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Il y a dans la linguistique une branche toute spéciale, longtemps négligée, et qui est cependant d'un haut intérêt; c'est l'étude des patois provinciaux, des dialectes populaires. Nous en possédons en France un très grand nombre; car on a fait une traduction de la parabole de l'Enfant prodigue en quatrevingt-dix patois français, et l'on pourrait y en ajouter encore plusieurs.La ligne de démarcation qui existait autrefois entre la langue d'oil et la langue d'oc existe maintenant entre les patois. Au nord, les patois provenant du flamand; à l'est, celui de l'Alsace et de la Lorraine; à l'ouest, celui de la Vendée et de la Saintonge; au midi, celui de la Gascogne, de la Provence, du Languedoc je ne parle pas du bas-breton et du basque, qui sont de véritables langues. L'un a donné lieu à de vastes recherches scientifiques; l'autre a eu pour historien le célèbre Guillaume de

Humboldt(1).Tous ces patois ont leurs étymologies, leurs ramifications. Ils s'en vont de province en province, de village en village, en se modifiant, en s'imprégnant, à de certaines distances, d'une nouvelle pensée, d'un nouveau coloris. Ce sont de larges et féconds rameaux qui, s'élançant pour la plupart de la même souche, projettent au loin leurs embranchemens; c'est la langue du peuple qui se cache humblement derrière la langue académique, comme la chaumière du paysan derrière les ailes du château. Combien de découvertes précieuses ne ferait-on pas en étudiant cette langue dans ses détails et dans le riche ensemble de son vocabulaire! Car elle n'est point, comme la nôtre, soumise aux caprices de la mode, aux révolutions du néologisme. Ce qu'elle a une fois reçu, elle le conserve. Elle se perpétue par la tradition orale, et cette tradition est plus fidèle que les livres. Il y a tel bon vieux mot de Rabelais, de Montaigne, d'Amyot, dont nous regrettons de ne pouvoir plus faire usage, et que le paysan de la Touraine ou de la Picardie emploie journellement. Il y a telle expression étrangère tombée au milieu du dialecte d'une province comme un grain de semence qu'un coup de vent emporte bien loin, et à cette expression se rattache peut-être l'histoire d'une guerre et d'une conquête. Enfin, il y a, dans cette variété de patois que l'on parle en France, une foule d'expressions concises, énergiques, brillantes, qui, si nous pouvions les mettre en œuvre, ne nous laisseraient plus rien à envier à aucune autre langue. Les unes ont la suave harmonie de la langue italienne; d'autres, la majesté de l'espagnol ; d'autres, le sens intime de l'allemand. Un jour, aux environs de Montpellier, j'entendais une jeune fille se plaindre de l'amant qui l'avait trompée Ah! peccaïré! peccaïré! s'écriait-elle tout en larmes, et jamais notre hélas! n'a retenti avec autant de force à mon oreille. Peccaïré est un vieux mot qui vient de peccador (pécheur). Les bonnes ames du Languedoc en ont fait une ex

(1) Le frère de M. A. de Humboldt, l'illustre voyageur. C'est lui que le roi de Prusse envoya comme ministre plénipotentiaire au congrès de Châtillon, et qui signa en 1814, avec le prince de Hardenberg, le traité de paix de Paris. La mort vient d'enlever à l'Allemagne cet homme dont les travaux de critique et d'érudition ont obtenu l'estime de tous les savans.

pression de souffrance. C'est aussi dans le Languedoc qu'on retrouve ces jolis mots : Aliza (caresses), aouzida (écho, retentissement), se soureïa (se mettré au soleil), regreïa, pour parler d'une plante qui repousse, et, au figuré, d'un sentiment qui se renouvelle. C'est ainsi qu'un poète languedocien a dit :

N'ajere pas restat ïoch jours près dé ma běla
Qué senté régreïa una doulou nouvéla.

Ce qui ajoute encore un nouveau charme à l'étude de ces idiomes de provinces, c'est que la plupart recèlent des poésies, souvent très remarquables, et qu'il faut lire dans cet idiome même pour pouvoir les apprécier. Le peuple des campagnes n'en est pas encore venu à comprendre la poésie racinienne, et en attendant qu'il s'élève jusqu'à cette pureté de style du temps de Louis XIV, il faut bien qu'il ait aussi ses poètes, pour lui rendre, dans son dialecte à lui, dans son langage familier, les sentimens qui l'émeuvent, et les actes d'héroïsme qui lui font battre le cœur. Jamais, je crois, dans aucune contrée, la poésie du peuple n'a subi d'interruption, et plusieurs fois ellea dominé celle du grand monde. C'est ainsi qu'au xve siècle, en Hollande, la poésie des chambres de rhétorique (rederijkerskamers), la poésie académique, est froide, guindée, stérile, et la poésie populaire est plaine de sève et de fraîcheur. Elle a produit une quantité de belles légendes religieuses, et des chants de guerre et d'amour vraiment admirables. En Allemagne, cette poésie occupe une grande place, Goethe et Schiller y ont puisé le sujet de plusieurs ballades; Görres et Brentano l'ont mise à contribution, l'un en publiant ses Altmeisterlieder, l'autre son Cor merveilleux ; et il existe quatre recueils remarquables de poésies en dialectes particuliers: celui de Hebel, en dialecte des bords du Rhin; de Grübel, en dialecte de Nuremberg; de Castelli, en dialecte de Vienne; de Holtei, en dialecte de la Silésie. Dans la Catalogne, ce berceau de la poésie du midi, cette terre privilégiée, où les enfans du gai savoir allaient tour à tour s'inspirer et rapporter le fruit de leurs inspirations, on ne parle peut-être plus guère des anciens comtes de Barcelonne et des fêtes où venaient chanter les juglars; mais le Catalan des montagnes a conservé l'instinct poétique de ses

pères. Vous le voyez gravir les rochers en chantant les vers qu'il a souvent composés lui-même. Pas un mariage ne se fait, pas une solennité n'a lieu, sans que le ménestrel du village n'y assiste; et les ouvriers, qui descendent dans la plaine à des époqués déterminées, apportent toujours avec eux de nouveaux couplets et de vieilles traditions.

