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quelques lieues des côtes de Hollande, il quitte son navire, descend dans une chaloupe, et essaie de gagner la terre à force de rames. Une horrible tempête survient; la chaloupe devient le jouet des vents et des flots pendant huit heures consécutives. L'équipage éclate en murmures, en menaces; il se refuse aux manœuvres. Jusque-là, immobile et couché dans son manteau, Guillaume se soulève, et s'adressant aux matelots : « Qu'est-ce à dire? ne vous trouveriez-vous pas, par hasard, en assez bonne compagnie pour mourir? » Tout ce fracas n'avait pas même ému plus que cela le souverain des trois royaumes. Cromwell et Bonaparte ont eu la même foi dans leur destinée. Au reste, les hommes appelés à de grandes choses, au milieu des plus divers événemens, se sentent ainsi conduits, par la main de la providence, vers un but que leurs yeux ne quittent jamais: ont-ils atteint ce but, ils se trouvent aussitôt mal à l'aise, et comme de trop sur cette terre; inutiles au monde, ils deviennent à charge à eux-mêmes. L'esprit s'est retiré d'eux, la chevelure de ces Samson est tombée sous d'invisibles ciseaux.

Lorsque l'abaissement de la monarchie de Louis XIV eut été consommé, lorsque l'Angleterre eut repris toute sa prépondérance dans les affaires du continent, lorsque enfin la paix fut conclue, Guillaume ne tourna pas son activité d'un autre côté. Chaque année, la session du parlement était à peine close, il s'embarquait aussitôt pour la Hollande, demeurée sa patrie d'affection. C'était à son château de Loo, non à Saint-James, qu'il aimait à tenir sa cour. Là, il recevait avec hauteur les ambassadeurs de Louis XIV, il présidait au partage de la succession d'Espagne, il jouait à son aise le rôle d'arbitre de l'Europe, but constant de tous ses travaux, de tous ses désirs. A Londres, il se trouvait, au contraire, comme étranger, au milieu de la nation qui l'avait appelé à sa tête. Il n'aimait pas les Anglais leurs mœurs, leurs goûts, leurs usages, lui inspiraient une anipathie qu'il ne prenait aucun soin de déguiser. Ses conseillers les plus intimes eurent grand'peine à lui persuader d'assister une seule fois à une course de chevaux, amusement şi cher à la vieille Angleterre. Enfermé le plus ordinairement dans son parc de Saint-James, il y vivait solitaire, se refusant à toute communication quelque peu fréquente avec les plus grands seigneurs. Sa seule distraction était d'enfouir

dans ce palais un argent immense, en constructions et en embellissemens de toute sorte ; sans doute, il cherchait en cela quelque dédommagement à l'ennui de ce séjour. Plus d'une fois la fierté anglaise se révolta de cette manière d'être, plus d'une fois elle s'en plaignit hautement. On l'accusait en plein parlement d'être plus Hollandais qu'Anglais, et il ne faisait rien pour se disculper de ce reproche. Le trône lui pesait; il montrait parfois quelque velléité d'en descendre. Un jour entre autres il écrivit de sa main la minute d'un acte d'abdication. Dans cet écrit, il exposait en abrégé tout ce qu'il avait fait pour assurer et étendre l'influence britannique sur le continent; puis il faisait de vifs reproches au parlement sur ses préoccupations d'économie. Le prétexte de cette démarche était la suppression de sa garde hollandaise, et celle d'un régiment de réfugiés français, auquel il était fort attaché; elle n'en dénote pas moins combien le sceptre et la main de justice avaient peu de charmes pour lui, depuis qu'ils avaient cessé d'être une épée de commandement.

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Aussi peu soucieux de la couronne de son vivant, on conçoit qu'il devait l'être bien moins encore de ce qu'elle deviendrait après sa mort. A la paix de Riswick, Louis XIV lui demanda de faire reconnaître par le parlement le prince de Galles pour son successeur ou du moins de le tenter. Il ne fit aucune difficulté de s'y engager. Ce fut l'objet d'une des stipulations secrètes de ce traité, stipulation qui, suivant toute probabilité, eût été réalisée si Jacques ne s'y fût opposé. Homme de conscience, en dépit de la faiblesse de son caractère, Jacques était inflexible dans ses principes; il déclara qu'il mourrait mille fois, avant de voir son fils recevoir de la main d'un usurpateur le trône auquel l'appelait sa naissance.

