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nine sur les rives du lac; des milliers d'oiseaux volent en nuages sur cette Méditerranée tranquille; des bois d'oliviers la couronnent; deux îles verdoyantes flottent sur ses eaux, comme deux navires à l'ancre; ses petites vagues dorées se brisent devant les haies vives des beaux jardins de Bolsena, au pied d'un château du moyen-âge qui laisse pendre de ses ruines le genêt jaune, le saxifrage et l'aloës.

C'est une surprise délicieuse; elle vous réconcilie avec les Apennins; on ne saurait la payer par trop de volcans et de scories; le lac de Bolsena rafraîchit l'imagination desséchée par les tableaux de la veille; on se plonge, avec extase, dans cette nouvelle et magnifique nature, où les ombrages, les eaux vives, la lumière d'Italie, les suaves contours des collines, s'associent enfin pour vous donner un peu de joie. Bolsena et ses campagnes ont posé devant Poussin; là reposent tous les originaux du grand paysagiste ; il y a puisé à pleine palette; il y a établi son atelier. C'est un miracle qui a donné à Bolsena ces bois, ces eaux, ces belles montagnes. A la place de ce lac bouillonnait autrefois un terrible volcan; un jour le volcan se fit lac et se remplit de poissons frais; Dieu veuille qu'il ne reprenne pas sa première profession! On ne peut compter sur rien de stable dans ces terres volcanisées. En attendant, jouissons du lac; il a vingt lieues de circonférence, le cratère en avait autant; c'était humiliant pour le Vésuve et l'Etna. A l'hôtellerie, on nous servit des poissons du lac; ils n'ont rien de volcanique ; à Bolsena, on commence à dîner ; lejeûne des Apennins cesse; l'hôte vous apporte pompeusement le vin du Monte-Fiascone; la volaille et le gibier sont connus à Bolsena; on y fait même du pain ; il est vrai que les habitans n'ont pas l'air de s'en douter, car ils paraissent bien misérables. Cette indigence, cette lèpre, ces haillons, ces rues hideuses, sont dissimulés au voyageur par l'éclat opulent de l'hôtellerie, la beauté de la campagne et des jardins. It faut entrer dans le village pour voir un affligeant contraste, mais personne ne prend cette peine, l'hôtellerie est située extra

muros.

On passe devant Monte-Fiascone, village perché sur une montagne, et dont je ne connais que la coupole; ensuite, l'histoire des volcans et des lacs sulfureux recommence; n'importe, on a pris du courage à Bolsena; on peut se permettre quelques

observations de géologie; on flaire le bitume dans l'air, on ramasse le premier caillou venu, on en tire du feu comme Achate, non pas pour rôtir des cerfs, mais pour allumer son cigarre; il est doux d'allumer son cigarre à des volcans éteints, quand on a bien déjeûné à Bolsena. Bientôt, à l'extrémité de l'horizon, à une portée de vue pénible à l'œil, on distingue nébuleusement des atomes blancs qui sont la ville de Viterbe. On a toute une plaine à traverser, la plus longue et la plus large des plaines. Le voyageur quitte un instant ces éternels Apennins, qui le suivent partout en Italie avec une obstination désespérante. Enfin, il peut dire : Je suis en plaine jusqu'à Viterbe; après six heures de marche, Viterbe, petite ville ennuyeuse et sans caractère, vous reçoit au pied de sa montagne, et vous offre une table où l'on mange peu et un lit où l'on ne dort pas. Qu'importe? encore dix-sept lieues, et Rome au bout.

Il faut traverser la célèbre forêt de Viterbe, domaine des tragédiens de nos boulevards ; c'est un long et funèbre chemin connudes bandits et redouté des voyageurs. Pendant la nuit, à la clarté brumeuse des étoiles, les arbres prennent des poses de mélodrame, les buissons se hérissent de canons de fusil, l'air murmure des syllabes effrayantes; les vers-luisans se changent en lames de poignard; le voyageur récite la prière des agonisans; il tient sa bourse d'une main et sa vie de l'autre. tout prêt à jeter la première pour retenir la seconde : les arbres et les buissons ne lui demandent rien; on passe aujourd'hui avec moins de péril, à minuit, dans la forêt de Viterbe, que sur le boulevard du Temple à midi. La civilisation est à Viterbe. L'imposante et majestueuse forêt couvre la montagne ; on la visite dans ses secrètes et mystérieuses horreurs; elle vous accompagne quatre heures, tantôt impénétrable au regard, comme un voile funéraire partout déployé, tantôt entr'ouvrant ses rideaux pour vous révéler ses abîmes, ses vastes cavernes, ses pics chevelus, ses croix tumulaires inclinées par le vent. Tombé plutôt que descendu de la montagne, le voyageur arrive à Ronciglione, triste village, ravagé par les Français, et qui garde encore les traces de l'incendie. Notre nom n'est pas béni à Ronciglione ; il est de la prudence d'y parler anglais. On ne s'y arrête que pour admirer, dans la grande rue, un paysage étonnant creusé dans le roc; c'est un abîme ténébreux

sur lequel les maisons se penchent, avec la perspective d'y tomber un jour. On trouve à Ronciglione un poste de dragons pontificaux ; ils ne sont pas déplacés sous la forêt de Viterbe. On peut dire que la campagne de Rome commence à la porte de ce village.

