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perdre l'ami pour gagner sa maîtresse, ce serait mentir. Mais voyez à quel prix je mettais votre conquête, madame! Pour vous obtenir, il fallait cesser d'étre digne de vous ; j'ai mieux aimé vous mériter, et ne pas vous obtenir. Et vous partez, et je reste avec cet amour furieux! Je perds jusqu'à la vue de votre visage, qui était le soleil de mes jours. Si mes paroles sont trop libres, pardonnez-moi, madame, plus rien maintenant n'est possible entre nous. Vous partez! c'est moi-même qui consomme mon malheur. Qui sait où s'arrêtera cette course qui commence! Ah! madame, s'il m'avait été permis, je vous eusse donné d'autres conseils. Mais quoi! vous pleurez. Une larme de vous, madame! Ah! me voilà plus heureux que celui même qui vous emporte sur son sein! Cette larme, Ninette, cette larme, je ne la donnerais pas pour le royaume des cieux et pour tous les sourires des anges! Cette larme rachète tout ce que j'ai enduré depuis sept mois. N'ajoutez pas un mot, je ne vous demande rien. Je voulais vous dire que je vous aime, je suis content. Maintenant si vous voulez venir...

La jeune femme prit son bras en silence. Ils traversèrent cette longue et belle rue de la Chaussée-d'Antin, en proie à leurs diverses émotions. Tout était consommé.

Arrivez donc! cria avec rudesse M. Carlo Luz... madame a toujours le talent de se faire attendre. L'heure est assez chère après minuit.

Le réfugié embrassa vivement et vitement son juste-milieu, et le remercia de nouveau de tous les services qu'il en avait reçus, et monta le premier dans la voiture. Madame Ninette après avoir salué à son tour M. Anarchasis, gravit le marchepied de la voiture, une main dans la main du jeune homme, et sa main pressa presque amoureusement la main qui la soutenait. La voiture partit au galop. Le pauvre amant alla tomber contre le mur en face, le regard emporté par cette voiture qui disparaissait.

Misérable créature, s'écria-t-il alors, vraie fille d'Ève qui se sauve de chez son mari avec un amant et me serre encore effrontément la main! Elle s'en va avec un homme qui la bat! Oui, c'est bien cela! c'est bien la femme ! Traitez-la avec mépris, elle vous aimera. Si vous l'estimez, elle ne vous estimera pas! Nous laisserons notre juste-milieu dans ce beau désespoir,

pour nous occuper un peu de l'ex-lieutenant. Le lendemain de cette nuit, notre bonhomme se leva à son heure ordinaire, qui était neuf heures, et descendit au salon. A dix heures, le domestique vint annoncer que le déjeûner était servi. Le vieux militaire s'assit devant la table, ses journaux à la main, et se mit à lire en attendant que madame eût paru. Bientôt on vient lui apprendre que la porte de sa femme est fermée et qu'on a long-temps appelé sans recevoir de réponse. Il arrive tout tremblant, l'honnête homme ! il frappe à son tour, il se désespère, enfin il brise la porte. Quelle triste vue! Oh! oui, l'on peut dire que ce fut pour cet infortuné une triste vue. Il n'avait rien pressenti d'aussi effroyable que cette chambre déserte. Le lit n'était pas défait, les armoires en désordre n'étaient pas fermées. Çà et là traînaient des hardes qu'on avait examinées et rejetées. Dans un coin de l'appartement, l'enfant dormait paisiblement couché dans son berceau. Pauvre enfant qui n'avait pu arrêter sa mère, et que sa mère venait de couvrir d'infamie, car il n'est pas toujours vrai que la famille ne soit pas responsable de la famille. Le lieutenant tomba la tête sur le lit et il pleura amèrement. Il ne savait que penser de cette disparition. Une femme si pleine d'amour et de retenue!

