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ques pas du grand escalier de marbre, et il interrogea une femme du peuple ; celle-ci répondit plus longuement que n'avait fait le préteur.

- Celle que tu vois près d'entrer sous le portique du temple, à côté du divin empereur, c'est la descendante et l'héritière de la famille Claudia, dont l'origine date de Marcus Tullus, roi des Romains; cette jeune fille est si riche qu'elle pourrait acheter toute la campagne de Naples ; elle est douce comme les colombes et magnifique comme la reine Cléopâtre. Un jour elle me fit donner six pièces d'argent parce qu'elle me rencontra portant de l'eau du Tibre sur ma tête, et parce que j'étais fatiguée ; je ne lui avais rendu aucun service. On dit qu'elle a des chagrins profonds, toute jeune et toute belle que tu la vois ; les dieux sont injustes souvent ! quoi qu'il en soit, cette patricienne, amie de César et de Livie, renonce à sa liberté et se consacre à l'entretien du feu sacré. Regarde, voilà la grande vestale parée de ses bandelettes de poupre et d'or qui ouvre la porte du temple et qui vient chercher Sylvia. 20005 200

On dit que Sylvia se meurt d'amour ( ajouta une voisine dans la foule): quand Vénus poursuit nos jeunes filles, elle les tue. Celle-ci fait bien d'implorer Vesta, le feu sacré détruira l'autre...

Le jeune homme ne mêla point sa parole aux discours de ces femmes ; il retomba dans sa rêverie ordinaire, et se souvint d'avoir rencontré, une fois ou deux peut-être, cette Sylvia chez César, au Palatin. Il se dit, il pensa que si les forces ne lui manquaient, il écrirait un poème sur le drame qui se déroulait devant lui en ce moment, et puis il murmura quelques vers grecs, attribués à Sapho.

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Comme la grande porte du temple venait de se refermer sur la nouvelle vestale, le jeune homme vit le cortège descendre l'escalier, il s'avança jusqu'au premier degré, et César Auguste, passant en ce moment, lui prit la main et lui dit ga Virgile, je pars demain pour Naples, je t'y attendrai. César se retira avec précipitation, et le peuple remarqua qu'il avait plusieurs fois porté le coin de sa toge sur ses yeux, comme pour essuyer quelques larmes. Virgile reprit son chemin à pas lents, selon sa coutume, et il alla rêver de poésie sous les grands ombrages des jardins de Mécène.

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JULES DE SAINT-FÉLIX.

VISITE FISCALE

DANS

LE DÉPARTEMENT DE LA MAYENNE.

Nous avons un proverbe qui dit: Nul n'est prophète dans son pays; eh bien ! n'en est-il pas un peu des choses comme des hommes, et du moment qu'une existence, quelle qu'elle soit, animée ou inanimée, se trouve à notre portée, ne nous devientelle pas indifférente. Il ne faut pas répondre à ceci, que c'est l'habitude de voir qui détruit le charme de l'aspect. J'en connais qui font le voyage d'Italie pour voir les catacombes de Rome, et qui jamais n'ont pensé à visiter les admirables souterrains qui tiennent le dessous de Paris. L'histoire des deux pigeons est peut-être l'histoire de la poésie, aussi bien que celle du cœur. * Certes ce que je dis là n'est point neuf, mais il me fallait ce préambule au récit que je vais faire, il me fallait une excuse au titre de cet article: Visite fiscale dans le département de la Mayenne. En effet, qu'est-ce que le département de la Mayenne et le fisc ont affaire dans la Revue de Paris? Si vous voulez vous rappeler (et peut être est-ce une condition bien dure que j'impose à mes lecteurs), si vous voulez vous rappeler ce que je disais dans une revue précédente de ces mœurs pittoresques et originales qu'on rencontre dans nos provinces, vous comprendrez pourquoi vient ici le département de la Mayenne. Quant au titre de visite fiscale, il est l'expression d'un fait vrai: ce fut comme contrôleur des contributions que je visitai le département

de le Mayenne. Cette circonstance, loin de nuire au but de cet article, qui est de montrer combien notre pays est plein de curieux aspects, de précieux souvenirs, ne semble prouver aú contraire que ces aspects, ces souvenirs, doivent être bien saisissans, puisqu'ils frappèrent un tout jeune homme à travers des occupations fort arithmétiques, et pendant une course entreprise sans but d'observation et sans examen d'artiste.

Un mot sur la manière dont je fus chargé de ce travail expliquera comment j'eus à parcourir les points les plus opposés de notre département, et me fera pardonner sans doute le manque d'unité des scènes que j'ai à rapporter; il sera peut-être aussi un commencement de preuve de mon opinion sur la province, et montrera qu'elle n'est pas si deshéritée qu'on le croit de toute poésie.

