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appellent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide 19.

Je révérais notre théologie, et je prétendais autant qu'un autre à gagner le ciel; mais ayant appris, comme chose très-assurée, que le chemin n'en est pas moins assuré aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme 20.

Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable 21.

Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu'on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes, et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étaient suffisants pour me convier à les apprendre; car je ne me sentais point, grâces à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire un métier de la

19. Allusion à l'exagération des doctrines stoïciennes dont l'histoire romaine fournit de nombreux exemples.

20. Descartes s'est toujours montré respectueux et réservé dans les choses religieuses. Ici il révère la théologie; dans la troisième partie, il excepte de son doute méthodique les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en sa créance, et qu'il enferme à part comme dans une arche sainte. C'est aux docteurs de la faculté de théologie de la Sorbonne qu'il dédie ses Méditations. Enfin, sitôt qu'il apprend la condamnation de Galilée, il laisse là son grand ouvrage du Monde auquel il travaillait depuis plusieurs années. « Je ne voudrais pour rien au monde, « écrit-il au père Mersenne, qu'il sortit de moi un discours où il se trouvât le << moindre mot qui fût désapprouvé de l'Église. »

21. Ces jugements de Descartes sur les exercices auxquels on se livre dans les écoles sont pleins d'originalité et de justesse tout à la fois. Il nous présente ses

science pour le soulagement de ma fortune 22, et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d'état de celle que je n'espérais point pouvoir acquérir qu'à faux titres. Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu'elles valaient pour n'être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un astrologue, ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne savent 23.

C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des. lettres; et, me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager 24, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les

idées avec une simplicité naïve, assaisonnée de tant de bon sens, qu'on est séduit et entraîné. Non-seulement il les enchaîne avec une grande rigueur, mais encore il y joint des comparaisons ingénieuses, abondantes en images, qui font ressortir la pensée et la mettent dans tout son jour. « Il n'y a rien de plus charmant, de « plus fort, ni de plus serré en notre langue, » dit Sorbière. « Jamais homme, dit d'Aguesseau, n'a su former un tissu plus géométrique et en même temps << plus persuasif de pensées, d'images et de preuves, en sorte qu'on trouve en lui « le fond de l'art des orateurs joint à celui du géomètre et du philosophe. >>

22. Gentilhomme, non sans fortune, c'était uniquement par goût et pour charmer ses loisirs que Descartes s'occupait d'expériences et de spéculations philosophiques.

23. L'alchimie, l'astrologie et la magie avaient été fort en vogue au moyen âge.

24. Au sortir du collége, 1612, Descartes passa un an à Rennes chez son père, conseiller au parlement de Bretagne. De là il vint à Paris, où il resta quatre ans, cherchant la solitude, non par haine des hommes, mais par amour de sa pensée, et faisant déjà sa compagnie la plus douce des créations de son esprit. Il s'occupait surtout de mathématiques avec Mydorge, fils d'un conseiller au parlement, et Mersenne, son ancien condisciple au collège de La Flèche. En 1617, il s'engagea comme volontaire au service du prince de Nassau, puis voyagea en Hollande. En 1619, il prit du service dans les troupes du duc de Bavière, allié de l'empereur contre les protestants, et revint en Allemagne. C'est là que nous le retrouverons au commencement de la seconde partie. (Notice biographique.)

DESCARTES. D. DE LA MÉTH.

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raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie 25.

Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais, après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

25. Rechercher la vérité, tel a été le but constant des efforts de Descartes.

DEUXIÈME PARTIE.

PRINCIPALES RÈGLES DE LA MÉTHODE.

J'étais alors en Allemagne 1, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies 2 m'avait appelé; et comme je retournais du couronnement de l'empereur3 vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta dans un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle 5, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées 6, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils

1. Voir la note 24, page 25.

2. Il s'agit de la guerre de Trente ans.

3. Le couronnement de l'empereur Ferdinand II à Francfort. Descartes se glissa, dit-on, dans la ville, malgré la défense d'y pénétrer faite à tous ceux qui n'étaient pas de la suite des électeurs. Il voulut se donner le spectacle de cette consécration du pouvoir militaire par les mains du pouvoir ecclésiastique, et entendre de ses oreilles: Accipe gladium per manus episcoporum. (Notice biographique.)

4. Divertere, détourner, distraire.

5. Chambre bien close où il y a un poêle et où la famille se réunit en hiver. 6. Si peu régulières, en comparaison de.

sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés. Et si on considère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l'ornement du public, on connaîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que l'état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très-fleurissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été, si nous

7. Prudens, qui sait, éclairé.

8. Lycurgue.

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