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oreilles depuis bientôt quinze ans ; elle avait brisé ce cou si beau et si blanc dont Talma était si fier et qu'il portait toujours tout nu, même dans l'intimité, aimable coquetterie d'un homme supérieur. Et bien! sur ces traits déformés par la mort, sur ce masque méconnaissable même pour les amis du trépassé, le sculpteur David a retrouvé le regard, la bouche, le visage, de notre grand comédien ; il a rendu à la vie, dans tout son éclat et dans toute sa majesté, cette noble et vivante figure que nous croyions perdue à jamais. C'est là un grand miracle de l'art, mais aussi c'est là le chef-d'œuvre d'un artiste habitué à vivre avec de grands hommes, habitué à étudier les moindres nuances de leurs visages. Si M. David a recomposé si vite le Talma d'autrefois avec le Talma qui n'était plus, c'est que M. David avait beaucoup vu Talma.

Voilà ce qu'il faut dire à la louange de l'artiste qui a jeté en bronze la statue du grand Corneille. Mais à côté de cette louange on peut placer un reproche ; c'est qu'à force de s'être pénétré de l'esprit et du génie des grands hommes auxquels il a voué son culte et sa vie, M. David a fini par exagérer leur ressemblance; à force de les avoir vus dans toute leur grandeur, il a fini par les faire trop grands. Les bustes de M. David manquent certainement, sinon de vérité, du moins de vraisemblance. Vous rappelez-vous la tête qu'il a faite de Goethe, roi de Weymar, de Vienne, de Berlin, d'une partie de la France et de l'Angleterre? David, poussé par le génie allemand qui a eu tant d'influence sur notre siècle, s'en va à Weymar. Il demande l'adresse du poète à un enfant, l'enfant lui montre une noble maison, une maison royale dans cette maison il y avait Goëthe. C'était une magnifique tête chargée de pensées, de nobles rides et de longs cheveux blancs; c'était la tête d'où étaient sortis tout armés ou tout charmans, Faust et Méphistophélès, Marguerite et Werther; le statuaire fut ébloui. Tremblant, ému, hors de lui, il dessina dans la terre la tête du noble vieillard; puis il s'en revint à Paris, croyant n'avoir fait qu'un portrait ; il avait fait un colosse. La douane, voyant cet énorme ballot, ne put jamais croire que ce morceau de terre ne renfermait qu'une face humaine; le douanier prit donc son épée et transperça d'outre en outre cette ébauche : excusable douanier en effet, il jugeait du crâne de Goëthe par

son propre crâne ! Quoi qu'il en soit, le buste de Goethe, par David, est une chose phénoménale. C'est que M. David a vu la tête de Goëthe en dedans; or, le statuaire, comme le peintre, ne doit voir une tête qu'en dehors.

Ainsi a fait M. David pour la tête de M. de Châteaubriand, qu'il a faite colossale, lui ôtant ainsi beaucoup de sa grace et de sa mélancolie; ainsi a-t-il fait aussi pour la statue de Pierre Corneille, Pierre Corneille le frère, l'ami, le compagnon, le collaborateur de Thomas Corneille, qui lui prêtait ses rimes; Pierre Corneille, ce grand homme de génie si humble, si doux, si bourgeois, si triste, si mal nourri et si mal vêtu ; celui dont Labruyère, qui, Dieu merci, n'est pas un philosophe pitoyable, parle en ces termes. -(l Cet homme est simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, il prend un mot pour un autre, il ne sait même pas lire son écriture! » Voilà pourtant l'homme que le statuaire nous représente debout, inspiré, écrivant avec une plume de fer et revêtu d'un manteau dont l'ample étoffe eût suffi pour habiller toute la famille Corneille pendant trois hivers. Et plût au ciel que le grand Corneille eût jamais possédé un manteau pareil, Comme il en aurait bien vite fait quatre parts! comme il en eût donné bien vite une bonne part à son frère, en lui disant : - Voici un bon manteau, Thomas. Comment voulez-vous que je reconnaisse dans ce grand appareil le pauyre grand poète qui fut opprimé par Richelieu et qui fit peur à Louis XIV? Non pas, non, ce n'est pas là cet homme dont Labruyère a dit encore : Le comédien, couché dans son carrosse, jette de la boue au visage de Corneille qui est à pied.

