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homme à idées creuses, qui ne veut pas qu'elle monte sur les planches. Il lui a communiqué son horreur pour le théâtre, et je travaille à tuer ce préjugé. Est-il bête, ce mari!

- Pourquoi? reprit Anacharsis. Je comprends fort, je vous assure, qu'un homme ne veuille pas jeter sa femme, celle qu'il aime, sur des tréteaux, aux regards de tous les oisifs ou de tous les libertins d'une ville. Ce n'est pas bêtise, c'est pudeur bien plutôt.

- Mais l'argent! l'argent!

– L'argent! dit le jeune homme, qu'est-ce que l'argent? Parlez-moi de l'honneur. J'estime ce mari. Néanmoins, comme Vous êtes d'un parti contraire, je me ferais scrupule de ne pas vous être agréable. Que votre belle chante, mes amis applaudiront. Les journaux diront d'elle tout ce qui vous plaira.

Tous trois nous nous rendîmes à ce concert. C'était un concert demi-bourgeois, demi-artiste. M. Carlo Luz... avait vaincu les dernières résistances de sa Ninette, et sa Ninette, au risque d'être grondée par son mari qu'elle attendait, avait consenti à initier notre ville aux charmes de son talent. Nous étions très curieux ensuite d'apercevoir le visage de cette belle coupable. Nous voulions voir comme l'Italien avait eu l'art de se pourvoir dans un lieu où ce n'était pas chose facile.

Ma foi! lorsque parut ce tendre objet, nous fùmes obligés de baisser pavillon devant le héros de Turin. Il avait fait là une véritable trouvaille. Sa beauté était, en vérité, une perle de femme. Cette Ninette des Ninettes s'avança avec un délicieux embarras, ses deux blanches mains presque jointes, jointes d'une façon qui sentait la vierge d'une lieue. C'était à ravir. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu de plus splendides cheveux blonds. A M. Carlo Luz... qui aimait prodigieusement l'or, ils devaient souvent occasioner de singuliers rêves. Les yeux, d'une délicatesse infinie, laissaient voir à travers leur azur l'ame d'un enfant. Mais la femme, la femme florissante, se trahissait aux rondeurs voluptueusés des épaules et au double renflement de la robe à l'endroit du sein. Nous battîmes des mains, il n'y avait pas autre chose à faire.

Bientôt un monsieur en pantalon de casimir noisette ouvrit le concert par une de ces stupides romances, dont la musique vaut ordinairement les paroles. Les autres promesses du pro

TOME VIII.

gramme s'exécutèrent au fur et à mesure, à notre grande impatience. Nous avions hâte d'entendre le miracle que l'Italien nous avait annoncé, surtout notre ami le juste-milieu, qui était devenu rêveur depuis l'apparition de Ninette. Ses yeux ne quittaient pas la gracieuse image que cette femme dessinait dans un angle de la salle, sur un fond rouge qui était un rideau de soie. Enfin le rossignol chanta. Je dis le rossignol pour peindre l'éclat et le prodigieux effet de ce chant. La salle était transie. Notre ami le juste-milieu s'appuyait sur mon bras, que de temps à autre il pressait convulsivement, et moi, je devinais à moitié que c'était l'amour qui entrait en lui qui l'ébranlait avec cette puissance. Spectacle digne de tout amour en effet, qu'une belle femme qui chante! que ces belles choses qui sortent d'une chose plus belle encore! Je croyais la voir et l'entendre semer des perles.

Après le concert, Anacharsis voulut être présenté à la Malibran. M. Carlo Luz... s'y prêta de la meilleure grace.

N'est-ce pas, monsieur, me dit-il ce soir-là, que c'est une voix à gagner bien de l'argent? Eh bien! monsieur, imaginez qu'elle ne veut pas chanter.

Il paraît, du reste, que la nature s'était plu à combler cette femme de toutes les sortes de perfections, car notre ami nous revint tout-à-fait pris, en nous assurant qu'elle pensait comme elle regardait, comme elle chantait.

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En seriez-vous amoureux? lui dis-je tout bas.

- Ma foi! me répondit-il, de si beaux yeux bleus !

