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est la croyance, de quel côté est le dieu? Ce que c'est que le temps! il enlève à celui qui a été adoré pendant dix-huit siècles la gloire et les hommages, pendant qu'il jette une auréole immortelle sur un pauvre homme de cette ville qui est mort il y a à peine plus d'un siècle. Croyez donc à l'immortalité des croyances divines, ou bien désespérez de la gloire humaine après cela!

On peut donc résumer la ville de Rouen par ces deux mots, une cathédrale qui tombe et une statue de bronze qui va s'élevant toujours, comme aussi on peut dire que la ville de Dieppe, c'est un flot de la mer qui se brise sur le galet. Dieppe est, à tout prendre, une ville assez triste, sans physionomie bien arrêtée. On peut la voir pendant la nuit, on peut la voir pendant le jour, c'est toujours la même ville. C'est une de ces cités éternellement endormies dont je vous parlais tout-à-l'heure, et qui ne sortent de leur profond sommeil qu'à certaines heures de l'année pour faire leur provision d'huile et de vin, après quoi la ville se recouche sur elle-même, et elle lèche sa patte comme l'ours dans l'hiver. A peine entré dans la ville, on cherche la mer, et on est tout étonné de trouver la mer tout au loin, bien loin des maisons et des rues qu'elle animerait par son grand bruit et par ses grandes couleurs. Au reste, en fait de mer, ne me parlez pas de ces rivages qui ne servent qu'à baigner quelques malades, et dont le flot indigné se trouve arrêté, non par le grain de sable de l'Écriture, mais par le cadavre à demi vivant d'un homme. C'est là une humiliation que le Tout-Puissant n'aura pas osé prédire à la mer, cet enfant de sa colère. A peine à Dieppe, l'étranger se met à la mer, malade ou bien portant, mince ou replet, et aussitôt sans que personne lui crie-gare! il se jette dans l'eau salée. Ceci est une grande imprudence. Il s'en faut de beaucoup que ce flot tout imprégné de sels soit un bain sans danger. Au contraire, les plus grands accidens peuvent vous saisir au sortir de cette eau trompeuse : le vertige, les douleurs aiguës, de graves accidens à l'intérieur, la peau qui brûle, les nerfs qui vous battent par tout le corps, de longues insomnies ou un lourd sommeil plus triste encore, tels sont les accidens qui attendent l'imprudent qui s'abandonne sans conseil au plaisir de surmonter et de défier les vagues. Moi qui vous parle, j'ai éprouvé une partie de ce malaise après cinq ou six bains d'une

heure à la lame. D'abord c'est un grand plaisir et une grande fête sentir le flot qui se brise à vos pieds en écumant; avancer pas à pas, et tout d'un coup se jeter dans une vague menaçante qui vous prend au corps avec force, et qui, bientôt domptée, vous balance doucement comme un enfant. Vous allez, vous venez, vous êtes tantôt dans le ciel, tantôt dans l'abîme; l'eau est tiède, l'air est frais; vous oubliez l'heure qui passe; puis, sorti du bain, vous retrouvez dans vos membres une souplesse inaccoutumée, tant cela est bon et doux, mais prenez garde aux suites de ce violent remède. Vous sortez de là tout imprégné de sel; cette eau violente a battu vos flancs et forcé votre corps à supporter ce poids immense; les suites en seront cruelles. II me semble qu'en ceci le baigneur est trop livré à lui-même, qu'il devrait être obligé, avant de s'abandonner à cet élément si nouveau pour lui, de prendre le conseil et au besoin les ordres du médecin-inspecteur, d'autant plus que ce médecin-inspecteur est un homme d'un grand mérite, simple, éclairé, indulgent, qui, mieux que personne, a étudié les violens effets du violent remède qu'il administre. Malheureusement, il n'a qu'une action très indirecte sur les baigneurs, il n'a que l'autorité que lui donnent ses lumières et son expérience, il n'a aucune puissance et par conséquent il a fort peu de crédit. Encore une fois, un médecin des eaux devrait être le maître des eaux qu'il administre; la chose est d'autant plus importante, que la plupart des grands médecins de Paris sont passablement ignorans sur ces matières; témoin un grand docteur qui envoyait cette année une de ses malades aux bains de mer, avec cette consultation: « Mme*** prendra, pour commencer, un bain d'une heure; elle pourra, après les premiers jours, prolonger son bain jusqu'à deux. » Or, la dame en question était une pauvre jeune femme frêle et maladive, incapable de supporter la moindre secousse; un bain d'un quart d'heure l'aurait infailliblement laissée sur la place, et le docteur Gaudet, à qui elle eut la prudence de montrer cette étrange ordonnance, lui prescrivit, pour commencer, une aspersion de deux minutes, pour finir par un bain de quatre à cinq minutes à la fin de la saison. Comme vous voyez, il y a bien loin entre les deux heures d'eau salée si imprudemment ordonnées par le médecin de Paris.