Il ne mangea rien, il ne but rien, il partit comme il était habillé, et tout le jour il courut chez les parens de Ninette, en la réclamant à grands cris. Mais ils ne savaient ce qu'elle était devenue. Le soir, la liste des parens épuisée, il fallut bien se rendre à l'affreuse vérité, et supposer que madame avait disparu avec un amant. Mais quel était cet amant? Le malheureux chercha et examina avec soin, et ses soupçons se portèrent, devine-t-on sur qui? sur l'innocent juste-milieu. Il court donc chez le prétendu ravisseur.

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Oui, monsieur.

A quelle heure?

Ce matin, à onze heures!

C'est lui! s'écrie le lieutenant, je tiens l'infâme.

Le lieutenant était fort lié avec un chef de bureau du ministère de l'intérieur, il va le trouver. Le lendemain matin, le télégraphe joue et donne l'ordre d'arrêter mort ou vif le nommé Anacharsis et la femme qui sera trouvée avec lui. Il est enjoint à monsieur le préfet par la même voie de diriger les deux coupables sur la capitale.

Cependant notre ami le juste-milieu arrivait à Bordeaux. Voici comment il était parti aussi brusquement. Il était resté plus d'une heure appuyé contre son mur de la rue Neuve-desMathurins, mais le froid l'avait enfin gagné, et il s'était mis en route pour son logis. Une heure du matin sonnait. Quelle triste chose que les rues de Paris à ce moment de la nuit ! Tout le bruit est tombé, toutes les portes sont closes, toutes les fenêtres présentent de longues lignes insensibles et mornes, les maisons apparaissent comme d'immenses tombeaux. Çà et là quelques flammes qu'on aperçoit contribuent à donner au spectacle une teinte plus funèbre encore; on dirait des lampes qui veillent dans ces sépultures. On est seul, le pas retentit sur la dalle, et de loin à loin on entend des bruits semblables au bruit qu'on fait, ou des cris comme de personnes qu'on égorge, mêlés à des aboiemens de chiens et aux sourds roulemens des voitures dans le lointain. C'est véritablement triste, surtout lorsqu'on n'a pas déjà l'ame très disposée à la joie. Et l'on se rappelle en quel état nous avons laissé notre amoureux. En s'en revenant il rêvait plus qu'il ne veillait, il regardait cette ville endormie et il se figurait qu'elle ne devait plus bouger ni respirer. Et en effet pour lui cette ville était bien une ville morte, il venait de voir son ame s'en aller. Alors il se demanda pourquoi il resterait dans une ville qui était morte, et monté chez lui, il passa le reste de la nuit à mettre ordre à ses affaires. Il était résolu de faire voile de Bordeaux pour les colonies.

M. Anacharsis, nous l'avons dit, appartenait à un père préfet du gouvernement actuel et qui jouissait d'un très haut crédit près des puissans du jour. Ce fut donc avec mille attentions qu'il fut accompagné, lui et sa complice, devant M. le préfet de Bordeaux. Il était très étonné et ne comprenait pas ce que signifiait cette violence. On le fit d'abord entrer tout seul. Monsieur, dit le préfet, tels sont les ordres que j'ai reçus.

Je suis fâché d'avoir à les faire exécuter contre le fils d'un de mes meilleurs amis. Mais comment diable aussi, avec votre raison, allez-vous enlever les femmes des autres! Ce n'est guère adroit. Je croyais qu'on n'enlevait plus que dans les romans.

Je vous jure, monsieur le préfet, que je n'ai enlevé aucune femme, et il faut absolument que j'aie perdu la raison, car je n'entends absolument rien à ce que vous me dites.

- Et cette femme avec laquelle vous avez été arrêté? Vous veniez ici jouir de votre victime.

Je veux vous la faire voir, ma victime, répondit tranquillement Anacharsis.

