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lière condition est autant ridicule que risible. Voulant m'expliquer ce qui disLingue ces deux derniers adjectifs, j'ouvre le dictionnaire de l'Académie et j'y lis: ridicule, digne de risée, de moquerie; risible, digne de moquerie. Définitions absolument équivalentes, ou bien la différence tient au mot risée, qui est dans la première et non dans la seconde. Mais en cherchant la définition de risée, je trouve moquerie. De sorte que, à dire le vrai, on se donne l'air de définir différemment des mots qu'on définit tout à fait de même, et si dans la phrase de Montaigne on substituait les définitions aux définis, on aurait pour résultat : Notre propre et péculière condition est autant digne de moquerie et de moquerie que de moquerie 1.

II. Histoire des travaux qui ont eu pour objet la synonymie française.

Ce genre d'étude n'a point commencé dans les temps modernes : l'antiquité l'a cultivé de bonne heure. Le premier qui s'en soit occupé chez les Grecs, à notre connaissance, du moins, est un des maîtres de Socrate, le sophiste Prodicus. Il attachait un grand prix à la science de la propriété des mots; il donnait même sur ce sujet des leçons qu'il faisait payer cinquante drachmes par tête. Platon, à qui nous devons ces détails, rapporte quelques-unes de ses distinctions dont il se moque à cause de leur subtilité ou peut-être simplement par esprit d'hostilité contre les sophistes en général; ce qui ne l'a pas empêché d'imiter lui-même ce qu'il condamnait, en fondant sa réfutation de la philosophie ionienne sur une différence, jusque-là inaperçue, entre les deux mots ap et OTOZETOV, c'est-à-dire principe et élément. On voit aussi dans Athénée que Chrysippe avait composé un livre de synonymes. Toutefois, il n'est parvenu jusqu'à nous de traité des synonymes grecs que celui du grammairien Ammonius qui vivait au commencement du second siècle ou vers la fin du quatrième après J.-C. Il a été traduit en français et augmenté d'un grand nombre d'articles tirés de divers autres grammairiens grecs par M. Al. Pillon. Les Latins ne nous ont laissé aucun ouvrage semblable. Ce n'est pas que leurs plus célèbres écrivains, grammairiens et rhéteurs aient ignoré la nature de ces mots et dédaigné leur examen : Cicéron, Quintilien, Sénèque, Varron et autres contiennent nombre de passages, la plupart recueillis par Beauzée, dans lesquels les synonymes sont clairement définis, et beaucoup de distinctions synonymiques expressément établies.

Cependant, ce n'est point, on peut le croire, à l'imitation des anciens que les modernes en sont venus à se livrer aux mêmes recherches. En cela les modernes ont suivi l'exemple des Français, et ces derniers n'ont point eu de maîtres. D'abord des philologues, parmi lesquels Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, Labruyère et Andry de Boisregard, avaient sans conséquence indiqué ou même caractérisé certains mots synonymes. Mais, à force d'en voir augmenter le nombre, 1. Voy. Ridicule, risible, p. 274.

2. Paris, 1824, 1 vol. in-8°.

Girard conçut l'idée d'en faire l'objet d'un traité spécial; et, qu'il ait ou non connu les quelques mots échappés en passant aux grammairiens de son époque et les observations plus étendues des auteurs latins, ou même, si l'on veut, le traité d'Ammonius, c'est à bon droit qu'il passe pour le créateur de cette branche de la philologie dans les temps modernes. «Je n'ai copié personne, dit-il lui-même; je ne crois pas même qu'il y ait encore eu personne à copier sur cette matière; de sorte que si cet ouvrage n'a pas le mérite de la perfection, il a du moins celui de la nouveauté.» 11 expose et soutient par des raisons solides l'opinion qui sert de principe à cette étude, savoir qu'une langue cultivée, comme est la nôtre depuis le siècle de Louis XIV, ne renferme point de mots parfaitement synonymes; il donne dans sa théorie l'idée la plus juste de ce qui fait la richesse d'une langue; sa manière est à lui; ses explications sont originales; il répand sur toutes les matières qu'il touche un charme et un intérêt extrêmes; et, ce qui n'est pas moins décisif, il a donné le ton, au moins pendant longtemps, à tous les essais postérieurs du même genre, soit en France, soit à l'étranger1.

