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iræ et le Stabat mater: mais cependant,avouez qu'on aimerait à avoir pour ami et pour voisin un homme qui, dans un vallon retiré de la Normandie, sait ainsi réunir la prière et la poésie profane, Virgile au roi David; un homme qui sait retrouver le mouvement et le rhythme de l'alexandrin, même au milieu du plain-chant des grandes fêtes. Le croiriez-vous? ces vers de Virgile trouvés à l'improviste dans une église de village au milieu d'un livre d'église, donnent à cette église un intérêt de plus.

Quand donc, à Dieppe, on a vu tout ce qu'il faut voir, la mer, les églises, les vallées, les charmans petits sentiers à travers les fermes, le phare à Varengeville, la maison d'Ango et l'ancienne conquête de Henri-le-Grand, qui est aujourd'hui la propriété de M. Larchevêque; quand on a pris assez de bains de mer pour se rendre très malade, on s'en va sans trop de regrets et d'ennuis. On prend alors tout naturellement la route du château d'Eu, qui est un beau sentier à travers de riches campagnes. Après quelques heures de marche, on arrive enfin dans cette ville presque féodale, tant elle appartient corps et ame aux propriétaires du château d'Eu. Que vous dirai-je du château? Neuf grands siècles sont représentés dans ces murs, hors de ces murs, à travers ce grand parc dont les sombres allées aboutissent à l'un des plus beaux points de vue qui soient en ce monde. Vous marchez long-temps dans une forêt de grands arbres géans, dignes de la forêt de Fontainebleau. Vous foulez aux pieds un gazon printanier aussi doux que la mousse. Tout à coup vous voyez la mer qui se mêle aux transparentes vapeurs du ciel; à votre gauche s'élèvent de hautes montagnes: au pied de ces montagnes chargées d'arbres, une ville est bâtie; auprès de la ville, un port est ouvert. La lumière éclate de toutes parts; elle remplit tout le paysage de ses éclats soudains; puis, à gauche, en descendant, vous entrez dans un jardin anglais, qui a poussé là on ne sait comment. Alors, au grand bruit et au grand éclat de la mer, succèdent l'ombre des arbustes et le murmure des frais ruisseaux. Vous décrirai-je ensuite cette maison de briques? autant vaudrait décrire le musée du Louvre. Du haut en bas de ce château, sur chaque porte, sur chaque muraille, dans les escaliers, sur les plafonds, à vos pieds, sur vos têtes, autour de vous, vous voyez des figures et des personnages

TOME VIII.

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historiques. Tous les âges, tous les temps, tous les malheurs, toutes les gloires, tous les revers, sont représentés dans ces murailles et sur ces murailles. Rappelez-vous que ce château d'Eu a été fondé au commencement du XIe siècle, et que depuis ce temps, il a toujours passé de mains en mains à de hauts barons, à d'heureux soldats, à d'illustres princesses, et que tout ce monde, emporté par la mort, barons, soldats, princesses, rois et reines, a laissé là son visage et son portrait, en souvenir de son passage sur cette terre et de ses grandeurs évanouies! Jamais, que je sache, on n'a porté plus loin le respect pour les générations éteintes. En vain ce vaste château a subiles ravages de 93; en vain a-t-il été dévasté, ravagé, pillé, ruiné, une main toute puissante a relevé ce qui était tombé, a réparé ce qui était ravagé, a retrouvé ce qui était volé. Il a fallu une volonté bien puissante et bien ferme pour tirer ainsi une seconde fois de néant ces anciens comtes d'Eu, morts depuis si long-temps, et si souvent arrachés de leurs tombeaux de marbre ou de leurs cadres d'or.

Mais il faudrait un volume entier pour tout décrire, et je n'ai pas oublié que ceci n'est pas une description, que ceci n'est pas un voyage, que ceci est la conversation à vol d'oiseau d'un homme qui n'a rien vu et qui raconte ce qu'il a vu, et comme il l'a vu.

En sortant du château d'Eu, vous avez l'église à voir; elle est remplie de tombeaux que le temps ou les révolutions ont dû épuiser depuis des siècles et surtout depuis trente ans. Il faut voir aussi la chapelle du collége, bâtie par les jésuites. Dans cette chapelle on va saluer les deux tombeaux de marbre de Guise-le-Balafré et de la duchesse, sa femme. Il y a dans les caveaux de Saint-Denis plusieurs statues de marbre qui ne valent pas la grave simplicité de cette statue de Guise, étendu là dans son armure; la statue de la duchesse n'est pas moins belle seulement il est malheureux que la tache noire, qui se trouve sur le visage de cette statue, ne se trouve pas sur le visage du Balafré.