Campagne toute nue et silencieuse, elle invite au recueillement et non plus à la mélancolie. Quelque chose de grave et de solennel semble luire à l'horizon. La plaine ne peut plus vous distraire avec des arbres, des chaumières, des villages. C'est le désert: du sommet d'une montagne, on aperçoit un immense bassin circulaire, couronné de montagnes radieuses; c'est comme un lac de verdure, une seule maison blanche se perd au milieu; elle fut un temple de Bacchus, elle est aujourd'hui Baccano, simple hôtellerie, dernière étape du pélerin. Baccano franchi, on court dans un chemin creux, on monte sur une éminence, et toutes les voix de l'air crient: voilà Rome!

La ville sainte ne se revèle encore que par des points blancs et lumineux, amoncelés aux limites de la plaine, comme une constellation. On distingue la croix de la basilique de SaintPierre, cette huitième colline que la religion a ajoutée à la cité de Romulus; le mont Soracte s'élève comme un nuage; je voyais tout cela bien confusément, avec des yeux humides. Moi, qui n'avais connu que les joies du collége, jamais les ennuis, je me trouvais enfin devant la ville qu'habitèrent les premiers et bons amis que j'aie aimés en entrant au monde. Cette Rome dont je savais l'histoire à dix ans; ces poètes dont je récitais par cœur tous les vers à l'âge où l'on bégaie; ces consuls sous lesquels j'avais livré tant de batailles dans les rêves ou les jeux du collége; toutes ces grandes images, ces œuvres sublimes, ces héros de mes affections primitives, tout mon univers était là. Le moindre objet que je rencontrais sur cette route me fondait dans l'esprit un impérissable souvenir; le pâtre couché sous l'arbre, le cavalier qui me couvrait de poussière, le petit pont jeté sur un ruisseau, la cabane isolée, la borne milliaire où je lisais via Cassia, rien de cela ne m'était indifférent. J'avançais avec la fièvre; à chaque instant je fermais les yeux pour avoir cent fois le bonheur de les ouvrir sur l'horizon où Rome grandissait à chacun de mes pas. Aussi, Rome, qui voyait en moi son plus fervent adorateur, me rece

vait dans toute sa magnificenee; elle me donnait une de ces splendides journées qu'elle tient en réserve pour ses amis, sous les ides orageuses de mars; la lune se levait sereine sur le mont Soracte; le soleil s'inclinait, sans nuage, à l'horizon maritime; l'air était tiède, enbaumé, transparent; un ciel pur faisait saillir les édifices lointains du Vatican et du Janicule; la majesté de la campagne entourait la ville sacrée d'une auréole immense et lumineuse. J'étais fier de sentir que j'étais pour quelque chose, peut-être, dans cette fête de la ville et du ciel, que cette atmosphère de rayons et de sérénité m'avait été réservée, afin qu'un seul nuage ne vînt pas ternir mes émotions d'enfant; je saluai le Tibre, comme un vieil ami; je courus sur le pont, je traversai le faubourg avec autant de hâte que si Rome allait m'échapper; la porte du Peuple m'arrêta : je ne m'attendais pas à cette magnificence; honneur à ceux qui ont ainsi annoncé Rome au pélerin! il fallait cette entrée à Rome. J'aime ces portiques superbes, cet obélisque porté par des sphinx ; j'aime cette colline d'arbres et de fleurs qui monte aux jardins de Lucullus, ces statues colossales qui gardent l'Hémicyle, les statues de Rome, du Tibre, de l'Anio, de Neptune, avec ces marbres qui jettent l'eau à torrens; j'aime ces églises catholiques mêlées aux simulacres païens, le signe du Christ sur l'obélisque de Rhamsès, la tiare à côté de Neptune : oui, c'est ainsi que la place du Peuple devait annoncer Rome. Entrons maintenant; heureux ceux qui n'en sortent plus! car cette ville ne peut être abandonnée qu'avec regrets et larmes, tous les voyageurs l'ont déjà dit. C'est là que l'artiste surtout, l'homme de poésie et de sentiment, aime à fonder son tabernacle; Raphaël songeait au bonheur calme et serein que Rome seule peut donner, lorsqu'il peignit la Transfiguration. Michel-Ange mit en œuvre d'architecture la théorie du Thabor; il bâtit à Rome trois tentes, Sainte-Marie-des-Anges, le Capitole, le dôme du Vatican ; une pour lui, une pour Virgile, une pour Dieu.

MERY.

PARIS AU BORD DE L'EAU.

DU PONT-NEUF AU PONT D'IÉNA.

Nous voici au Pont-Neuf. Ici tout prend un aspect nouveau; la cité meurt étranglée entre le quai des Lunettes et le quai des Orfèvres; avec elle le vieux Paris disparaît, et devant vous va se dérouler le Paris de Louis XIV et de Napoléon.

Henri III posa la première pierre du Pont-Neuf en revenant d'accompagner en terre Maugiron et Caylus, ses deux plus chers mignons. La cérémonie fut triste, et les mauvais plaisans, qui ont été de tout temps chez nous aux trousses de la royauté, baptisèrent le nouveau pont du nom de Pont-des-Soupirs. Plus tard, Henri IV l'ayant continué et achevé, on l'appela Pont-Marchand, du nom de l'architecte, et enfin Pont-Neuf, parce que, disent les étymologistes profonds, neuf issues y aboutissaient.

Le Pont-Neuf a eu la fortune du Palais-Royal. Sous Louis XIII, il était le centre du mouvement parisien. Tout y affluait. Lés raffinés de la mode venaient se pourvoir à ses boutiques; les galans y étalaient leurs graces; les flâneurs se gaudissaient sur ses trottoirs ; les badauds venaient s'accouder sur ses para25

TOME VIII.

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