1. Avant Girard, un ami de Mme de Sévigné, un philosophe cartésien, Corbinelli, avait formé le projet de déterminer par comparaison l'exacte signification des mots. Cette idée lui vint à propos d'une maxime de La Rochefoucauld qui lui sembla contenir des termes équivoques. Il annonça donc à Bussy-Rabutin l'intention de refaire les définitions des dictionnaires et commença à lui demander des distinctions, celles, par exemple, qu'il faut mettre entre la bonne grâce et le bon air, entre le bon sens, le jugement, la raison, etc. « Ne vous amusez pas, ajoute-t-il, à me dire que ce sont la plupart des synonymes; c'est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il n'importe. Faites la même chose, je vous en prie. » Le comte de Bussy-Rabutin, de concert avec sa fille, Mme de Coligny, et l'évêque d'Autun, M. de Roquette, se mit à distinguer les synonymes proposés par Corbinelli. Leurs distinctions tout au moins très-curieuses n'ont point été connues de Beauzée ni d'aucun autre synonymiste. Ce sont encore des richesses qui ont manqué à mes prédécesseurs, et que j'ai jointes à tant d'autres dont ils n'ont pas pu ou su tirer profit.

Corbinelli reçut les distinctions de Bussy et lui en demanda de nouvelles. « Je me suis mis dans la tête, dit-il, d'avoir des idées fixes et claires d'un grand nombre de choses dont on parle sans les entendre. Je ne puis souffrir qu'on dise qu'un tel est honnête homme, et que l'un conçoive sous ce terme une chose, et l'autre une autre; je veux qu'on ait une idée particulière de ce qu'on nomme le galant homme, l'homme de bien, l'homme d'honneur, l'honnête homme, qu'on sache ce que c'est que le goût, le bon sens, le jugement, le discernement, l'esprit, la raison, la délicatesse; l'honnêteté, la politesse et la civilité. Or, de la façon dont vous vous y prenez, vous êtes mon homme, et Mme de Coligny est celle qu'il me faut. Ne vous amusez pas à former vos définitions sur l'usage de parler; car la plupart des termes deviennent synonymes par là. Les conversations ne permettent pas qu'on soit fort exact ni fort régulier dans le choix des paroles. Ce serait une contrainte pédante; mais je prétends qu'on soit rigoureux quand il est question de définir au vrai. Je définis enragement, peut-être bien, peut-être mal: mais enfin je veux fixer mes idées. Vous verrez tout cela, et vous m'en direz, s'il vous plaît, votre sentiment. »

d'un

Les nouvelles distinctions du comte de Bussy ne se firent pas attendre; mais Corbinelli ne lui proposa plus d'autres synonymes à examiner. Il s'occupa exclusivement, à ce qu'il paraît, procès qu'eut une de ses parentes, et le projet des synonymes fut sans doute abandonné. Mme de Sévigné, écrivant ensuite à Bussy, lui dit au sujet de Corbinelli: « N'attendez pas si tôt les définitions que vous lui avez demandées : depuis trois mois il n'a lu que le code de Cujas. » Nous ne croyons même pas que jamais Corbinelli ait fait depuis des synonymes l'objet de recherches sui