Il me semble que ceci est tant soit peu médical; et pourquoi

pas, je vous prie? Un bon conseil d'un homme qui a été imprúdent fait souvent plus d'effet que l'avertissement d'un faiseur de théories. Hélas! ce grand chirurgien qui n'est plus, cet homme qui était le repos et la consolation de tant de familles, cette espèce de providence visible qui veillait toute la nuit pendant que nous dormions, Dupuytren, mort si tôt et si vite, lui aussi il a de beaucoup avancé le terme de sa vie en prenant imprudemment des bains de mer à Tréport.

Dieppe, comme vous le savez, était un des caprices favoris de Mme la duchesse de Berry, à ses beaux jours de puissance et de caprices; elle a fondé les bains de Dieppe en même temps qu'elle a fondé le Gymnase, et sa bienveillante protection a encouragé en même temps M. Scribe et ce petit coin de mer. C'était une de ces femmes volontaires, enfant gâté de la royauté et de la fortune, qui ne doutent de rien jusqu'au jour où tout s'en va, royauté, fortune, puissance, trop heureuse encore la misère royale, qui ne perd que cela!

Mais il est arrivé à Dieppe ce qui arrive à toutes les fondations royales, ce qui est arrivé en grand au château de Versailles, par exemple. Quand la main qui eut créé ces merveilles se retira glacée par la mort, adieu toutes ces merveilles. L'histoire des bains de Dieppe est en petit l'histoire du Versailles de Louis XIV. Cette plage bâtie tout exprès pour la duchesse est à peu près déserte; cette vaste salle de bal disposée pour elle, où elle venait danser comme une mortelle, et qui n'était pas assez grande pour contenir la foule de tous les courtisans bien portans, et à peine à moitié remplie par quelques malades froids et silencieux. Plus de fêtes, plus de joie, plus de promenades en mer, plus de brillans carrousels, plus d'écho qui répète les folles paroles, plus rien de cette jeunesse dorée qui se promenait sur le rivage hier encore. Autrefois cette galerie était ouverte à tous gratuitement, et elle faisait fortune : aujourd'hui on paie pour y entrer, et la galerie est ruinée. Mais je n'ai pas besoin de m'arrêter davantage à vous décrire cette désolation; ne vous êtes-vous pas promené plus d'une fois dans les allées silencieuses du petit Trianon?

Et puis, ce qui attriste tous ces lieux que baignent la mer, ce qui fatigue dans toutes ces montagnes d'où jaillit P'eau chaude ou l'eau gazeuse, c'est une race à part de voyageurs

