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VIEUX VOYAGEURS FRANÇAIS.

IVES D'ÉVREUX.

Je ne sais trop quel est le vieux voyageur ( c'est Raleigh, je crois) qui, voulant donner une idée des populations de l'Orénoque et de l'Amazone, couvre le sommet des arbres d'une foule de cabanes faites de branches entrelacées, qu'il appelle une ville sauvage. Nous n'en sommes plus à ce temps de naïveté merveilleuse : les Waraons eux-mêmes, qui ont donné lieu à ces peintures fantastiques, ont peut-être cessé de courber les branches de mangliers sur lesquelles ils bâtissaient leurs habitations aériennes. Les rives de l'Orénoque, du Para, et peut-être du Meari, où ils campaient dans les terres noyées, se couvrent de villages naissans. Dans quelques siècles des villes magnifiques s'élèveront sur de vastes chaussées, aux lieux où Raleigh et Keymis rêvaient l'Eldorado; le monde des enchantemens aura recommencé peur cette partie de l'Amérique où tant de songes se sont évanouis. A partir de la Guyane jusqu'à cent lieues par-delà le grand fleuve, ces forêts magnifiques mais inutiles, qui n'attendent que l'industrie pour faire place à une population florissante, auront tombé; l'homme aura soumis la terre, et il cherchera les traditions. Alors on se rappelera que San-Luiz, la grande ville du Maranham, la cité brasilienne qui marche après Rio de Janeiro, Bahia et FernamTOME VIII.

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bouc, aura été fondée par les Français ; on cherchera sa première origine, on étudiera les races primitives qui ont dû peupler l'île délicieuse où elle fut bâtie. Claude d'Abbeville, Lery, Hans-Stade, Thevet le cosmographe, Boulox Baro, Barlæus et Pison, deviendront les Strabon, ou, si on l'aime mieux, les Grégoire de Tours de ces contrées, appelées sans aucun doute à dominer une grande partie du Nouveau-Monde. Oui, on ne doit pas craindre de l'affirmer, nous pouvons réclamer d'avance cette gloire avec les Allemands et les Hollandais, et ce sera surtout dans les vieilles chroniques des voyageurs français que l'histoire primitive de ces pays devra être étudiée; c'est qu'au XVIe et au XVIe siècle il y a chez nous un instinct précieux qui nous convie à recueillir toutes les grandes traditions prêtes à s'éteindre; c'est que nous parcourons le monde pour choses de religion, et non pour accroissement de trafic; c'est que nous sommes missionnaires et non chercheurs d'or, et que nous avons eu une touchante prévision des besoins de l'avenir.

Parmi ces voyageurs, si dignes d'être enfin appréciés, la fortune s'est montrée bien diverse. A égalité de mérite, il y en a qui sont devenus célèbres, d'autres sont demeurés à peu près inconnus ; j'ajouterai même qu'il y en a un dont on a complétement oublié le nom pendant plus de deux siècles, qu'on ne voit indiqué dans aucune relation, et qu'on ne trouve plus même dans nos bibliothèques. Celui-là cependant est un admirable écrivain et un ingénieux observateur ; c'est le père Ives d'Évreux, dont le nom se trouve en tête de cet article, et que nous allons examiner.

Quelquefois, en voyant la brièveté si incomplète des documens que nous ont transmis dans leur latin barbare Grégoire de Tours et Frédégaire, source à peu près unique où les plus habiles sont cependant contraints de puiser, je me suis représenté la joie qu'éprouverait un antiquaire en trouvant, dans quelque manuscrit byzantin, l'appréciation élevée, le récit énergique des grands événemens qui ont agité chez nous le vie et le viie siècle, et la peinture de ces rois à demi barbares, dont chaque passion enfantait quelque tragédie sanglante. J'aime à suivre en idée la curiosité inquiète de l'historien interrogeant avec anxiété les dates, les noms, les récits complétés ; les ré

flexions de l'écrivain intelligent, qui juge avec la supériorité acquise de celui qui a vu d'autres hommes et d'autres lieux. Eh bien! le père Ives d'Évreux, c'est la belle chronique retrouvée, c'est l'historien sincère parlant sur des hommes dont il a prévu l'anéantissement, et sur des chefs dont il a compris la grandeur passagère; et cependant, je le répète encore, le livre du vieux missionnaire a disparu complètement, nulle bibliographie spéciale n'en fait mention, nul dictionnaire historique, que je sache, ne le rappelle; et encore l'exemplaire que j'ai sous les yeux est-il imparfait, quoique ce soit évidement celui qui a appartenu à Louis XIII; c'est que les intrigues de cour se sont mêlées aux affaires du pauvre missionnaire, et que tout s'explique par cette phrase du sieur de Rasilly qu'on trouve en tête du volume: «< Sire, voicy ce que j'ay peu par subtils moyens recouvrir du révérend père Ives d'Évreux, supprimé par fraude et impiété, moyennant certaine somme de deniers entre les mains de Francoys Huby, imprimeur, que j'offre maintenant à votre majesté, deux ans après sa première naissance, aussitôt estouffée qu'elle avait veu le jour (1). »

