et la preuve qu'il affectionne est évidemment la preuve ontologique par laquelle il établit l'existence de Dieu «d'une manière aussi certaine qu'aucune démonstration de géométrie saurait l'être. » C'est faute d'observation qu'il n'a vu dans l'âme humaine qu'une pensée inerte, au lieu d'y reconnaître une force active, ce qui devait le conduire à la création continue et frayer la voie aux causes occasionnelles de Malebranche; qu'il confond le jugement avec la volonté, la science avec la vertu ; qu'il ne veut reconnaître d'autre évidence que l'évidence rationnelle, refusant toute autorité aux sens et au témoignage des hommes. De là enfin la certitude des corps appuyée sur la véracité divine et son peu de goût pour l'observation dans les sciences de la nature, sa physique tout entière expliquée par des lois mathématiques, sa proscription des causes finales, son automatisme par lequel il traite la matière vivante elle-même d'après les lois de la mécanique.

Mais, la science ramenée à son véritable objet : Dieu, l'âme, la matière, prenant son point de départ dans la connaissance du moi; la substitution de la raison à l'autorité et son indépendance absolue reconnue en matière scientifique; l'évidence proclamée comme le seul signe de la vérité; la séparation des deux substances et l'âme prouvée même d'une manière plus claire que le corps, c'est-à-dire, le spiritualisme moderne fondé sur une base solide; l'existence de Dieu constatée comme un fait évident, la véritable méthode pour déterminer ses attributs nettement formulée; l'expulsion à tout jamais, dans les sciences physiques, de ces causes occultes qui avaient arrété leurs progrès au moyen âge; enfin, un esprit nouveau qui pénètre toutes les parties de la science, une méthode qui semble n'être autre chose que la méthode scientifique elle-même : telles sont les grandes nouveautés que la philosophie de Descartes apportait au monde; telles sont les grandes vérités dont il dotait l'humanité. Après lui la science fera des progrès, mais ce ne sera qu'en lui empruntant son esprit et sa méthode, en suivant la voie qu'il a tracée.

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