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tal; à ses pieds s'agite déjà la mobile poussière de la démocratie, qui doit l'engloutir un jour. Ainsi s'enfoncent, dans des flots de sable, soulevés par le vent du désert, les gigantesques monumens de la vieille Égypte.

A. BARCHOU.

MON VOYAGE

A BRINDES.

AU DIRECTEUR DE LA REVUE DE PARIS.

à ce

Vous le voulez, mon cher ami? je vais vous raconter mon dernier voyage de soixante lieues, un des plus grands voyages que j'aie faits de ma vie. Soixante lieues! je suis peut-être le seul homme du monde parisien qui soit resté toute sa vie, constamment et toujours attelé pendant dix années consécutives à la charrue littéraire sans avoir franchi la borne du champ trop étroit qu'il laboure dans tous les sens. Les bonnes gens qui me font l'honneur de me porter envie, et qui m'accordent, qu'on dit, le bénéfice de leurs injures quotidiennes ou hebdomadaires, seraient peut-être moins furieux contre moi, s'ils savaient combien chaque jour in'apporte d'heures de travail, et comment je suis lié à la glèbe, et comment il n'y a pas de dernier manant littéraire chassé de la boutique de son maître, de goujat calomniant au jour le jour, de pauvre diable réglant l'état à prix fixe, de pâle envieux sans esprit et sans style, qui soit plus libre et plus heureux que moi, conscience à part bien entendu.

Donc il y a vingt jours, voyant que le soleil était brûlant, et me sentant la tête fatiguée et la main aussi, je me suis dit : - Si je voyageais? Voyez le grand mot pour moi. — Voyager! n'être plus ici, être là-bas! Entrer dans des villes nouvelles où l'on est sûr de ne pas trouver un ennemi; s'abandonner au nonchalant mouvement de la chaise de poste qu'un Anglais appelle

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le paradis sur la terre; et puis ne rien faire, ne rien entendre, ne rien juger de ce qu'on fait, de ce qu'on entend, de ce qu'on voit tous les jours. – Et puis avoir à soi, pour soi tout seul, ses rêves, ses méditations, ses pensées, ses fantômes tristes ou joyeux, ses diables bleus ou couleur de rose, et ne pas porter tout cela tout chaud à l'imprimeur qui vous rend tout cela påle et glacé ; être pris pour un Anglais peut-être, et s'entendre appelé milord par la fille d'auberge ou par le mendiant du grand chemin ; trouver dans son chemin le grand dada d'Yorick, et le monter doucement et faire doucement son chemin sur cette bonne, volontaire et excellente monture. Voilà la vie! En avant donc! adieu le théâtre, adieu les livres, adieu l'esprit, adieu l'imagination, adieu la prose, adieu la vie ordinaire! Voyageons.

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Je vous répète, mon ami, que personne mieux que moi ne peut être dans une plus belle position pour voyager. Je n'ai jamais rien vu en fait de pays lointains que la Belgique une heure, trois quarts d'heure de trop! et pendant mes douze belles années, un charmant, verdoyant et murmurant petit coin de terre, caché derrière un vieux saule planté sur le bord du Rhône, tout là bas; honnête et calme petit village où je me reporte sans cesse par la pensée, par le souvenir, par le regret, par l'espérance. Ce sont là tous mes pays lointains. Je suis donc un voyageur comme il y en a fort peu, un voyageur n'ayant rien vu; je suis même un voyageur comme il n'y en a pas, un voyageur qui ne voit rien de ce qui est sous ses yeux, et qui par conséquent n'a rien à décrire, rien à raconter, rassurez-vous.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je pars. Ouvrez-moi la route et faites-moi place, et en avant. C'est moi qui passe! Déjà disparaissent à ma droite et à ma gauche les arbres du bois de Boulogne; déjà s'enfuit de toute la vitesse de ses chevaux anglais le jeune Paris, si beau quand on le voit passer de loin. Sortir de Paris par la barrière du Trône, c'est mal en sortir. On se dit en soi-même qu'on ne retrouvera pas là bas ce qu'on perd ici; on jette un dernier regard de regret sur cette élégance,sur cet esprit, sur ces graces légèrement apprêtées, sur ce beau luxe, sur tout ce monde d'ironie et de fêtes, de scepticisme et d'esprit, de courage et d'insouciancé, de plaisir et d'amour; ce monde parisien que l'on n'aime jamais plus que lorsqu'on lui dit adieu; frivole,

mais bon; peu dévoué, mais aussi fort peu exigeant; flexible, non pas par lâcheté, mais par indifférence; usant sa vie, sa fortune, son avenir au jour le jour; remettant au lendemain les affaires sérieuses, se laissant gouverner par qui veut le gouverner; léger, moqueur, tout en dehors. Adieu donc à vous, la belle foule aux beaux chevaux, aux longues fêtes, aux belles dames, aux folles pensées, et cependant cette foule était déjà bien loin de moi, et moi bien loin d'elle; elle allait à l'Opéra, et moi j'allais, je crois, dans une ville qu'on appelle la ville de Rouen.