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anglais, qui sont bien les plus tristes hommes de ce monde les plus ennuyeux et les plus ennuyés à la fois; race nomade qui n'a point de patrie, et qui colporte son opulente misère de Florence à Paris, de Paris à Pétersbourg, des eaux salées aux eaux sulfureuses; pâles Anglais qui vont partout, qui se reposent partout, qui mangent et qui dorment partout, excepté en Angleterre. Vous ne sauriez croire, mon ami, combien cette nouvelle race de bohémiens civilisés est d'un effet désagréable dans tous les lieux où on les rencontre. Parlez-moi d'un Anglais én Angleterre! Un Anglais à Londres est un être intelligent, actif, occupé, laborieux, tout entier aux affaires présentes, en proie à toutes les nobles passions, généreux, riche, élégant, presque spirituel ; mais un Anglais en France, un Anglais aux bains de mer, oh! la triste et lamentable figure. Ils arrivent chez nous dans leurs plus vieux habits et avec leur physionomie la plus dédaigneuse; à les voir attelés l'un à l'autre, et suivis pour la plupart de pauvres servantes qu'ils font griller au soleil sur le siége de derrière de leurs voitures, quand ils ont des voitures, on dirait un troupeau de moutons mal lavés et mal peignés. A peine arrivés dans une ville, ils s'en emparent; ils en sont les maîtres, la ville est à eux, il n'y a plus de place pour personne ; ils parlent tout haut dans leur jargon barbare, ils disputent tout haut, ils prennent le haut du pavé sur tout le monde, comme s'ils étaient à Londres sur le pont de Waterloo; on dirait qu'une troisième invasion les a vomis dans nos murs tant ils sont orgueilleux et superbes. Et je vous avoue qu'en ceci ces messieurs sont logiques. Ils ont vu tellement se prosterner vers eux les avidités de nos aubergistes, postillons et marchands de toute éspèce, qu'ils se sont figuré et qu'ils se figurent encore que la France ne vit que par eux et pour eux. Ainsi, à Dieppe même, quels hôtels, ou plutôt quelles hôtelleries rencontrez-vous en débarquant ; des hôtelleries à l'enseigne de l'Angleterre. Hôtel d'Angleterre, -hôtel du Roi d'Angleterre, — hôtel de Londres, hôtel d'Albion, hôtel du Régent, hôtel de Windsor; je vous dis que la ville est à eux. Et pourtant Dieu sait si la ville n'est pas pour le moins aussi redevable de sa prospérité aux pauvres Français,qui ne sont que des Français, qu'à tous ces milords équivoques auxquels elle fait de si grandes avan

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ces? Quoi qu'il en soit, on laisse les Anglais aller par troupes, avec leurs grandes femmes sèches et jaunes et leurs petits enfans de vingt à vingt-cinq ans, qui s'en vont un cerceau à la main, les cheveux épars, comme de jolis petits garçons ou de jolies petites filles dans le jardin des Tuileries. Voilà donc en partie les plus aimables habitans de la ville,car, pour les véritables habitans, on ne sait pas où ils se tiennent, et, dans les murs de la ville de Dieppe, un citoyen de Dieppe est une rare curiosité. En effet, aussitôt que la saison des bains est arrivée, chaque propriétaire d'une belle et bonne maison met un écriteau anglais à sa porte, annonçant à tout passant, en anglais, que ladite maison est à louer. C'est une règle générale pour quiconque possède une table, un fauteuil, un lit passable, une chambre honnête, de toul céder au premier venu, pourvu qu'il soit Anglais! A ce prix, lit, table, fauteuil, tout y passe; chaque recoin de cette honorable maison est ainsi mis à l'encan par le propriétaire, et quand la maison est pleine, le propriétaire s'éclipse on ne sait où divinité présente, il est vrai, mais invisible, qui voit tout et qu'on ne voit pas, qui comprend l'anglais pour le moins aussi bien que le français, et qui ne parle ni l'une ni l'autre langue. Ce n'est que lorsque le froid a chassé le dernier Anglais de cette ville que les propriétaires de ces maisons louées se hasardent à rentrer dans leur lit, dans leur chambre et dans leur fauteuil. Ainsi donc pour l'étranger, je veux dire pour le Français qui est à Dieppe, il ne faut pas compter sur cette population d'hiver.

Mais aussi quel bonheur quand, au milieu de ce désert habité, vous rencontrez un homme de votre vie de chaque jour, une belle et aimable Française de Paris, un petit coin de voile blanc ou de joue toute rose, et comme vous lui savez gré de ce bel air natal qui lui va si bien dans ce pays ennemi! Alors vous comprenez qu'il y a des gens dans le monde qui ne sont pas des vagabonds d'Angleterre ; alors vous êtes sur le point de chanter comme Tancrède: O patria ! Voilà ce qui fait qu'à Dieppe on a vite établi une amitié de France à France, de main blanche à main blanche. Sur la mer, dans la mer, partout, les Français se recherchent et s'appellent, se liant, se reconnaissant, s'admirant les uns les autres. Jamais on n'a tant aimé ses semblables! jamais on ne s'est senti si heureux de se voir et de se

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