Le comté d'Eu vous conduit naturellement dans le beau comté de Ponthieu dont Abbeville est la capitale. L'histoire du comté de Ponthieu a été écrite avec beaucoup de goût et de clarté par un homme d'un grand mérite et d'une grande modestie,

M. Louande. On trouve encore à Abbeville de beaux restes de son ancienne importance. La manufacture de draps fins, fondée par John Van Robais, sous la protection du roi Louis XIV, en 1665, est aujourd'hui dans un grand état de prospérité aussi bien que la fabrique de tapis qui est à peu près de la même date. Mais quelle différence dans les deux fabriques ! l'une obéit à la vapeur, cette ame intelligente du monde matériel, l'autre

obéit aux bras de l'homme.

A Abbeville j'ai vu de vieux édifices, de vieilles maisons d'un beau caractère, une grande et belle église qui n'a jamais été achevée et qui tombe en ruines. A Abbeville, j'ai ramassé beaucoup de ces vieux débris du moyen-âge, qu'il est si difficile de trouver encore; c'est une bonne ville pour les antiquaires. A Abbeville, j'ai vu l'horrible place où fut mis à mort le chevalier de Labarre. Pauvre jeune homme! que de supplices! et que devint-il quand il vit à une fenêtre, spectatrice impassible de ces sanglantes fureurs, la jeune fille qu'il aimait? Mais Abbeville a effacé depuis long-temps par son urbanité, par sa tolérance, par ses vertus faciles, ces souvenirs de sang.

Quand j'eus tout vu, la bibliothèque qui a été brûlée, dévastée et pillée, et qui renferme encore de belles choses, le musée qui commence à peine, le vieux navire saxon qu'on a trouvé dans la Somme, cette noble rivière qui charrie les antiquités, comme d'autres rivières charrient le sable; quand j'eus tenu dans mes mains la tête du Gaulois qu'on a déterrée encore enchaînée à son carcan de fer comme un serf, je pris congé de mon excellent ami le poète, l'historien, l'antiquaire, Boucher de Perthes, et je revins en toute hâte sans plus rien voir, et encore trouverez-vous que j'ai trop vu.

Dites-moi, je vous prie, comment sont faits ceux qui aiment les voyages pour les voyages, comment est construit le cœur d'Alphonse Royer, qui un beau jour est parti pour Constantinople, d'où il a rapporté la fièvre; dites-moi, je vous prie, ce qa poussé M. de Lamartine, mon roi et mon Dieu, à quitter sa belle maison et ses vieux arbres pour aller se perdre dans les sables de l'Orient? Vive le repos de chaque jour! vivent les ombrages de chaque été ! bonjour à mes meubles qui me connaissent, à mes livres qui s'ouvrent tout seuls aux plus beaux endroit, à mes chiens qui me saluent, à mon fauteuil qui est fait pour

moi! à mes amis visibles et invisibles les bien-aimés de mon cœur! bonjour même à mes chers calomniateurs de chaque matin et de chaque soir, bonjour, bonjour à tous ces biens de la vie auprès desquels il faut rester, puisqu'on ne peut pas les emporter avec soi!

JULES JANIN.

LETTRE

A UN AMI DE LA PROVINCE

SUR QUELQUES LIVRES NOUVEAUX.

Je présume qu'à l'heure qu'il est, vous devez avoir digéré le volumineux morceau de critique dont je vous ai régalé la dernière fois; je vous en expédie donc un second; seulement, cette fois, au lieu de livres de critique et de considérations politiques, j'aurai à vous parler de quelques romans de nos meilleurs faiseurs, et je vous avoue que je ne suis pas fâché de la circonstance. Le roman joue aujourd'hui dans notre littérature un rôle si capital, qu'indépendamment du plaisir, on trouve souvent instruction et profit à le regarder d'un peu près.

Le roman, vous le savez, compose à lui seul presque toute notre littérature, et je suis persuadé qu'en feuilletant les catalogues de la librairie, on trouverait qu'il paraît au moins cent romans, bons ou mauvais, contre un seul livre d'histoire ou de philosophie. Cette vogue excessive du roman, qui étonne au premier coup d'œil, s'explique à merveille à la réflexion. Que représente en effet le roman? Au point où il en est venu, il représente, si vous voulez, tout ce qu'il plaît à l'auteur de lui faire représenter; il parle de tout et sur tout; il raconte, il prophétise, il dogmatise; enfin, au milieu de ses attributions multipliées, le roman est surtout investi du soin de représenter les émotions de la vie privée, les passions individuelles. Est-ce

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