Page images
PDF
EPUB

action, chez laquelle la philantropie est une sublime erreur, et le progrès un non-sens, j'ai gagné la confirmation de cette vérité : que la vie est en nous, et non au dehors; que s'élever au-dessus des hommes pour leur commander, est le rôle agrandi d'un régent de classe ; et que les hommes assez forts pour monter jusqu'à la ligne où ils peuvent jouir du coup d'œil des mondes, ne doivent pas regarder à leurs pieds.

5 novembre.

Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche à certaines découvertes, une force invincible m'entraîne vers une lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie morale; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche, et m'entraîne en sens contraire à ma vocation? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques; à ces beaux foyers de lumière, à ces savans si complaisans, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels j'aurais pu marcher. Qui me repousse? Est-ce le hasard? est-ce la Providence? Les deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le hasard n'est pas, il faut admettre le fatalisme, ou la coordonnation forcée des choses soumises à un plan général. Alors pourquoi résisterions-nous? Si l'homme n'est plus libre, que devient l'échafaudage de sa morale ? Et s'il peut faire sa destinée, s'il peut par son libre arbitre arrêter l'accomplissement du plan général, que devient Dieu ? Pourquoi suis-je venu? Si je m'examine, je le sais je trouve en moi des textes à développer. Mais alors, pourquoi possédai-je d'énormes facultés sans pouvoir en user? Si mon supplice servait à quelque exemple, je le concevrais ; mais non, je souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut l'être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d'une forêt vierge sans que personne n'en sente les parfums ou n'en admire l'éclat. De même qu'elle exhale vainement dans la solitude ses odeurs, j'enfante ici, dans un grenier, des idées sans qu'elles soient saisies. Hier, j'ai mangé du pain et des raisins le soir, devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causé comme des gens que le malheur a

[ocr errors]

rendus frères, et je lui ai dit: « Je m'en vais, vous restez ; prenez mes conceptions et développez-les ? — Je ne le puis, me répondit-il avec une amère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mes travaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. » Nous avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommes rencontrés au cours d'anatomie comparée et dans les galeries du Muséum, amenés tous deux par une même étude, l'unité de la composition zoologique. Chez lui, c'était le pressentiment du génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de l'intelligence; chez moi, c'était déduction d'un système général. Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre l'homme et Dieu. N'est-ce pas une nécessité de l'époque? Sans de hautes certitudes, il est impossible de mettre un mors à ces sociétés que l'esprit d'examen et de discussion a déchaînées, et qui crient aujourd'hui: — Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer des abîmes! Vous me demanderez ce que l'anatomie comparée a de commun avec une question aussi grave pour l'avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que l'homme est le but de tous les moyens terrestres pour se demander s'il ne sera le moyen d'aucune fin? Si l'homme est lié à tout, n'y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour? S'il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu'à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible? L'action du monde n'est pas absurde, elle aboutit à une fin, et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l'est la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel. En l'état actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir ni toujours souffrir; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au paradis et à l'enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n'existe pas aux yeux de la masse? Je sais qu'on s'est tiré d'affaire en inventant l'ame; mais j'ai quelque répugnance à rendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nos désenchantemens, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis, comment admettre en nous un principe divin contre lequel un verre de rhum puisse prévaloir? comment imaginer des facultés immatérielles que la matière réduise, dont l'exercice soit enchaîné par un grain d'opium? Comment imaginer que nous sentirons quand nous serons dépouillés des conditions de notre sensibilité? Comment