L'histoire de Guillaume lui-même est ainsi tout entière dans sa lutte avec Louis XIV. Otez le grand roi de la scène du monde et Guillaume n'y est plus rien; il se rapetisse, s'efface, se confond dans la foule ; ce n'est plus qu'un simple stathouder, dont à peine l'histoire retiendra le nom. Ce qu'il a d'énergie, d'activité, de puissance intellectuelle, il le dépensera dans quelques misérables troubles intérieurs, dans quelques chétifs débats avec les états-généraux, au sujet de son autorité vaguement définie par la constitution; mais, suivant toute probabilité, rien ne le fera sortir de cette sphère obscure. Il n'avait reçu

qu'une éducation fort négligée, n'était versé dans aucune science, n'avait aucun goût pour les lettres ; son élocution manquait de grâce et de facilité; ses manières étaient d'une sécheresse rebutante, ses talens militaires à peine au-dessus du médiocre. La république ne possédait en ce moment aucun grand général, aucun grand homme d'état, dont il eût pu partager l'éclat. Loin d'avoir le fanatisme religieux qui pousse aux grandes choses, il était au fond du cœur plutôt sceptique que croyant. Il n'était pas davantage législateur : ce n'est pas quand on méprise profondément les hommes, qu'on peut s'occuper activement du soin de leurs intérêts. Mais en face de Louis XIV, sous l'épée de la conquête, par l'impulsion d'une grande pensée, d'une passion violente qui tout à coup s'est développée dans son sein, cet homme a grandi tout à coup. Des derniers retranchemens de son pays envahi, il s'élance sur la scène du monde, et supplée par l'audace, l'opiniâtreté, la fermeté, à ce qui lui manque peut-être de talens et de génie. A lui seul il remue l'Europe ; il se fait l'antagoniste, l'égal, le supérieur peut-être, au moins par quelques côtés, de ce Louis XIV, qui doit imposer son nom au siècle. Homme singulier, dont le rôle fut pour ainsi dire tout négatif, mais n'en demeure pas moins immense ! ne faut-il pas se grandir à la taille de ceux que l'on combat? n'arrive-t-il pas qu'on s'ennoblit de la noblesse de ses adversaires? Or les adversaires de Guillaume, c'étaient Louis XIV, la monarchie française, la religion catholique.

Au reste, si Guillaume, sans cesse occupé de ses projets contre la France, ne prit que peu de part aux affaires intérieures du royaume, la révolution n'en eut pas moins son cours; elle n'en reçut pas moins un développement complet. Un bill, appelé bill des droits, lui avait été présenté à son avénement au trône : dans ce bill, les droits réciproques de la couronne et de la nation se trouvaient écrits, définis, constatés ; d'habiles hommes d'état, amenés au pouvoir par la force des choses, l'éminence de leurs talens, le libre jeu des institutions, continuèrent, jour par jour, cette œuvre de liberté. Un bill rendit les parlemens triennaux ; un autre bill limita le temps, jusquelà indéfini, où le roi pouvait ne pas les convoquer ; le mode de convocation en était déterminé, en prévoyance du cas où le roi négligerait de faire lui-même cette convocation. La procé

dure en matière de crimes de haute trahison fut soustraite à l'arbitraire qui la régissait; des peines sévères furent portées contre les élections illégales. Les finances, dans les mains du chevalier Montagu, grand homme d'état et financier habile, entrèrent dans cette voie de prospérité qu'elles n'ont point quittée de nos jours; ce fut lui qui, entre autres mesures importantes, fit adopter le régiement de la compagnie des Indes. Enfin, dans les années qui suivirent la révolution, ou du moins dans les premières années de la reine Anne, fut complè→ tement fixé l'ensemble de ces diverses institutions qui font la constitution d'Angleterre. Guillaume n'était point hostile à ce développement intérieur de la révolution; il le favorisa, au contraire, de toute sa puissance, bien qu'il évitât de s'occuper personnellement des menées parlementaires. A cela près des subsides qui lui étaient nécessaires pour ses guerres conlinentales, il s'abstenait volontiers de se mêler des affaires d'un pays auquel il continuait de demeurer étranger au fond du

cœur.