Quand nous avons un grand homme à reproduire, faisonsle ressemblant avant de le faire grand et majestueux. Plus un homme a été simple et modeste dans sa vie, et plus nous devons redouter de lui ôter de sa grandeur naturelle en lui donnant une grandeur factice. Le grand Corneille ne s'est jamais ainsi représenté, même dans ses préfaces les plus glorieuses; toute sa vie il a été un bonhomme, par cela même qu'il a été un grand poète. Croyez-vous aussi que si vous l'aviez représenté dans une allure moins cornélienne, c'est-à-dire plus naturelle, l'homme du port qui passe sur le pont de sa ville natale, le cultivateur qui passe, le peuple qui passe et qui souvent ne s'arrête pas devant

votre bronze, le voyant si grandiose, n'aurait pas demandé à la vue d'un simple poète en habit sans façon et la canne à la main :— Quel est celui-là qu'on a fait en bronze à la plus belle place de notre Pont-Neuf? Et chacun aurait répondu : Ce bonhomme en bronze est né à Rouen ; il a été tout simplement le plus grand poète du temps du cardinal de Richelieu et de Racine,

O Corneille, la grande puissance poétique de notre âge! Corneille, le poète politique qui parle tout haut des plus grands intérêts de l'histoire : l'homme qui, le premier, a débattu sur un théâtre les grandes questions de royauté et de république, qui, depuis 89, agitent le monde! Corneille, dans lequel Bonaparte a retrouvé l'étoffe d'un grand ministre, d'un grand ministre de l'Empereur ! Corneille, l'honneur impérissable de cette ville qui dort couchée à tes pieds, son incomparable honneur; toi qui as attendu si long-temps ta statue, c'est toi le premier que je salue dans la nuit! A toi mes hommages et mes respects silencieux, ô grand homme d'une ame romaine! à toi mes souvenirs sans faste et mon admiration silencieuse; car c'est ici même, à cette même place, le jour où ta statue apparaissait dans sa gloire, qu'ont été prononcés tant de discours médiocres par nos célébrités contemporaines. Ils sont venus tous de Paris étaler pompeusement leur gloire d'académie, et essayer si, à l'aide de leur prose et de leurs vers, ils pourraient se hisser à la hauteur de celui qui a écrit Rodogune! Oh! que ce dut être un misérable spectacle, celui-là! legrand bronze inauguré avec de si misérables paroles, Corneille à qui l'auteur d'Antony reprochait, pardonne-lui, Corneille! d'avoir été attaché au fil d'une dédicace; Corneille, que M. Lebrun osait vanter en plein air; M. Lebrun de l'Académie française, celui-là même qui a refait le Cid de Corneille, qui a intitulé son œuvre le Cid d'Andalousie, comme si le Cid de Corneille était le Cid de Pontoise! Et dans ce grand jour solennel, pas une parole correcte, pas une louange raisonnable pour celui-là qui fut le père de la tragédie française, comme Shakspeare a été le père de la tragédie en Angleterre Corneille qui a trouvé ses héros, qui a trouvé son drame, qui a créé ses grands Romains ; génie à part, moitié espagnol et moitié latin; à la fois le contemporain d'Auguste et du Cid, seul homme en Europe dont le regard fier et superbe ne se soit pas baissé devant la gloire du cardinal de Richelieu ! Oh! quelle

!

servir de leçon au présent et à l'avenir. Enfin, puisque votre statuaire, plus libéral que le cardinal de Richelieu ou le roi Louis XIV, vous a gratifié d'un si large manteau, ô grand homme! couvrez-vous de votre manteau.-Ainsi soit-il.-Amen.

Ma prière terminée, je saluai une dernière fois ce grand dieu de la poésie moderne, et je fus frapper du même pas à la porte d'une hôtellerie. C'était au moment où le jour n'est pas là encore, où la nuit n'est déjà plus.