J'étais un tout jeune homme, j'avais vingt-un ans, et je travaillais dans les bureaux de mon père en qualité de surnuméraire; l'administration dont il était le chef comptait, parmi les employés dont elle était composée, un inspecteur jésuite soutenu par la congrégation, ancien genthilhomme poudré et qui ne savait pas l'orthographe. Notre bonheur, à nous autres surnuméraires, était de lui raconter une foule de sottises, qu'il répétait ensuite avec une si sincère bonne foi que nous étions arrivés à le faire beaucoup plus bête qu'il n'avait pu naître entre autres stupidités de gamins, nous étions parvenus à lui persuader que la Méditerranée commençait à Brest, et que la Cyropédie était l'art de faire des sirops. Après cet inspecteur, nous avions, dans l'administration, un contrôleur, M. L...., qui était député, et un autre contrôleur, appelé M. B..., qui était assurément le plus aimable garçon de France, mais le plus détestable employé. J'ai connu peu d'hommes réunissant à un degré plus éminent, l'orginalité, l'incapacité, et l'honnêteté de l'artiste; il prenait une peine effroyable pour faire des travaux, que le dernier manant de bureau eût expédiés en vingt minutes. Jemele rappelle toujours lorsqu'il arrivait de sa résidence appelé par quelque lettre bien sévère sur sa négligence; il accourait chargé de papiers monstrueux, sur lesquels il avait griffoné vingt brouillons de dix pages, pour un rapport qui demandait dix lignes ; le pauvre garçon pleurait lorsqu'il lui était démontré qu'il ne comprenait pas et qu'il ne comprendrait jamais le travail

dont il était chargé: c'était un sincère désespoir; il se désolait si naïvement de son inintelligence, qu'un jour où la mercuriale avait été plus forte qu'à l'ordinaire, il tourna lentement la tête vers l'inspecteur, le regarda les larmes aux yeux et lui tendit la main en lui disant, d'un air désespéré : — Décidément, monsieur l'inspecteur, nous sommes de la même force.

Mais lorsque l'heure du bureau était passée, et que M. B.... redevenait l'hôte de mon père, qui d'ordinaire retenait ses employés à dîner dans sa maison, on eût dit que la tête de l'artiste comprimée entre les quatre règles de l'arithmétique s'épanouissait. C'était alors un délire de bons mots, de poésie, d'art; alors il récitait Homère, il récitait la Bible, il les commentait avec une prodigieuse fécondité de découvertes inattendues dans leur texte. Musicien plein de verve et chanteur admirable, il nous ravissait par la verdeur de ses compositions, dont je lui fournissais les paroles de moitié avec mon co-surnuméraire; car le vers m'a toujours plus ou moins démangé. Alors l'homme supérieur (je parle de B....) prenait si bien sa place, qu'on n'osait plus penser au mauvais contrôleur. Ce fut par cet empire qu'il exerçait sur tout ce qui l'écoutait, qu'il évita plus d'une fois sa destitution. J'en fus témoin une fois, à l'époque ou les inspecteurs-généraux de Paris viennent d'ordinaire examiner les travaux des administrations départementales.

L'inspecteur-général de notre division était un homme d'une exactitude administrative, qui ne pardonnait pas l'oubli des devoirs: B.... le savait, et tant qu'avait duré le travail de l'inspection, il était resté vis-à-vis de son juge, dans la position d'un enfant devant son maître, d'autant plus incapable qu'il était plus intimidé. L'inspecteur-général, fort mécontent, lui avait déclaré qu'il ne pouvait s'empêcher de provoquer sa destitution; B.... en avait paru foudroyé; cependant, sur l'invitation très pressante de mon père, il demeura au grand dîner administratif qui devait avoir lieu.

Assurément, tout homme coutumier de ces idées générales donton habille les administrateurs, et qui les représentent comme des espèces de barêmes en habit noir, et parlant par chiffres, eût été fort étonné d'assister à ce dîner. Les bureaux fermés, les affaires restèrent derrière la porte, et la conversation devint du monde, légère, rieuse, et par une pente insensible arriva à

A.

la littérature. Pardieu, s'écria B...., monsieur l'inspecteurgénéral, vous avez un frère ou un cousin ou un homonyme, qui est un homme d'un vrai talent, c'est celui qui vient de traduire les Lusiades. Est-ce que vous avez lu ce livre ? → Je l'ai lu avec une grande attention, je l'ai comparé au texte, et j'en suis fort content, si je rencontre jamais ce Monsieur Millié, je lui env ferai mon sincère compliment.

- Je le reçois, dit l'inspecteur-général.

- Quoi ! vous êtes le traducteur de Camoëns ! -Oui, monsieur.

"

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B.... demeura ébahi, il considérait M. Millié comme une merveille; B.... était de ceux qui ne comprennent pas qu'on sente la poésie et qu'on sache que deux et deux font quatre. M. Millié, de son côté, ne s'imaginait pas qu'on pût avoir l'intelligence des arts et être incapable de poursuivre les détails d'une affaire. Cet étonnement passé, il s'établit dans cette assemblée de financiers une discussion littéraire qui parcourut presque toutes les phases de la poésie et des arts; les réputations contemporaines y furent discutées avec une supériorité que la critique de métier ne m'a jamais paru posséder. On parla en faveur des modernes contre les anciens; B.... s'était fait l'orateur de ceuxci. Dans sa chaleur d'admiration, il nous récitait des lambeaux d'Eschile, d'Homère; enfin le nom de la Bible étant tombé dans la conversation, il s'empara de ce livre, et emporté par sa fougue, il voulut nous démontrer que personne n'avait jamais lu ni entendu la Bible comme il fallait la lire et l'entendre. Ce n'est point de la poésie, disait-il, qui puisse selire avec les yeux, qui doive se réciter avec la parole, c'est un hymne auquel il faut la voix chantante de l'homme déployée dans toute sa puissance, soutenue de l'harmonie des instrumens. Écoutez, s'écria-t-il tout à coup en décrochant un violon de la muraille, écoutéz..., avez-vous jamais compris ce passage des psaumes:

Exaudi Deus orationem meam et ne despexeris deprecationem

meam:

Intede mihi et exaudi me. 3

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Contristus sum in exercitatione mea: et conturbatus sum.”

1

Et s'accompagnant du violon, dont il jouait avec une grande

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