Je me permis de lui faire observer que ce n'était pas une

raison.

-Je le sais bien, reprit-il, mais je vous jure qu'elle a des yeux bleus qui m'empêcheront souvent de dormir. Le pis de l'affaire, ajouta-t-il, c'est que l'amant est mon ami.

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—Oui, cet Italien. Il est républicain, je suis juste-milieu ; il est proscrit et malheureux, moi, je suis riche et dans mon pays. Cette femme lui tient lieu de tout. Ce serait une pitié.

Et le mari?

Un vieux bonhomme, à ce qu'on m'a dit.

En m'en allant, je faisais une réflexion, à savoir qu'il n'était pas mal plaisant que ce fût moi qui eusse songé au mari. Il y

avait gros à parier que la femme n'y songeait pas plus que le juste-milieu, pas plus que le républicain. Pauvre bonhomme, puisque bonhomme il y avait, dont on se disputait la femme, sans qu'on daignàt autrement s'occuper de lui. Je ne sais comment l'envie me vint de le voir. Je n'ignorais pas cependant qu'il était demeuré à Paris tandis que sa femme était venue visiter une vieille tante qu'elle avait dans le département. Mais tant y a que je me persuadais, sans avoir aucune raison, qu'on le faisait plus ridicule qu'il n'était. Et je ne me trompais pas.

Les journaux avaient paru tout embaumés de l'éloge de Mme Ninette Car...., cinq jours s'étaient écoulés, j'avais oublié M. Luz... et sa cantatrice, et la passion de notre ami le juste-milieu, lorsqu'un matiu je reçus la visite d'un homme qui me déclara se nommer François Car........ C'était le mari de Ninette. Il se présentait chez moi pour me remercier de mon excessive bienveillance.

Comme je m'en doutais, le personnage était tout-à-fait avenant. Il avait quarante-six ans, des cheveux gris et un visage qui n'était ni frais ni rose. Mais pour être sillonnés de rides et brûlés du soleil, on ne pouvoit dire que les traits du bonhomme fussent désagréables ou repoussans. Ils offraient même, au contraire, quelque grandeur. Il est vrai, d'un autre côté, que si madame sa femme aimait de passion les tailles fines et ces mines de jeunes gens pâles et maladifs, rien ne lui allait moins que ce vieux militaire, qui était,je l'avouerai, d'une assez bonne circonférence. Mais au résumé, tel quel, personne n'eût été étonné de le savoir aimé. Il avait un air de Lablache dans les Puritains.

Il me raconta d'un ton plein d'excellente franchise qu'il avait long-temps servi, et que, malgré dix campagnes, il ne s'était retiré de l'armée qu'avec le grade de lieutenant et la croix d'honneur. Il avait hérité d'une dizaine de mille francs de rente, avait épousé Mlle Ninette Ducros, qui ne lui avait absolument apporté que les trésors de sa beauté, et depuis trois ans vivait le plus heureux homme du monde avec sa femme et la petite fille qu'il en avait eue. Il me fit un tableau vraiment touchant de la paix de son intérieur, me dit que sa femme l'aimait tendrement, qu'il en était sûr, qu'il n'y avait pas de caresse dont elle ne l'environnât, qu'elle veillait presque aussi maternelle

ment sur lui que sur leur enfant, et cela quoiqu'elle eût vingtcinq ans de moins que lui. Et comme c'était un de ces caractères ronds et sans détours, que se familiarisent tout d'abord, il m'ajouta qu'il n'y avait que cela, que c'était par là qu'il fallait finir, et que si tous les jeunes gens, livrés ainsi que moi aux folles amours trempées de larmes, savaient quelles douceurs on goûte en ménage, ils auraient bientôt rompu avec leurs mauvaises joies.