Mais naturellement le premier qui entra dans la carrière n'en mesura point toute l'étendue. Il recueillit comme des singularités dignes de remarque, comme des difficultés à résoudre, tous les synonymes qui se présentèrent à son esprit, ne se doutant pas qu'ils fussent si nombreux. Dans sa première édition, Girard dit naïvement que peut-être il en a oublié quelques-uns. De plus, son livre manque de plan. C'est un composé de pièces détachées entre lesquelles l'auteur ne soupçonne aucun enchaînement possible, ni pour la forme, ni pour le fond, ni pour la méthode, ni pour les idées. « On n'a, dit-il, qu'à ouvrir mon ouvrage au hasard, on tombera toujours sur quelque chose d'entier. » Ses articles, en effet, forment des tous isolés; mais, quoi qu'il en dise, ils ne sont déjà pas à tel point indépendants que Beauzée n'ait pu, dans les éditions suivantes, les ranger d'après l'analogie des objets ou des idées dont ils traitent. Avant qu'on pût et pour qu'on pût envisager le sujet d'une manière large, en concevoir la méthode et l'unité et y opérer des divisions régulières en rapprochant les articles liés par la communauté de leur idée générale, il fallait qu'on connût et qu'on eût déjà distingué une grande quantité de synonymes. Par sa position seule, Girard dut être exclusivement occupé de détails; il ne faut pas s'attendre à trouver au point de départ des sciences, ni de vastes théories, ni des conceptions encyclopédiques. L'abbé Girard avait dédié son livre à une dame, la duchesse de Berry. Il n'aspirait, disait-il, qu'à l'avantage de lui plaire, se félicitant d'être à son service et de pouvoir se produire dans le public sous une telle protection. En tête de l'ouvrage se trouvait représenté le Saint-Esprit avec cette épigraphe, Spirat Spiritus ubi vult, l'esprit se fait sentir où il veut : emblème parfaitement approprié au sujet ; car l'auteur a su rendre généralement intéressantes, par l'esprit qu'il y a mis, des recherches, de leur nature abstraites et peu propres à séduire le commun des lecteurs. Aussi le goût s'en répandit promptement et les femmes surtout s'y adonnèrent avec passion. Mais ce n'était pas une tâche à laquelle on travaillåt de concert, mesurant ce qui restait à faire par ce qui avait été fait; c'était une sorte d'escrime dans laquelle chacun voulait s'essayer, un exercice au moyen duquel on cherchait à développer et à faire briller le tact et la finesse dont on était doué. On se proposait des synonymes à distinguer comme des énigmes à résoudre c'était moins une occupation laborieuse devant produire des résultats utiles et durables qu'un amusement de société qui parfois dégénérait en jeux de mots. Lorsque l'empereur d'Allemagne, Joseph II, visita l'Académie française en 1777, le secrétaire perpétuel, d'Alembert, ne trouva rien de mieux à faire que de lire en sa présence« quelques synonymes dans le goût de ceux de l'abbé Girard; et parmi ces synonymes était celui de Simplicité, modestie, qui finissait

vies, du moins, à en juger par les lettres de Mme de Sévigné, où il n'y a plus trace de synonymes ni allusion à l'entreprise primitive de son ami. C'était un homme de loisir, un amateur ou un bel sprit dans l'acception favorable de ces mots, et il voyait la meilleure société, Bossuet, Boileau, Bourdaloue. Mais il avait dans l'esprit plus d'ardeur que de constance : il devint de synonymiste légiste, et se jeta plus tard dans la mysticité. (Lettres de Mme de Sévigné, éd. Ledentu, II. Lettre 656 et suiv.).

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par une application légère et indirecte à ce prince, et qu'il parut sentir avec plaisir1. Dans les brillantes réunions du xvir siècle, ce siècle de l'analyse et de l'esprit philosophique, où les femmes les plus célèbres dans l'art de la conversation attiraient autour d'elles l'élite des gens de lettres, les synonymes étaient tout à la fois un sujet d'étude, comme condition de succès, et un sujet d'entretien, comme matière où l'on pouvait le mieux faire preuve et montre de sagacité. Mais il paraît que le lieu où on s'en occupa avec le plus de sérieux et de suite fut le salon de Mlle de L'Espinasse, rendez-vous ordinaire de tout le parti philosophique. Cette femme, qui exerça une si merveilleuse influence sur tout son entourage et sur d'Alembert particulièrement, se faisait remarquer entre tous par le don précieux du mot propre, et le seul écrit de nature à être publié qu'elle ait produit était un traité des synonymes. Il n'a point été perdu, comme je l'avais pensé d'abord; mais il se trouve recueilli en entier ou en grande partie dans le Dictionnaire des synonymes de M. Guizot, à qui il avait été transmis par Mme de Meulan, sa belle-mère. En y ajoutant ce que contient de synonymes le dictionnaire inédit de Condillac avec ceux que d'Alembert et Diderot ont insérés dans l'Encyclopédie, j'ai réuni tout ce qui a été pensé et dit de plus notable sur cette matière dans la société de Mlle de L'Espinasse et même pendant tout le XVIIe siècle, de Girard jusqu'à Roubaud.

On y avait employé beaucoup d'activité d'esprit; le public s'était familiarisé avec ces recherches; le nombre des synonymes s'était considérablement accru : les dernières éditions de Girard en renfermaient plus que les premières, et à la mort de cet habile maître on trouva parmi ses papiers une liste d'articles à traiter, restes de la tâche qu'il s'était imposée. Cependant tous ces efforts n'amenèrent pas de grands résultats, non-seulement parce qu'ils étaient partiels et manquaient d'ensemble, mais encore parce que toutes les distinctions synonymiques, celles de Girard y comprises, étaient autant de décisions arbitraires, sans contrôle, sans preuve, et par conséquent sans autre garantie de certitude qu'une autorité toujours exposée à être combattue et renversée par une autre de valeur égale ou supérieure. Double vice qui demandait une double réforme. Brauzée et Roubaud en accomplirent une partie chacun.

