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prit si bizarre, que je ne doutai pas de ma fin prochaine... Eh bien! George, j'ai affronté dans ma vie bien des scènes d'épouvante, et je me les rappelle avec une sorte de plaisir; mais, quand je songe à l'instant de mon réveil dans cette misérable chambre d'auberge,-des frissons d'horreur me courent dans les os. (Marianne entre; sur un signe de madame Dupuis elle s'arrête près de la porte.) DUPUIS (se rapprochant). — Que vis-tu dans cette chambre ?

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ROUVIÈRE. Rien d'extraordinaire cependant. Des gens qui croyaient, comme moi, que j'allais passer ; — une vieille femme et un jeune médecin, qui causaient bas dans un coin, un prêtre agenouillé au pied de mon lit, et pour encadrement à ce tableau d'une banalité funèbre, les rideaux flétris et les meubles dépareillés d'un hôtel garni. Mais ce qui me révolta, ce qui me remua jusqu'au fond de l'âme, ce ne fut ni l'aspect ignoble de cet intérieur, ni même l'appareil de mort qui le remplissait: ce fut l'air d'insouciance et de distraction barbare répandu autour de moi, ce fut l'abandon profond, le vide où je me sentais mourir. Je ne pouvais parler; mais... Dieu ! que cette vision m'est demeurée présente!... je regardais comme un suppliant de tous côtés, essayant de rattacher à quelque faible lien la vie qui m'échappait, demandant avec angoisse à ces visages impassibles un signe d'intérêt ou seulement de pitié, interrogeant dans l'ombre les murs même, les meubles, tout... cherchant un seul objet qui me parlât au cœur... un seul souvenir qui me berçât mon dernier sommeil... quelque chose qui m'eût connu et qui me dit adieu! Tout m'était étranger.

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DUPUIS (sombre et bourru).-Eh! la mort n'est jamais une circonstance agréable! En ce moment de crise, l'iso

lement peut avoir ses tristesses; mais l'entourage de famille a les siennes, qui ne valent pas mieux.

ROUVIÈRE (avec une mélancolie grave).—Le penses-tu ? Quant à moi, la mort, telle que Dieu l'a faite pour tous les hommes, telle que le plus grand nombre la souffre, la mort attendrie et consolée, celle qui est pleurée et qui pleure aussi, m'apparaissait, auprès de mon agonie solitaire, comme une douce fête à peine troublée!... Ah! je fis, cette nuit-là, de singulières réflexions!... (Il se frappe le front de la main.)

DUPUIS-Quelles reflexions pouvais-tu faire?

ROUVIÈRE.-Ah! pour te dire vrai, je perdis quelques grains de mon orgueil; je me félicitai moins de l'existence que j'avais choisie hors de l'ornière commune... Pourquoi le nier? Le vrai livre de la vie s'ouvrit tout à coup sous mes yeux, et j'y lus à toutes les pages, écrits d'une main divine, les mots devoir et sacrifice! Je n'avais pas voulu de cette loi vulgaire ; je n'en avais vu que les rigueurs: j'en connus les bienfaits ; . . . j'en avais déserté les entraves pour courir à l'indépendance, et je n'avais trouvé qu'un éternel exil... j'avais pensé conquérir sur la routine humaine des biens inconnus de la foule, je n'avais conquis qu'une jeunesse sans affections, une vieillesse sans appuis, -une mort sans larmes ! ... (avec force). Alors, George, alors je sus à quel prix Dieu nous vend l'égoïsme! DUPUIS.-Tu fus longtemps dans cet état?

ROUVIÈRE.-Assez pour ne l'oublier jamais... Le jeune médecin, voyant mon regard se fixer sur lui, s'approcha de mon lit, et je sentis sur mon bras le contact de sa main froide, indifférente comme son cœur. Je le repoussai et je fermai les yeux. — J'avais vu mourir mon père; je me rappelai soudain, avec une clarté de souvenir qui m'éblouit

comme une apparition, tous ceux qui l'avaient assisté à cette heure suprême, les serviteurs familiers de la maison, le vieux docteur et le prêtre à cheveux blancs, l'un et l'autre ses amis d'enfance, ma mère enfin, mon excellente mère, tous penchés vers lui, tous lui souriant à travers leurs pleurs, et lui charmant la mort après lui avoir enchanté la vie! A cette pensée, à ces images, mon cœur, tout desséché qu'il fût, se fondit en sanglots... (Sa voix se brise.) J'étais sauvé. (Il fait quelques pas, madame Dupuis, debout, le coude appuyé sur la cheminée et la tête dans sa main, détourne les yeux.)