La reine Anne, princesse d'un caractère doux et facile, devait être moins hostile encore au libre développement des institutions britanniques. Il en fut de même du premier George: roi constitutionnel dans toute l'étendue du mot, George Ier se gardait de voir autrement que par les yeux de ses ministres. Demeuré Allemand sur le trône d'Angleterre, comme Guillaume était demeuré Hollandais, à peine balbutiait-il quelques mots d'anglais. Walpole ne le décidait qu'à grand'peine à quelques conférences, et c'était en mauvais lațin que ce premier ministre racontait au roi d'Angleterre les affaires des trois royau

mes.

La révolution avait momentanément concentré tout le pouyoir social dans les mains de l'aristocratie; elle l'avait établie juge du débat entre Jacques et Guillaume. En donnant le trône à ce dernier, elle lui fit des conditions; la royauté s'annula, comme nous venons de le dire, chez les premiers successeurs de Guillaume. D'un autre côté, la chambre des communes était nommée à peu près tout entière sous l'influence de l'aristocratie; ellen'était qu'une autre forme, qu'une autre expression des intérêts aristocratiques, une sorte de succursale de la chambre des lords, Celle-ci ne trouva donc de limites à son agrandissement

ni au-dessus, ni au-dessous d'elle; elle put s'étendre à son gré, à peu près indéfiniment; elle envahit le sol entier ; elle devint, au sein de la nation, comme une autre nation pour qui seule exista la vie publique; elle se constitua en une véritable république aristocratique, sur ce vieux sol où avaient autrefois fleuri de vigoureuses monarchies. Possédant les neuf dixièmes du territoire et des capitaux immenses, exerçant le patronage le plus étendu, enrôlant à vrai dire la nation presque entière dans sa clientèle, fortement constituée comme caste, elle se montra d'ailleurs tout à fait digne de la mission à laquelle l'appelait la fortune. Elle dirigea les affaires du pays avec une incontestable habileté ; elle ne le laissa manquer ni d'amiraux, ni de généraux, ni d'hommes d'état, ni d'orateurs. Elle porta, dans l'accomplissement de ses desseins, cette suite, cette unité, cette constance, cette maturité, qui jusqu'à cette heure semblaient refusées aux masses populaires. Jalouse de ses prérogative politiques, elle ne se montra pas moins avide des avantages moraux de la science et du caractère. L'intelligence, la conscience des époques diverses qu'elle traversa, ne lui fut, ce nous semble, jamais refusée. Elle sut s'assimiler avec un rare discernement les supériorités nées en dehors de son sein. Elle s'honora par un constant respect de la liberté, des droits de tous, de la dignité humaine. Elle mérita que ce seul mot de gentleman fût l'expression d'un des types sociaux des plus complets qui aient existé. Elle fit glorieusement flotter sur toutes les mers, en face de tous les rivages, le pavillon britannique, couvrit le globe de colonies anglaises, tout en élevant la prospérité intérieure de la nation à un degré jusqu'alors inouï dans les annales de l'histoire. Embrassant enfin le monde entier dans ses vastes desseins, nous l'avons vue de nos jours soumettre l'Inde d'un bras, et combattre de l'autre le géant de l'Occident, notre Napoléon; présentant ainsi au monde, pendant un siècle, un spectacle qui peut lutter de grandeur avec celui que lui offrit, quelques siècles plus tôt, le majestueux patriciat romain.

Et l'heure est venue de lui rendre cette justice, le moment solennel est arrivé pour elle. Un nouveau jour, de nouvelles destinées se lèvent pour la vieille Angleterre. Le colosse est encore debout, sans doute, mais la réforme a brisé son piédes

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