Beauzée était un érudit. Outre qu'il rechercha curieusement et signala ce que les auteurs latins avaient dit de plus important sur la synonymie des mots, il connut et mit la même attention à recueillir tous les synonymes français expliqués jusqu'à lui par d'autres écrivains que Girard, notamment ceux qui se trouvaient disséminés dans l'Encyclopédie; et y mêlant quelques articles de sa composition, il forma du tout un volume qu'il joignit à celui de Girard, lui-même considérablement augmenté par ses soins. Qu'il ait pour sa part rendu des services à la synonymie française, qu'il se soit acquis des droits à la reconnaissance nationale en rassemblant des travaux auparavant perdus pour le public, ce n'est point en cela que consiste, à notre avis, son principal mérite. En même

1. D'Alembert, Lettre au roi de Prusse, 23 mai 1777.

temps qu'érudit, Beauzée était logicien. Girard avait prétendu perfectionner dans le langage l'instrument de la conversation; pour Beauzée, le langage est surtout le moyen de communiquer la vérité. Le livre des synonymes, aux yeux de ce dernier, ne doit plus être une œuvre de goût, passagère comme lui et composée de morceaux sans liaison où l'on se propose de plaire par leur variété même ; ce doit être une œuvre de science qui laisse des résultats durables, une œuvre de logique où l'on détermine à jamais les rapports des idées par ceux des mots, et dont les parties doivent être disposées selon l'analogie essentielle des idées. Les synonymistes ne cultivent pas un champ pour recommencer sans cesse; ils concourent à élever un édifice qu'on verra s'achever tôt ou tard; ou, pour parler sans figure, en employant les termes mêmes de Beauzée, de tous ces essais partiels « résultera quelque jour un excellent dictionnaire, qui nous manque jusqu'à présent. » Cette idée est tout à fait étrangère à Girard : en traitant de la synonymie des mots, il déclare étudier cette partie de l'art de bien dire, qui regarde la beauté de l'expression, qui fait parler en homme d'esprit, et dont le bon goût décide; tandis qu'il se défend d'avoir rien à démêler avec la grammaire qui s'occupe de la pureté du langage et à qui l'usage dicte des règles. Girard donnait donc des conseils relativement au choix qu'il faut faire des mots, dans l'occasion, pour parler avec esprit : Beauzée plus positif, se souciant moins de la parole que de la pensée, ayant appris par la comparaison d'un grand nombre de synonymes quelle en est la nature commune et quelle peut en être l'utilité, comprit qu'il s'agissait là d'une science lexicologique, relevant de l'usage comme la grammaire, et comme elle prescrivant des règles absolues. Et pendant qu'il invitait les gens de lettres à se mettre à l'œuvre, à préparer des matériaux, Condillac réalisait déjà l'idéal et construisait l'édifice en composant pour le prince de Parme son dictionnaire des synonymes. Rien de plus naturel. C'était à des philosophes, à des philosophes aussi pratiques, aussi versés dans la théorie du langage, à considérer la synonymie en grand, à en déterminer le plan et le but. On ne s'étonnera pas par conséquent que d'Alembert se soit placé aussi à ce point de vue général; on s'étonnerait plutôt du contraire : après Girard et Beauzée, il demandait « une main patiente et habile, qui, en achevant ce grand et utile édifice, rendît à la langue française un service immortel. »

Roubaud, de son côté, n'est ni philosophe, ni logicien, ni classificateur; c'est un purphilologue uniquement préoccupé des détails et accoutumé à prendre tout par le menu. Chose étrange! autant Beauzée a peu soupçonné la méthode toute scientifique qu'allait appliquer Roubaud à la distinction des synonymes, autant Roubaud est peu entré dans les vues d'ensemble de Beauzée. Dans l'esprit de Roubaud, la question de la certitude prime toutes les autres, même celle de l'utilité. Comment songerait-il à rapporter les travaux antérieurs et à y joindre les siens en les coordonnant tous pour le plus grand avantage du public? A ses yeux les premiers sont à refaire parce qu'ils manquent d'autorité, parce qu'ils sont entachés d'un vice provenant de la méthode. Quand il les cite, c'est pour les réfuter. Publiciste plein d'une ardente philanthropie, et, comme Court de Gébelin,

SYN. FRANC.

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