Le chemin est magnifique. On va, on descend, on monte, on traverse de jolis villages doucement éclairés par un beau clair de lune. C'est une belle chose un voyage de nuit, quand tout travail a cessé sur la terre, quand tout est sommeil et silence, quand l'eau même qui a travaillé tout le jour, se repose comme un homme de peine, et s'amuse à murmurer pour elle-même : on se croirait dans un pays de féerie. Il y a des oiseaux qui chantent dans les bois ; il y a des femmes qui chantent sur leurs portes ; il y a un léger filet de fumée qui s'échappe dans l'air, annonçant le repos du soir; il y a une église calme et transparente qui projette sur vous son ombre sainte et villageoise; il y a la cloche qui tinte l'Angelus. Mon dieu! tout cela est vulgaire, je le sais, tout cela se rencontre dans les poésies descriptives, tout cela c'est un peu le vers de M. de Lamartine; mais que voulez-vous qu'on fasse de cette poésie quand on la touche du doigt et du cœur, quand en effet vous vous apercevez qu'il y a dans le ciel de doux rayons tout blancs qui reposent sur vous; quand vous entendez dans l'arbre l'oiseau qui chante, et dans le clocher la cloche qui murmure? Il n'y a qu'à faire comme M. de Lamartine, comme tous les grands poètes : s'aban donner à son émotion sans la combattre, l'avouer tout simplement, et puis demander pardon à Dieu et aux hommes, si on n'a pas la poésie de M. de Lamartine dans la tête et dans le eœur !

Ainsi je suis descendu par une belle nuit d'été dans la vieille cité normande. Toute la ville dormait à l'ombre de sa cathédrale vue ainsi dans la nuit, Rouen est une ville pittoresque; chaque maison de la vieille cité a sa physionomie particulière. Aimez-vous les fenêtres étroites destinées à protéger les mys.

tères de la famille? Aimez vous ce vieux toit domestique qui s'avance dans la rue comme pour protéger l'étranger qui passe ? Aimez-vous ces murailles lézardées par le temps, qui ont abrité au dedans tant de générations évanouies, qui ont vu s'accomplir au dehors tant de révolutions oubliées ? Aimez-vous à traverser ces rues sinueuses où s'est agité le vieux peuple? et cela ne vaut-il pas mieux, à tout prendre, que les balcons de vos maisons modernes sans passé, sans souvenirs et sans mystères? Telle était la ville de Rouen cette nuit-là, et je ne me lassais pas de la regarder ainsi sous son beau voile nocturne, et je m'inquiétais peu de trouver un logis, et je me gardai bien de frapper à la porte d'aucune hôtellerie avant d'avoir admiré ces deux grands colosses, l'honneur de la ville, la cathédrale et le grand Corneille; quels grands miracles! mais avant tout il faut se prosterner devant le grand Corneille! Quel monument de pierre, de marbre ou d'airain se peut comparer à Cinna, à Polyeucte, aux Horaces?

La statue de Pierre Corneille, placée sur le pont de Rouen, est, comme vous savez, l'œuvre de M. David, membre de l'institut. A tout prendre, c'est un bel ouvrage. M. David est un penseur ; c'est un homme très versé dans la connaissance des poètes, qu'il sait par cœur, qu'il aime et qu'il admire autant que personne. M. David est en outre un grand artiste peu mythologique de sa nature. Il sait que l'art ne doit pas être jeté en pâture aux choses futiles. Ne craignez pas qu'il s'amuse à tirer du marbre ou à jeter en bronze des faunes et des satyres, des Vénus ou des bacchantes, des Arianes abandonnées ou des Jupiter porte-foudre; c'est un homme qui a le grand mérite d'avoir fait entrer l'art dans la réalité. Donnez-lui à copier une grande tête, un vaste front, une de ces intelligences supérieures dont s'honore notre époque, notre artiste est à l'aise. Nous l'avons vu copier ainsi la tête du général Foy; nous l'avons vu, quand Talma a été mort, se pencher vers cette belle tête défigurée par la souffrance, et ranimer, autant que cela est donné à l'art, cette grande physionomie. Pauvre Talma, comme la mort l'avait changé ! elle avait écrasé de sa main de fer ce charmant regard qui allait à tous les cœurs; elle avait tordu hideusement cette bouche souriante ou terrible d'où sortait une puissantes voix qui retentit encore à nos

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