DUPUIS (troublé).—Ces souvenirs te font mal, mon ami! ROUVIÈRE (d'une voix rauque).—Ils me font mal,— oui ! c'est que tout ce que je vois ici, dans ce salon même, les réveille... les exalte encore! (Se parlant à lui-même.) Tous ces logis d'autrefois se ressemblent... j'ai vu tout cela dans ma première... dans ma meilleure jeunesse... Près de la fenêtre, comme ici, était la petite table de tra vail devant laquelle je retrouvais ma mère chaque année; au coin du feu, le grand fauteuil d'où mon père se levait pour m'embrasser; sur les murs, les portraits de famille, gardiens de la paix et de l'honneur domestiques; partout, comme ici, la trame visible de deux existences étroitement unies... à jamais enlacées ! . . . C'est là que je les ai vus...... J'aurais dû m'instruire à leur exemple... et il m'a fallu traîner par toute la terre l'ennui de ma vie déracinée et le remords sans trève du devoir méconnu avant de comprendre qu'ils étaient heureux!... Eux-mêmes le savaientils?... Hélas! n'ai-je pas entendu mon père envier ces amers plaisirs que je devais goûter? n'ai-je pas été plus d'une fois le témoin ou le confident de leurs plaintes, de leurs griefs mutuels? Pauvres vieillards! et, dès que l'un d'eux eut disparu, l'autre ne put vivre...

DUPUIS.-Mon ami!

ROUVIÈRE (très-ému).—Eh bien! moi, sitôt que cette maison fut vide, je la vendis!... j'eus ce cœur-là !..... La chambre où j'étais né, la fenêtre où travaillait ma mère, où j'avais vu le soleil pour la première fois, toutes les traditions, toutes les fidèles amitiés du sol natal, je vendis tout!

Je fis mieux... j'aliénai mon patrimoine... je rivai à jamais la chaîne de mon égoïsme... si bien qu'aujourd'hui je ne puis plus même assurer à ma vieillesse, par l'appât d'un héritage, le mensonge d'un peu de dévouement... Hélas! ce qui m'est plus sensible, je ne puis racheter cette pauvre maison de village, pour y être aimé au moins des ombres... pour y vivre moins seul les derniers jours qui me restent pour y mourir !...

...

par

OCTAVE FEUILLET.

L'EAU-DE-VIE ENLEVÉE AUX COSAQUES.

Vers les quatre heures, j'entendis quelqu'un monter notre escalier. C'était un pas lourd, le pas d'un homme qui cherche son chemin en tâtonnant dans l'ombre.

Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à se raconter entre elles qu'on ne doit pas entendre. J'écoute donc, et puis j'ouvre en disant: "Qui est là ?—N'estce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d'eau-de-vie ?" me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l'épaule; enfin une grosse figure de roulier. En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis: "Oui, je m'appelle Moïse. Que voulez-vous?" Il entre alors et

tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant. "Tenez, dit-il, en me remettant deux papiers: ma facture et ma lettre de voiture, voilà! C'est pour vous les douze pipes de trois-six de Pézenas? Oui, où sont-elles?-Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d'ici, répondit-il tranquillement. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poterne sous le pont."

Comme il parlait, les jambes me manquèrent; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot. "Vous allez me payer le port, dit cet homme, et reconnaître la livraison." Alors je criai d'une voix désolée: "Sorlé! Sorlé!" Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout; moi je n'entendais plus rien, je n'avais plus que la force de crier: "Maintenant tout est perdu!

Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise!" Ma femme disait: "Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville." A la fin le voiturier répondit: "Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j'ai voulu connaître mon droit; il m'a dit que tout est à votre charge, même mes chevaux et mes voitures, entendezvous? J'ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c'est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui, ou non?" Nous étions comme morts d'épouvante, quand le sergent survint. Il avait entendu crier, et demanda: "Qu'est-ce que c'est, père Moïse? Qu'avez-vous? Qu'est-ce que cet homme vous veut?" Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite; il comprit aussitôt et s'écria: "Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison! quelle chance!"

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