Il me faisait peine. Je le reconduisis jusqu'à la porte avec toute sorte d'égards. Sur le seuil il me renouvela ses remercîmens, quoiqu'il voulût bien me confier, ajouta-t-il, que sa femme ne lui avait pas obéi en chantant dans un concert public, qu'il était bien décidé à ne lui laisser jamais goûter de cette vie artiste, bonne tout au plus pour un homme, mais indigne de toute femme qui veut demeurer honnête. Je le taxai de rigorisme, mais il insista et me répondit qu'il aimait mieux vivre modestement avec ses dix mille francs de rente, que de faire grand bruit avec les quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille francs que sa Ninette pourrait gagner, si elle voulait, avec sa voix.

M. Anarcharsis était chez mon honorable collègue, lorsque M. Car... se présenta, continuant sa tournée d'actions de graces. Notre ami le juste-milieu lui plut singulièrement. Le vieux lieutenant était un de ces cœurs naïfs qui ne demandent qu'à aimer. Il allait devant lui la poitrine ouverte, tout comme si les hommes en étaient encore à l'âge d'or. Il obligea le jeune homme de lui promettre de se présenter chez lui, s'il effectuait par hasard le voyage qu'il projetait. M. Anacharsis parlait en effet depuis quelques jours d'aller passer un mois ou deux à Paris, avant de partir pour les colonies, où pouvait l'appeler d'un moment à l'autre une liquidation qui intéressait Mme sa mère. M. Car... lui, retournait dans la capitale avec sa Ninette.

Pendant tout ce temps, nous n'eûmes aucune nouvelle du réfugié. Il se tint dans une ombre tout-à-fait décente. Le couple fit route pour Paris, comme il l'avait annoncé. Restèrent les deux

amans.

Bientôt le séjour de la pauvre ville devint odieux à notre ami le juste-milieu. L'Italien, qui avait reparu chez son protecteur politique, ne nous semblait plus aussi satisfait de boire le vent qui avait caressé sa terre natale. Il était plus sobre aussi de tirades contre M. de Metternich.

Enfin Anacharsis un matin, nous annonça qu'il partait le soir, pour Paris, on le devine. Son père le préfet le chargeait d'une mission. Il fallut voir la grimace que fit M. Carlo Luz.....

Le soir venu, nous étions assemblés chez notre juste-milieu. On achevait ses malles. Le réfugié entra, et l'ayant pris à part: — Mon ami, lui dit-il, je vous dois un aveu. Cette confiance seule peut dignement reconnaître tout ce que vous avez fait pour moi. J'aime la femme de ce vieux militaire, la femme que vous avez entendue, et vous l'avouerai-je? j'en suis aimé. Le pauvre Anacharsis trembla sur ses genoux:

-Tant mieux pour vous, murmura-t-il. C'est une jolie femme. Mais en êtes-vous sûr, de ce que vous avancez ?

– Si j'en suis sûr! reprit-il avec un sourire qui perça le cœur de l'autre. Mon ami, continua-t-il, les opinions politiques n'ont jamais désuni des cœurs loyaux et probes. J'espère que nous demeurerons toujours ce que nous avons été. Je m'estimerais le dernier des hommes, si je pouvais céder contre vous à la moindre suggestion de l'esprit de parti. Donnons au monde ce rare et sublime spectacle de deux ennemis politiques, plus ami que ne le furent jamais père et fils, frère et sœur. Vous êtes juste-milieu, je suis républicain. N'en faisons plus qu'un.

J'aurai ce courage, répondit avec fermeté le jeune

homme.

On eût dit qu'il étouffait, en disant cela, la passion qui dévorait son cœur. Il y a des ames qui aiment à vivre de sacrifices. Cela les ennoblit et cela les satisfait.

- Mais, reprit notre réfugié, je vous veux charger d'une lettre. La maison de M. Car... vous sera ouverte. Oserais-je compter sur votre bonté pour remettre ce billet?

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- A sa femme elle-même. Bien en secret. Ily va de notre bonheur.

Que vous dirai-je? Le juste-milieu accepta. Il partait pour lui, grace à sa manière chevaleresque il ne partit plus que pour M. Carlo Luz.... L'Italien n'était pas maladroit, comme on voit. Ouvrir les yeux au jeune homme impossible! Il ne nous confiait rien de ses rapports avec cet étranger.

Aussitôt à Paris, le premier soin de M. Anacharsis fut de

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