Il sortit et rentra, sa vieille gouvernante sous le bras. L'honorable fonctionnaire demeura ébahi. Il avait devant lui soixante ans, des cheveux gris, des yeux éraillés, des joues pendantes, des mains rouges et sèches, en un mot le personnel assez peu ragoûtant d'une vieille sorcière, par-dessus le marché très mal fagotée. C'était cette ancienne servante que notre juste-milieu avait à Paris, et qu'il emmenait avec lui pour le soigner pendant la traversée.

Je choisis mieux mes amours, Anacharsis en souriant.

monsieur le préfet,

dit

Cependant l'ordre était formel, et le préfet administrateur trop consciencieux pour ne pas l'exécuter à la lettre. On pria M. Anacharsis de monter dans une voiture avec celle qu'il était censé avoir enlevée, et il leur fut donné un gendarme pour veiller aux intérêts de l'époux absent. Quoique notre ami le juste-milieu eût compris tout de suite la cause de ce quiproquo, il n'en était pas moins très irrité contre le vieux lieutenant et contre un gouvernement qui traitait avec si peu de cérémonies un de ses défenseurs les plus dévoués.

La confrontation à Paris fut aussi plaisante qu'à Bordeaux. M. Car... s'élança tragiquement dans la chambre, s'attendant à se trouver en face du couple adultère. Mais on juge de sa confusion, quand il aperçut le vieux squelette qui représentait sa femme dans la cause. Le jeune homme fut alors remis en liberté avec toute sorte d'excuses.

Le lendemain il était chez lui. Cette aventure, en l'agitant, avait singulièrement modifié ses idées; il ne songeait plus à quitter sa patrie. Soudain entre effarée sa compagne de voyage,

cette Vénus dont on l'avait fait le Pâris. Elle venait le prévenir en tremblant, que le militaire de la veille demandait à lui parler. C'était M. Car... en effet. Seulement il avait la mine pleine de contrition et un air tout honteux qui était étrange à voir dans un vieux soldat.

– Monsieur, dit-il à notre ami, je viens vous offrir mes excuses pour la façon plus que légère dont je me suis conduit à votre égard. Vous pouvez me croire, quand je vous jure que n'ai pas fermé les yeux de la nuit. J'ai sur la conscience tous les désagrémens que je vous ai occasionnés, et je me reproche encore plus, s'il est possible, d'avoir si mal reconnu l'amitié dont vous vouliez bien m'honorer. Non certes, monsieur, ce n'est pas vous que j'aurais dû soupçonner. Ce soupçon était une insulte, et vous n'avez droit qu'à mes respects. Voilà pourquoi je viens vous demander pardon.

Que tout soit oublié, monsieur, répondit vivement Anacharsis en lui tendant la main.

-

Il avait peu le désir de voir l'explication se prolonger, car il était trop honnête pour ne pas rougir des éloges qu'on lui donnait, et dont il était loin de se sentir parfaitement digne. Mais il avait affaire à un homme qui ne faisait pas les choses à moitié. - Non, monsieur, non, reprit le brave lieutenant, que tout ne soit pas oublié avec cette promptitude! Il faut que celui qui a des torts les expie. Qui donc boirait la honte de nos fautes, si ce n'était nous-mêmes! La passion m'a égaré; il me fallait un coupable, et je n'ai pas su distinguer entre les bons et les méchans. Je vous ai accusé, il est bien juste que j'en porte la peine. Mon Dieu! monsieur, ne m'en veuillez pas : mon action même doit vous prouver que je n'avais pas la tête à moi. J'étais insensé, à vrai dire. Ah! monsieur, je l'aimais tant!

Et il essuya une larme qui coulait sur sa joue. Sur cette joue même où il y avait une larme pour une misérable créature, il By avait une cicatrice qui avait été reçue pour la patrie. Je ne Jisais si tout le monde sent comme moi, mais rien ne m'émeut plus puissamment que l'alliance dans un même homme des passions qui s'excluent le plus.

-Allons, murmura notre ami le juste-milieu, montrez plus de courage; un vieux lion comme vous pleurer, et pleurer pour une femme !

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