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ces essais le choix le plus raisonnable. Encore sera-t-il plus capable à cet égard, que la grande majorité des lecteurs tout à fait étrangère à ces recherches. Que si on se borne à recueillir ces travaux de toutes mains, on n'en formera qu'un pêle-mêle, un chaos au milieu desquels il ne sera pas possible de s'orienter. Pour -les rendre profitables, il faut qu'un même esprit ait le courage et la patience de les soumettre à un remaniement général. N'est-ce pas ainsi qu'en usent les auteurs de traités scientifiques à l'égard des mémoires présentés à l'Institut? Ils n'en donnent pas la collection; ils les consultent. Assimilation d'une entière justesse, car un livre de synonymes n'est point une œuvre littéraire où le fond soit inséparable de la forme, mais plutôt un traité dont on peut présenter en d'autres ou en de moindres termes une idée très-exacte.

Ce travail de conciliation et de fusion, qui consiste à réduire en une seule famille divers articles impliquant évidemment la même idée commune, doit produire pour la science elle-même un grand avantage en rapprochant des mots synonymes auparavant isolés, il aura pour effet d'en opérer la distinction et de rendre inutiles à leur égard des recherches ultérieures. Dans le dictionnaire de M. Guizot, le mot malheur fait partie de deux articles on le trouve ici à côté d'accident et de désastre, là avec calamité et infortune. La lecture de ces deux articles apprend bien la différence qu'il y a entre malheur, accident et désastre, d'une part; entre malheur, calamité et infortune, de l'autre; mais non pas celle qui existe entre accident et désastre, d'une part, calamité et infortune, de l'autre; et c'est ce que l'on connaîtraît, si des deux articles on n'en eût fait qu'un où les cinq mots, malheur, accident, désastre, calamité et infortune eussent été traités ensemble et caractérisés chacun par rapport à tous les autres1.

Quelle peut donc être dans nos éditeurs la raison de ce respect superstitieux pour des œuvres si diverses, où nécessairement le faux se trouve parfois à côté du vrai? Ne serait-ce pas que, les considérant comme des modèles d'un genre littéraire, modèles consacrés par une longue approbation, on se croirait coupable et comme sacrilége d'y changer quoi que ce fût? Mais qu'on ne s'y trompe point: nos éditeurs se permettent cette irrévérence; ils ne se réduisent point au rôle pur et simple de rapporteurs ; ils font souvent acte d'indépendance bon gré, mal gré, tant ils se sentent à l'étroit dans les limites d'une tâche si infructueusement servile. Ainsi, parmi les synonymes répandus dans l'Encyclopédie, ils recueillent les uns et négligent les autres, apparemment parce qu'ils jugent ceuxlà bons et ceux-ci mauvais. Et ce qu'ils jugent mauvais, un autre le trouverait peut-être bon; un autre accorderait peut-être une place à ce qu'ils ont exclu, et, par exemple, aux synonymes, Embrassement et embrassade, Fleuve et rivière, Soupir, sanglot, gémissement, etc. Ils retranchent deux articles contenus dans Beauzée; ils en donnent de l'Encyclopédie que Beauzée avait omis. Quelquefois deux synonymistes étant arrivés sur un même article, enchainement et enchainure, par exemple, au même résultat, ils suppriment le travail de l'un des deux. M. Guizot, en particulier, substitue un article, Logique, dialectique, de sa façon 1 Voy. Malheur, infortune, etc., p. 758 et suiv.

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à celui de Roubaud qu'il juge sans doute indigne d'être rapporté. N'est-ce pas, d'ailleurs, s'attribuer sur ces auteurs le droit le plus étendu que de les faire connaître seulement par extraits, comme on le pratique constamment à l'égard de Roubaud? N'est-ce pas les mutiler? N'est-ce pas pécher contre la fidélité historique à laquelle on paraît tenir si fort? Donc, puisqu'il faut toujours en revenir à soumettre à sa propre appréciation les écrits anciens qu'on entreprend de renouveler, à s'établir juge de leur valeur, autant vaut le faire d'une manière ouverte et indépendante: on ne donne rien de plus à l'arbitraire, et le public y gagne beaucoup.

