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VERA-CRUZ.

Toute cette vaste portion du continent américain, quí s'étend depuis le 16o de latitude jusqu'au 37o, jadis colonie espagnole, actuellement république composée de vingt-deux états fédératifs et indépendans, en un mot le Mexique, n'a qu'un port pour communiquer avec l'Europe, et ce port, c'est la Vera-Cruz. A la vérité, depuis quelques années, la petite ville de Tampico est assez fréquentée par les bâtimens européens et ceux des côtes orientales de l'Amérique ; mais le commerce qui s'y fait est trop peu considérable, et la rade de Tampico n'offre pas assez de sûreté aux navires pour qu'elle puisse jamais rivaliser avec la dangereuse, mais antique rade de Vera-Cruz.

La ville de la Vera-Cruz fut fondée par Fernand Cortès le vendredi-saint de l'année 1519, sur les bords de la mer, dans l'endroit même où il débarqua avec son armée. Elle fut appelée Villa Ricca, dit un historien de la conquête du Mexique, à cause de l'or que les Espagnols y découvrirent. La fièvre jaune et les guerres civiles ont vieilli la Vera-Cruz, pour ainsi dire, dès son origine, au point que, malgré son jeune âge de trois siecles, ayant été déjà plusieurs fois détruite ou abandonnée, les voyageurs n'ont pu préciser sa situation primitive. Mais la soif de l'or est son palladium, et la Vera-Cruz existe en dépit du caprice impolitique de l'un des derniers vice-rois espagnols, qui, pour soustraire les Européens au fléau terrible de la fièvre jaune, appelée vomito negro, avait résolu de la raser entièrement, et d'en transporter les habitans à Xalapa. Elle existe, toujours serrée dans son épaisse ceinture de sable que le vent du nord amoncelle autour de ses remparts, en partie baignés

par la mer; elle existe avec ses maisons blanches, ses dômes arrondis, ses clochers élevés, ses rues droites bordées de trottoirs, ses portiques, ses églises, son môle que les flots rongent en frémissant, ses forts, ses moustiques, son vomito negro et ses quinze mille habitans. Ce sont ses habitans qui ont combattu le plus vaillamment pour l'indépendance du Mexique ; ce sont eux qui ont expulsé les Espagnols de las Castillas ou SanJuan d'Ulloa, forteresse réputée imprenable, bâtie dans la rade à un quart de lieue de la ville, sur l'un de ces deux îlots où les indigènes, lors de l'arrivée de Fernand Cortès, offraient à leurs divinités des victimes humaines, et dont l'autre, écueil redouté des navigateurs, a conservé le nom d'Ile des Sacrifices ( Isla de sacrificios). Des boulets enchâssés dans les remparts, des maisons démantelées, des murs croulans, attestent que la gloire dont se prévalent les Véracruziens, ils l'ont acquise à juste titre.

On a prétendu que la ville primitive, fondée par le conquérant du Mexique, avait été bâtie à plusieurs lieues de distance de la Vera-Cruz d'aujourd'hui ; d'autres soutiennent au contraire que sa situation n'a jamais changé. Aucune de ces deux assertions ne mérite croyance; voici des faits. Les ruines de l'ancienne Vera-Cruz (antigua Vera-Cruz) existent à côté de la nouvelle Vera-Cruz, qui a son cimetière au milieu d'elles. Non-seulement on y voit un grand nombre de maisons démolies, mais il y a même une promenade bordée de murs tapissés d'une espèce de ciment fort dur, imitant le granit. Ces ruines se trouvent au sud-est de la ville, à quelques centaines de pas des remparts.

La nouvelle Vera-Cruz forme un carré long, irrégulier; aucun édifice remarquable ne la décore; mais elle a d'assez jolies places publiques. Ses rues sont larges et bien alignées ; celles qui la partagent dans sa longueur sont fort belles et se coupent à angle droit avec les rues traversales. Les maisons, bâties en briques et couronnées de terrasses, ont des balcons à presques toutes les fenêtres; elles sont de deux, ou trois étages. Du côté du nord est la mer, à l'orient et à l'occident le sable de la côte dépouillée de végétation, au sud quelques arbustes qui naissent au pied même des remparts; un peu plus loin de vastes marais, et au-delà la forêt qui se prolonge sur

de lointains coteaux, derrière lesquels se montrent les flancs noirs du pic d'Orizava.

La pierre qui a servi à construire le môle et les remparts est formée par des madrépores; on la tire du fond de la mer. Il n'y a pas de tuilerie à Vera-Cruz; pour la construction et la réparation des maisons, on fait venir des briques de Tlacotalpan, ville située à vingt ou vingt-cinq lieues de là, sur les goëlettes qui font cette traversée. Aussi les frais de tranport et la cherté de la main d'œuvre élèvent la bâtisse à un si haut prix, que beaucoup de propriétaires négligent de restaurer leurs maisons à demi ruinées et inhabitables.

Il y a dans la ville de nombreuses fontaines, des puits et des citernes; mais l'eau est assez mauvaise et ne contribue pas peu, dit-on, à donner des maladies; on prétend que celle des citernes est la seule qu'on puisse boire sans danger. Le marché est garni de provisions et de fruits de toute espèce. On y voit toutes les productions d'Europe et des tropiques, la banane, et la pêche, le raisin et l'ananas.

La classe ouvrière, qui échappe au vomito negro, mène à Vera-Cruz une vie plus heureuse que partout ailleurs, peut-être ; car si elle n'est pas assurée de vivre long-temps, ce dont elle s'inquiète fort peu, elle gagne de bons salaires, ce qui lui importe davantage. Une journée de travail vaut à un menuisier dix francs au moins, à un maçon quelquefois quinze francs; ainsi des autres métiers. Les ouvriers malades trouvent à l'hôpital des soins et des secours. S'ils guérissent, ils sont certains, avec de l'économie, de se créer, au bout de quelques années, une honnête aisance, qui pourra les dispenser de travailler le reste de leurs jours.