Puisque j'ai nommé le sieur de Rasilly, il est juste de dire quelques mots à son sujet, car si nous lui devons une chroni

(1) Et plus bas il ajoute : Il ne manque que la plus grande part de la préface et quelques chapitres sur la fin, que je n'ay peu recouvrir. » C'est probablement l'état imparfait du livre qui l'aura fait disparaître ; j'ai de fortes raisons pour croire qu'il n'existe plus que l'exemplaire de la Bibilothèque du Roi. J'ai fait pour m'en procurer un autre des recherches inutiles dans les diverses bibliothèques de Paris, et Boucher de la Richarderie, dans sa Bibliographie des Voyages, se tait sur le compte du père Ives, quoiqu'il cite avec prédilection Claude d'Abbeville. Southey, l'historien du Brésil, a ignoré cette source, et M. Warden, qui a épuisé la bibliographie américaine, n'a jamais eu occasion de la consulter. J'en dirai autant de M. Brunet, si exact dans ses renseignemens; c'est donc un livre unique. Il est intitulé fort modestement: Suite de l'histoire des choses plus mémorables advenues en Maragnan ès années 1613 et 1614. Paris, de l'imprimerie de François Huby, 1615. 2 Lomes

dedicato ad 1 vol. Le nom du père Ives n'est attaché qu'à l'épitre

XIII, et on a ajouté au titre du deuxième volume: Second traité des fruits de l'Evangile qui tost parurent par le baptesme de plusieurs enfans. Cette portion du livre, qui n'est pas sans intérêt, n'offre cependant pas l'importance du premier volume.

que curieuse, la France faillit lui devoir bien davantage; il y alla pour elle des plus belles régions de l'Amérique méridionale; Claude d'Abbeville nous servira ici de guide, et cela d'autant mieux que son récit se mêle essentiellement à la relation du père Ives. Sous le règne de Henri IV, vers le milieu de l'année 1594, un capitaine français, nommé Riffault, s'embarqua pour le Brésil avec un grand nombre de Français ; l'expédition formait une petite escadre; mais au lieu d'aborder vers la côte déjà peuplée de Guenabara ou de San-Salvador, il s'en alla débarquer au pays de Maragnan (1), où il fut parfaitement accueilli des Indiens. Une naïve affection pour les Français, qu'on retrouve à cette époque chez toutes les tribus de l'Amérique, explique la confiance qu'on mit dans cette expédition après les victoires de Men-de-Sa. Quoi qu'il en soit, cette première entreprise ne fut pas heureuse; le principal navire de Riffault échoua, la discorde se mit parmi les Français, et lorsqu'il s'agit du retour, plusieurs de ces aventuriers se virent contraints de rester parmi les nations indiennes ; mais en ce temps d'activité audacieuse, un semblable retard comptait pour rien : l'enfant hardi de la Touraine ou l'intrépide Manceau s'en allait résolument vivre avec les sauvages parmi lesquels il trouvait bientôt une femme, un carbet et un compère, terme de vieille relation, et dont il partageait les périls ou les dangers. C'est ce qui arriva au jeune Des Vaux, natif de Sainte-Maure, qu'on nous représente comme un gentilhomme de facile humeur, « conquérant plusieurs insignes victoires et se façonnant toujours aux coustumes estranges du pays. » Le premier aspect du lieu et de ses habitans ne devait pas être sans quelque singularité pour un habitant de la Touraine, habitué à ses grands champs de blé, à ses grasses métairies, à ses paisibles laboureurs, si tranquilles sur la vie du lendemain, si bien en repos sur le passé. Mais notre Tourangeau était doué sans doute de cette philosophie pratique qu'on attribue à ses compatriotes; enfant insouciant de son siècle, il prit en amour l'âpre vie du sauvage: ses misères et

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(1) Nous nous servirons de l'orthographe des vieilles relations quoique les Portugais écrivent Maranhao avec l'a tildé ou Maranham.

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