Avec ce respect pour les noms et pour les admirations du passé on se condamne à n'estimer que la forme et la lettre dans des matières où le fond et l'esprit méritent seuls attention. D'où suit une conséquence funeste relativement aux travaux dont l'éditeur dispose, c'est qu'il ne lui est pas permis d'en tirer tout le parti possible. Nos synonymistes, même les meilleurs, ne rencontrent pas toujours juste parmi leurs distinctions, il s'en trouve d'évidemment mauvaises ou faibles; néanmoins on les reproduira par égard pour des écrivains si considérés. Pareillement, si deux synonymistes traitant un même sujet ont obtenu pour résultat la même différence, on devra préférer le travail du plus célèbre, bien que celui de son rival lui soit peut-être supérieur sous plus d'un rapport. Ainsi des synonymes de Girard plusieurs ont été refaits avantageusement, et pourtant sans changement fondamental, par l'Encyclopédie: les idées y sont exprimées d'une manière plus philosophique ou plus appropriée à notre temps, les exemples mieux choisis; n'importe, on privera le public de ces perfectionnements, on donnera la préférence à la forme ancienne sur la forme nouvelle uniquement pour rendre hommage à la gloire de Girard. Que si ce maître habile, mais non pas infaillible, se trouve sur un point combattu quelque part, dans Roubaud, par exemple, soit directement, soit par occasion, on rapportera peutêtre la réfutation, mais, quelque concluante qu'elle soit, elle n'empêchera pas de rapporter aussi l'article convaincu de fausseté. A plus forte raison ne daignera-t-on point prendre conseil des synonymistes étrangers. Que de lumières cependant on pourrait leur emprunter! Tous ont commencé par imiter Girard en distinguant les synonymes de leur langue correspondant à ceux de la nôtre que Girard avait distingués; mais ils l'ont seulement imité, et parfois à ses observations ils en ajoutent dont l'examen doit faire revenir sur les premières. L'avantage est bien plus évident quand il s'agit de synonymes qui n'ont point encore été traités chez nous. Contre cette réciprocité de services entre les langues on objectera, nous le savons, la différence de leur génie particulier. Mais cette différence n'est pas si grande que les synonymistes de deux nations ne puissent au moins se donner des avis. S'il faut user de ce moyen avec précaution, ce n'est pas une raison pour se l'interdire. Les mots main et écriture sont synonymes dans le sens où l'on dit d'un homme qui écrit bien, qu'il a une belle main ou une belle écriture. Nos synonymistes ne les ayant point encore examinés, celui qui voudra le faire trouvera dans l'article d'Eberhard intitulé Hand, Schrift, d'utiles indications; car pour qui sait un peu d'allemand, il

est évident qu'il y a entre les deux mots des deux langues une correspondance parfaite. On ne consultera pas non plus sans fruit le même écrivain relativement aux différences à établir entre assister et étre présent, et entre beaucoup d'autres synonymes pour nous jusqu'à présent indistincts.

Voilà donc ce que devint le riche héritage de synonymes transmis par le XVIe siècle au XIX. Au point où en était cette étude, il eût fallu les fondre dans un dictionnaire, tel que l'entendait Beauzée, c'est-à-dire, dans un livre bien ordonné, où ils fussent tous rangés en familles en raison de leur idée générale. On ne le fit pas. On se contenta d'en donner la collection sans utilité pour le public, déguisant sous l'ordre alphabétique le plus complet désordre. Mais l'œuvre d'organisation, qui devait mettre en valeur tous ces travaux partiels et divers, ne pouvait être plus longtemps ajournée. Le besoin en était devenu d'autant plus grand, d'autant plus sensible, que, le nombre des synonymes expliqués augmentant, il se trouvait aussi plus d'articles qui se rencontraient, se contredisaient ou faisaient double emploi. Je n'ai pu manquer d'éprouver ce besoin, moi surtout qui, outre les essais déjà connus et ce qu'y ont ajouté M. Guizot et Laveaux, ai eu à ma disposition les synonymes de Condillac et ceux de Leroy, sans compter les synonymes latins de Doderlein, les italiens de Romani et les allemands d'Eberhard, dont on peut souvent faire et dont on n'a jamais tenté de faire à notre langue une heureuse application. En conséquence, j'ai pensé que, mettant à profit tout ce qui avait été produit en ce genre, en France principalement, je devais substituer enfin à une compilation informe, composée de pièces de rapport et contenant des articles disparates, contradictoires, dont les auteurs suivent, les uns une pratique, les autres une autre, un livre fait sur un même plan et d'une seule main, lequel se distinguât surtout par l'ordre et par la distribution régulière des mots.