Vera-Cruz est par sa position l'entrepôt général de tout le commerce du Mexique. Elle sait tirer parti de cet avantage, et sur toutes les marchandises qui entrent dans le port pour être expédiées dans l'intérieur, ou qui en sortent pour être exportées, elle prélève des droits de douane fort considérables; aussi est-elle en butte à l'animosité et à la jalousie des autres états fédératifs. Il paraît même que les derniers troubles du Mexique n'ont pas eu de cause plus immédiate.

Les principaux négocians de Mexico et des autres grandes villes de la république ont des correspondans à Vera-Cruz; mais il y a en outre de nombreuses maisons de commerce dont les

relations s'étendent dans le nouveau et l'ancien continent. Chaque jour il arrive dans la rade des navires de presque toutes les nations, chargés de différentes marchandises; le commerce le plus actif est celui des vins de Bordeaux, d'Espagne, de Portugal, des huiles d'olive, des indiennes, des tissus de toute espèce, du sucre, du café. Les Antilles fournissent en partie au Mexique ces deux derniers produits, qni réussissent si bien dans l'état de Vera-Cruz, mais dont la culture est trop négligée pour suffire aux besoins des Mexicains. Les objets d'exportation de Vera-Cruz ne consistent guère qu'en vanille, cochenille, jalap, salsepareille: aussi la plupart des navires d'Europe sont-ils obligés d'aller compléter leurs chargemens sur les côtes du Yucatan ou ailleurs.

Quatre-vingts lieues séparent Vera-Cruz de Mexico. La route est très belle, bien entretenue, et les voitures la parcourent librement de Xalapa à la capitale du Mexique; mais de Vera Cruz à Xalapa, le chemin est si difficile, que le transport des marchandises s'effectue généralement à dos de mulet. Il part tous les jours de Vera-Cruz des caravanes qui se dirigent sur tous les points du Mexique. Les muletiers qui les conduisent campent dans les forêts, font eux-mêmes leur tortilles (1), et apprêtent leur nourriture dans les champs, comme les gitanos d'Espagne. Mais les voyageurs sont souvent dévalisés par des bandes de voleurs qui infestent les chemins. On assure, dit-on, contre ces brigands à Vera-Cruz et à Mexico, comme on s'assure en France contre l'incendie.

Le luxe est généralement répandu parmi les habitans de Vera-Cruz. Ses riches bourgeois suivent les modes françaises; les femmes sont toujours vêtues de noir les jours ouvrables, de blanc les fêtes et dimanches. Celles qui descendent d'Européens sont en général de moyenne taille, bien faites et fort jolies. La mantille noire, qui cache à demi leur visage, relève singulièrement la blancheur de leur teint; malheureusement elles sont en petit nombre, car la plus grande partie de la population, surtout dans les classes inférieures, est composée d'hommes et de femmes de couleur.

(1) Gâteau de maïs qui sert de pain à la plupart des habitans du Mexique.

A toute heure du jour, l'aspect des rues de la ville est plein de variété et de mouvement. Les habitans ne sont point sujets à cette espèce d'apathie morale et physique, qui est l'apanage des hommes des tropiques, c'est qu'il y a à Vera-Cruz des hommes de toutes les nations, des Français, des Allemands, des Espagnols, des Italiens, des Anglais, des Américains du Nord; et tous ces étrangers, tantôt disséminés, tantôt mêlés et confondus avec les habitans, sont en assez grand nombre pour pouvoir parler la langue de leur pays. On voit ordinairement assez peu de femmes circuler dans les rues, les jours de fêtes exceptés. Les dames de distinction surtout vivent très retirées; elles ne sortent guère que pour aller à l'église, et ne fréquentent point les promenades et les divertissemens publics. Il ne figure aux fandangos champêtres, qui ont lieu tous les dimanches aux environs, que des femmes de couleur.

Le jeu est la passion dominante des Mexicains. A Vera-Cruz, ils la poussent jusqu'à la frénésie. A deux lieues de la ville est une maison de plaisance, où se réunissent les joueurs. Les dimanches et les fêtes, tout ce qui compose l'aristocratie marchande et financière, la seule qui existe à Vera-Cruz, se rend en voiture à ce château. C'est là, dans la solitude des bois, que de brillantes fortunes, fruit du hasard ou des labeurs de plusieurs années, s'évanouissent à la vue d'un as de pique ou de carreau; c'est là que, dans l'espace d'un jour, l'homme riche est plongé dans la misère, tandis que l'homme voisin de l'indigence s'élève à la richesse qui le conduit aux dignités. On cite un négociant français qui est parvenu à monter ainsi l'échelle de la fortune, et par suite celle des honneurs.

La chambre des députés (l'Estado libre y soberano) de VeraCruz s'assemble à Xalapa, où, pendant la session, elle est à l'abri du vomito negro; mais le chef politique réside à VeraCruz avec trois ou quatre régimens d'infanterie, plusieurs compagnies d'artillerie, sans compter ceux qui occupent las Castillas, d'où ils font tonner le canon chaque matin au lever du jour, et tous les soirs à huit heures. Les soldats sont fort bien équipés. Deux régimens ont chacun une brillante musique. Chaque musicien a un costume d'une magnificence tout orientale. L'état-major se fait, sans doute, un point d'honneur de les vêtir avec luxe, comme en France les tambours-majors. Il

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