Il suffit d'avoir passé quelque temps dans nos villages de province, et d'avoir assisté à leurs réunions du dimanche, pour savoir qu'ils ont tous leurs poètes et leurs chants de prédilection. Le chant est pour tous les hommes livrés à de rudes travaux une sorte de délassement. Le marin chante en tirant les cordages de son navire, et les cris qu'il pousse ont quelque chose de triste et de sauvage comme la mer contre laquelle il lutte. Le laboureur chante en liant ses gerbes de blé, et sa voix est gaie comme un jour de printemps. Que de fois, dans les fraîches vallées de la Franche-Comté, n'ai-je pas endendu ces chants naïfs dont toute la mélodie roule sur deux ou trois notes, et dont les sons se prolongent si harmonieusement au fond des bois! C'était dans un ancien couvent, à quelque distance du village, au pied de la montagne. L'été, j'allais m'asseoir devant la porte, et je voyais les laboureurs revenir des champs. Les plus vieux s'en allaient en causant du prix de la récolte ou des affaires de la commune, mais les autres s'arrêtaient à chanter avec la jeune fille qui les regardait en souriant sous son grand chapeau de paille. L'hiver, nous nous rassemblions autour d'une grande cheminée où brûlait un tronc d'arbre; les femmes y venaient avec leur rouet, les jeunes gens avec un faisceau de chanvre. Là, tandis qu'on entendait le feu pétiller et le vent siffler, l'un des voisins nous racontait les légendes du pays, et ces légendes, je les ai retrouvées bien des fois depuis, colorées de nouveau et souvent dégradées, dans maint poème, dans maint roman. Il y avait dans ce village un poète, un homme de génie. C'était un simple ouvrier, dont tous les vers passaient de bouche en bouche pour faire le tour du canton, et quelquefois de l'arrondissement. Avec quel respect je le regardais, moi, qui apprenais alors dans la grammaire de Lhomond la définition de la poésie! Avec quelle joie orgueilleuse je me mis un jour à copier ses vers! car le grand homme ne savait pas écrire. Il dédaignait cette manière vulgaire de

transmettre sa pensée, et il s'en allait, comme les anciens scaldes, récitant ses chansons aux petits oiseaux de la vallée, aux arbres de la forêt. Le curé le respectait, et le maire le saluait en passant. C'étaient là de grandes preuves de distinction, que tout le monde remarquait, et dont lui seul ne s'occupait pas, car il avait l'ame candide du poète. Il ne chantait ni pour se faire un renom, ni pour s'attirer la bienveillance des riches habitans du pays, il chantait pour réjouir un cercle d'amis, pour célébrer, pour encourager les jeunes conscrits à leur départ. Le plus souvent sa muse était gaie et folâtre; il la menait les dimanches au cabaret, et jusqu'à dix heures du soir on s'arrêtait sous les fenêtres pour l'entendre rire et chanter. Mais elle savait aussi comprendre la douleur, et s'élever à la hauteur des plus graves événemens. Un de ses amis était mort. Après avoir accompagné le convoi au cimetière, il alla trouver la mère du jeune homme, et se mit à lui dire des vers qu'il venait de composer. La pauvre femme fondit en larmes, puis tout à coup en lui serrant les mains: Ah! il n'y a que vous, dit-elle, qui m'ayez consolée. Une autre fois, une guerre s'était élevée entre le village de Dampierre, qu'il habitait, et un village voisin. C'était une guerre terrible: la vieille guerre de Troie, une nouvelle Hélène, un nouveau Pâris, et le Ménélas offensé était l'adjoint de la commune. Jugez si la cause était assez grave, et si les dieux eux-mêmes ne devaient pas intervenir. La guerre durait depuis long-temps, et c'étaient chaque jour des cris d'alarmes et de escarmouches. Les deux partis, las enfin de ces luttes sans résultat, résolurentde donner une grande bataille. Les habitans de Dampierre remportérent la victoire. Ils avaient été électrisés par des chants pleins d'énergie; ils avaient avec eux leur Th. Kærner, leur Tyrtée. Si jamais vous allez dans ce pays, vous entendrez raconter ce fait, et plus d'un laboureur vous parlera de ce poète d'inspiration, de ce poète sans culture, de Claude Jonay, cet homme qui les a tous émus, qui les a tous réjouis, et dont l'Académie n'a sans doute jamais su le nom.

Il y a, dans les poésies en patois de la Franche-Comté, un assez grand nombre de pièces remarquables par leur fraîcheur et leur simplicité. Ce sont pour la plupart des chansons d'amour, des idylles; la jeune fille dont on dépeint la beauté est souvent une bergère, et elle s'appelle peut-être Chloé ou Églé. Cepen

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