Reprenant la tâche à ce nouveau point de vue, et la considérant d'abord d'une manière générale, j'avais pour premier devoir d'en reconnaître les parties, de me demander si tous les synonymes sont du même genre et peuvent être traités de même.

III. Quelles sont les principales espèces de synonymes, et à combien de sortes de recherches donne lieu par conséquent l'étude de leurs différences?

Les synonymes se divisent en trois classes, eu égard à la nature de leur différence, et à la source d'où elle se tire. Les uns n'ont pas le même radical, et la différence s'obtient par la considération attentive de la signification primitivement inhérente au radical de chacun d'eux. Tels sont : Abattre, renverser, ruiner, détruire; Paresse, indolence, nonchalance, négligence; Appas, attraits, charmes. Les autres ont le même radical, mais différeminent modifié parce qu'ils sont soumis à des influences grammaticales différentes ou parce qu'ils n'ont pas le même commencement ou la même terminaison, et l'on arrive à saisir leur différence en déterminant la valeur de ces diverses modifications. Exemples dé

tail, détails; grain, graine; cher, chéri; commencer à, commencer de; passer, dépasser, surpasser; caquet, caquetage, caqueterie; grogneur, grognon, grognard. Les derniers enfin, quoiqu'ils ressemblent aux premiers en ce que d'ordinaire ils ne contiennent pas la même racine, et aux seconds en ce qu'ils n'ont pas la même forme grammaticale, ne doivent leur différence principale d'acception ni à l'un ni à l'autre de ces deux caractères, mais bien à ce que tirant leur origine de langues qui jouissent dans la nôtre d'une plus ou moins haute estime, ils appartiennent à différentes sortes de langages, scientifique ou commun, poétique ou prosaïque, propre ou figuré. A cette classe se rapportent hypothèse et supposition; hyperbole et exagération; épithète et adjectif; sacerdoce et prêtrise; Eumenides et Furies; épigraphe, inscription et écriteau.

Les synonymes de la première classe ne sont soumis à aucun principe général de distinction. Comme les radicaux varient suivant les exemples particuliers, la différence trouvée entre tels synonymes ne donne aucune lumière sur celle qui doit exister entre tels autres. En ce qui les concerne le synonymiste doit procéder de manière à les prendre et à les traiter par groupes séparés, et donner le résultat de ses diverses recherches partielles dans un dictionnaire où, faute de mieux, sera suivi l'ordre alphabétique, comme on l'a pratiqué dans tous les travaux de ce genre publiés jusqu'ici. On peut bien, à l'imitation d'Eberhard et de M. Guizot, prescrire une méthode générale d'investigation pour tous les synonymes de cette espèce, les plus nombreux et les seuls dont les philologues se soient sérieusement occupés, mais non pas les réduire en catégories dans lesquelles chaque exemple comporte la même règle de distinction que le précédent et éclaire à son tour sur la différence qui se trouve dans le suivant.