Dieu périrait-il, parce que la substance serait pensante? L'animation de la substance et ses mille instincts, effets de ses organes, sont-ils moins inexplicables que les effets de la pensée? Le mouvement imprimé aux mondes n'est il pas suffisant pour prouver Dieu, sans aller se jeter dans les absurdités dont notre orgueil a été le principe? Que d'une façon d'être périssable, nous allions après nos épreuves à une existence meilleure, n'est-ce pas assez pour une créature qui ne se distingue des autres que par un instinct plus complet? S'il n'existe pas, en morale, un principe qui ne mène à l'absurde, ou ne soit contredit par l'évidence, n'est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses? Ne faudra-t-il pas retourner la science philosophique? Nous nous occupons très peu du prétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l'avenir, et nous ne lui demanderons aucun compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si nous n'avons aucune racine dans l'antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nous n'avons été déistes ou athées que d'un côté. Le monde est-il éternel? le monde est-il créé? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux propositions. L'une est fausse, l'autre est vraie, choisissez! Quel que soit votre choix, Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s'amoindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éternel? la question n'est pas douteuse, Dieu l'a subi. Mais supposez-le créé? Dieu n'est plus possible. Comment est-il resté toute une éternité sans savoir qu'il aurait la pensée de créer le monde? Comment n'en sait-il point par avance les résultats? D'où en a-t-il tiré l'essence? de lui nécessairement. Si le monde sort de lui, comment admettre le mal? Si le mal est sorti du bien, vous tombez dans l'absurde. S'il n'y a pas de mal, que deviennent les sociétés avec leurs lois? Partout des précipices! partout un abîme pour la raison ! Il est donc une science sociale à refaire en entier. Écoutez, mon oncle! tant qu'un beau génie n'aura pas rendu compte de l'inégalité patente des intelligences, le sens général de l'humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation, et la société reposera sur des sables mouvans. Le secret des différentes zônes morales dans lesquelles transite l'homme, se trouvera dans l'analyse de l'animalité tout entière. L'animalité n'a, jusqu'à présent, élé

considérée que par rapport à ses différences et non dans ses similitudes, dans ses apparences organiques et non dans ses facultés. Les facultés animales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement matérielles, divisibles. Des facultés matérielles! songez à ces deux mots. N'est-ce pas une question aussi insoluble que l'est celle de la communication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré, dont le système de Newton a plutôt déplacé que résolu la difficulté. Enfin la combinaison constante de la lumière avec tout ce qui est sur la terre, veut un nouvel examen du globe.L'animal du même genre n'est plus le même sous la Torride, dans l'Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l'obliquité des rayons solaires, il se développe une nature dissemblable et pareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçà ni au-delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dans la comparaison des papillons du Bengale et des papillons de l'Europe est bien plus grand encore dans le monde moral. Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de plis cérébraux pour obtenir Alexandre, Newton, Napoléon, Laplace ou Mozart. La vallée sans soleil donne le crétin. Tirez vos conclusions? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou moins heureuse de la lumière par l'homme ! Ces grandes masses humanitaires souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi, dans l'extrême joie, voulons-nous toujours quitter la terre? Pourquoi l'envie de s'élever, dont toute créature est saisie? Le mouvement est une grande ame dont l'alliance avec la matière est tout aussi difficile à expliquer que la pensée. Aujourd'hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s'occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble que nous sommes à la veille d'une grande bataille humaine. Les forces sont là; seulement, je ne vois pas de général.

25 novembre.

Croyez-moi, mon oncle, il est difficile de renoncer sans douleur à la vie qui nous est propre, et je retourne à Blois avec un affreux saisissement de cœur. J'y mourrai en emportant des vérités utiles! Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloire est-elle quelque chose à qui croit pouvoir aller dans une sphère supérieure? Je ne suis pris d'aucun amour pour la syllabe Lam et la syllabe bert. Prononcées avec vénération ou avec insouciance sur ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinée ultérieure. Je me sens fort énergique, et pourrais devenir une puissance; je sens en moi une vie si lumineuse qu'elle pourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte de minéral, comme y sont peut-être effectivement les couleurs que vous admirez au col des oiseaux de la presqu'île indienne. Il faudrait embrasser tout ce monde, l'étreindre pour le refaire. Mais ceux qui l'ont ainsi étreint et refondu, n'ont-ils pas commencé par être un rouage de la machine? Moi, je serais broyé. A Mahomet le sabre, à Jésus la croix, à moi la mort obscure. Demain à Blois, et quelques jours après dans un cercueil. Savezvous pourquoi? Je suis revenu à Swedenborg. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s'y trouve les élémens d'une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu; il en donne soif. Il a dégagé la majesté de Dieu de ses langes. Il l'a laissé là où il est, en faisant graviter autour de lui les créations innombrables et les créatures par des transformations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel, que ne l'est l'éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font les ames tendres sur la pérennité des vengeances qui doivent punir les fautes d'un instant, système sans justice et sans bonté. Chaque homme peut savoir s'il lui est réservé d'entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience, je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde, aussi bien que la croix de Jérusalem et le sabre de l'Alcoran. L'un et l'autre sont fils du désert. Des trentetrois années de Jésus, il n'en est que deux de connues; sa vie silencieuse a préparé sa vie glorieuse. A moi aussi il me faut le désert?

H. DE BALZAC.

« PreviousContinue »