Déjà la ville sortait de son repos. Je ne sais pas si vous avez remarqué comment se fait cette opération singulière, qui tout d'un coup jette sa vie, le bruit et le mouvement dans ces rues silencieuses, dans ces places vides, sur ces quais muets. A peine le soleil se montre que déjà chaque maison se réveille. Chaque maison ouvre ses portes et ses fenêtres comme un homme laborieux ouvre ses deux yeux fatigués de dormir. Alors peu à peu disparaît la ville de la nuit et du silence, pour faire place à la ville du bruit et dujour. On dirait que les maisons disparaissent pour faire place à d'autres maisons, comme les étoiles qui font place à d'autres étoiles. Telle maison, qui était dans la nuit un vaste et magnifique palais, n'est plus au grand jour qu'une chétive masure; la cathédrale, qui tout-à-l'heure était si grande au clair de lune, s'en va peu à peu en s'affaiblissant quand vient le jour. La statue de Corneille, qui m'avait paru gigantesque, me paraît à présent écrasée sous les premiers rayons du soleil naissant; tout change dans ce colosse et autour du colosse, ce n'est plus là ma ville de tout-à-l'heure, dont j'étais le maître unique, dont j'étais le seul propriétaire, qui ouvrait à moiseul ses rues, ses quais, son port; c'est une ville qui s'agite pour son pain quotidien, une ville que se réveille pour travailler, pour agir, pour souffrir, pour mourir ; tout-à-l'heure j'étais le maître, j'étais le roi de ce monde endormi: à présent je ne suis plus qu'un étranger, à qui le dernier gendarme a le droit de demander son passe-port.-Cachons-nous.

Je n'ai donc vu la ville de Roueu qu'à la clarté de la lune, et je l'ai vue très calme, très belle, très vieille et respectable. Dans le jour c'est une ville qui ressemble à toutes les villes, où la vie est achetée, où chacun est attaché à sa tâche, à toutes les villes qui vivent à la sueur de leurs fronts et du travail de leurs mains. Les villes ont bien souvent les destinées des hommes. I

y a des villes qui vendent, qui achètent, qui fabriquent, qui placent leur argent à gros intérêt, qui pensent à l'avenir et qui s'inquiètent du cours de la rente; il y a d'autres villes qui pensent, qui rêvent, qui dorment la nuit sous leurs toits bien chauffés, ou le jour à l'ombre de leurs arbres; il y en a d'autres enfin qui n'appartiennent nià la spéculation commerciale, ni à la spéculation philosophique : ce sont des villes tout-à-fait bourgeoises, retirées depuis long-temps des affaires et des idées, nonchalantes cités qui n'ont plus qu'à se laisser être heureuses qui s'amusent à médire en hiver, et en été à regarder les nuages qui passent; qui savent le nombre des cailloux de leurs rivages parce qu'elles ont eu le temps de les compter, et qui vous diront combien de fagots a produits l'an passé le vieil orme de leur place publique. Laquelle de ces villes vous paraît préférable à votre sens? La ville qui travaille toujours, la ville qui rêve toujours, ou la ville qui se repose toujours ? En fait de ville qui travaille, parlez-moi de Paris; parlez-moi de Paris en fait de ville qui pense; en fait de ville qui se repose, parlez-moi de Paris encore. Paris, c'est le travail, c'est la philosophie, c'est le sommeil, c'est tout ce qu'on pense, c'est tout ce qu'on veut, c'est l'Eldorado avec Candide, avec Pangloss, avec Cunégonde, et surtout avec les sept rois détrônés qui vont passer le carnaval à Venise.

Voilà ce que j'ai vu à Rouen la cathédrale et la statue de Pierre Corneille: un vaste édifice frappé de la foudre et sans croyance, un bronze d'hier entouré de toutes les adorations et de tous les respects de la foule; ici un temple sans dieu, et là-bas un dieu sans temple; des ruines saintes autrefois, aujourd'hui plus que dévastées, et que réparent lentement, chétivement et tristement quelques manœuvres sans foi, qui se croiraient mieux employés à construire un corps - de - garde et une mairie; sur le pont un homme autrefois méconnu, bumilié, chassé, couvert de misère, bien plus, couvert de boue par le comédien qui passe, et pour lequel on vient de construire un piedestal tout neuf de marbre et d'airain; ici une église silencieuse, dévastée, livrée à la poussière, misérable; là-bas un culte de toutes les intelligences et de tous les cœurs; ici la désolation et l'oubli. En présence de pareils spectacles et de si tristes antithèses, qui oserait dire de quel côté aujourd'hui

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