Il n'en est pas de même des synonymes de la seconde classe. Ceux-ci ayant le même radical ne peuvent différer qu'en raison des modifications que ce radical éprouve dans l'un d'eux ou dans tous, soit en vertu de la diversité des circonstances grammaticales où ils sont placés, soit en vertu de la diversité de leurs préfixes ou de leurs terminaisons. De là la possibilité, la valeur de ces modifications assez peu nombreuses étant connue, de faire servir la différence trouvée dans un exemple particulier à la distinction de tous les autres qui présentent la même modification comme seul élément de différence. Ainsi, deux mots synonymes ayant le même radical, sont l'un du masculin, l'autre du féminin, comme grain et graine, mont et montagne, cerveau et cervelle, ou l'un au singulier, l'autre au pluriel, comme détail et détails, ruine et ruines, ou l'un adverbe et l'autre expression adverbiale, comme prudemment et avec prudence, littéralement et à la lettre, en réunissant beaucoup de synonymes qui extérieurement ne diffèrent que par cette même modification, du genre, du nombre, etc., on arrivera par leur comparaison à découvrir l'influence générale de cette modification sur le sens, et on en induira une règle sûre pour la distinction de tous les synonymes de même radical et dont la différence dépend de cette seule modification. De même, deux mots synonymes ayant le même radical se terminent, l'un en ment, l'autre en tion, renoncement et renonciation, par exemple: si je

parviens à trouver leur différence, n'aurais-je pas un moyen de trouver celle de tous les synonymes qui matériellement diffèrent de même, de dissentiment et dissension, de renouvellement et rénovation, etc.? Ou plutôt rassemblant tous les substantifs synonymes qui, pris deux à deux, ont le même radical et se terminent, ceux-là en ment et ceux-ci en tion, ne pourra-t-on pas, en approfondissant la valeur exacte de tous les premiers et en l'opposant à celle de tous les seconds, découvrir la modification de sens imprimée aux substantifs par la terminaison ment, d'un côté, et la terminaison tion, de l'autre, et de là tirer une règle générale pour la distinction de tous les synonymes semblables, de telle sorte que tous les exemples seraient pour chacun un moyen d'éclaircissement par rapport à la différence cherchée? Lorsqu'on aura déterminé ainsi, c'est-àdire par l'examen comparatif d'un grand nombre d'exemples, l'effet produit pour le sens sur des synonymes de même radical, non-seulement par toutes les différentes circonstances grammaticales où ils peuvent se trouver placés, non-seulement par toutes les différentes terminaisons qu'ils peuvent avoir, mais encore par les préfixes de différentes espèces qui peuvent y précéder le radical, il en résultera pour tous les synonymes de la seconde classe des distinctions et des règles de distinction assurées. C'est ce qu'on trouvera dans la première partie du présent dictionnaire, dans celle qui avait pu d'abord être publiée seule, sous forme de traité, parce que, seule, elle forme un tout à part, un ouvrage spécial se comprenant par lui-même et se suffisant à lui-même.

Quant aux synonymes de la troisième classe, ils ne sauraient, comme ceux de la seconde, fournir la matière d'un traité particulier, et il n'y a pas de raison suffisante pour en faire dans le dictionnaire une catégorie distincte. Les langues auxquelles la nôtre fait des emprunts sont en petit nombre, et les règles qui déterminent les rapports des mots qui en dérivent, peu nombreuses elles-mêmes, sont claires, incontestables, et ne servent à distinguer qu'une petite quantité de synonymes. Ceux-ci, d'ailleurs ayant presque toujours des radicaux divers, il arrive raremeut que toute leur différence tienne au plus ou moins de noblesse de leur origine.

Il n'y a donc en réalité que deux sortes principales de synonymes: les uns à radicaux identiques et à différences grammaticales, les autres à radicaux divers et à différences provenant de cette diversité même. Les premiers, doublement semblables, quant à la signification d'abord, puis quant à la forme jusqu'à un certain point', ne peuvent différer encore que par des nuances légères, par le mode et non par le fond; ce qui fait que de deux mots synonymes à la manière de ceux-ci l'un s'emploie beaucoup plus ordinairement que l'autre et tend à le faire oublier; les seconds n'ayant rien de commun que le sens dans lequel ils se rencontrent et

1. Le traité des synonymes grecs d'Ammonius ne contient guère que des synonymes de cette première espèce; tant est réelle l'analogie qui les réunit en un groupe séparé. On pourrait les appeler synonymes et homonymes, tout ensemble: synonymes, à cause de la ressemblance de signification; et homonymes, à cause de la ressemblance de forme. Aussi M. Pillon a intitulé le livre d'Ammonius, Traité des synonymes et des homonymes grecs.

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