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s'écria la marquise en pâlissant. Ne parlons pas de cela, nous ne nous entendrions pas." Elle tendit les mains au marquis pour atténuer l'amertume involontaire de cette réponse. Le marquis baisa les mains de sa mère et se retira peu d'instants après.

Le lendemain, Caroline de Saint-Geneix sortit pour mettre elle-même à la poste la lettre chargée qu'elle envoyait à sa sœur, et voir les quelques personnes avec lesquelles, du fond de sa province, elle avait conservé des relations. C'étaient d'anciens amis de sa famille qu'elle ne rencontra pas tous et à qui elle laissa son nom sans donner son adresse, puisqu'elle ne devait plus avoir de domicile qui lui fût propre. Elle éprouva bien une certaine tristesse à se sentir ainsi perdue et comme inféodée dans une maison étrangère, mais elle ne fit pas de longues réflexions sur sa destinée. Outre qu'elle s'était interdit une fois pour toutes de nourrir en elle-même aucune mélancolie débilitante, elle n'était pas d'un caractère craintif, et aucune épreuve, quelque fâcheuse qu'elle eût été, ne l'avait brouillée avec la vie. Il y avait dans son organisation une étonnante vitalité, une activité ardente et d'autant plus remarquable qu'elle s'alliait à une grande tranquillité d'esprit et à une singulière absence de préoccupations personnelles. Ce caractère assez exceptionnel se développera et s'expliquera par la suite de notre récit, autant qu'il nous sera possible; mais il est nécessaire que le lecteur veuille bien se rappeler ceci, qui est connu de tout le monde, à savoir que personne ne peut expliquer complètement et mettre dans un jour absolu le caractère d'une autre personne. Tout individu a au fond de son être un mystère de puissance ou d'impuissance qu'il peut d'autant moins révéler qu'il ne le comprend pas lui-même.

L'analyse doit paraître satisfaisante quand elle approche de la vérité, mais elle ne saurait la saisir sur le fait sans laisser incomplète ou obscure quelque face de l'éternel problème des choses de l'âme.

GEORGE SAND.

RODOLPHE.

L'HONNEUR ET L'ARGENT.

ACTE I, SCÈNE III.

Quand on manque de tout,

On lutte quelque temps; puis le courage tombe,
Le plus vaillant chancelle et le faible succombe.
GEORGE.-Et moi, je n'admets pas que les privations
Soient jamais une excuse aux lâches actions;
Elles doivent plutôt exalter la bravoure ;
Ce sont d'âpres plaisirs que la vertu savoure.
RODOLPHE.-C'est bien facile à dire et moins à prati-
Dieu garde que jamais tout vienne à te manquer !

[quer.

GEORGE.-Je saurais être pauvre, et je m'en ferais gloire. RODOLPHE.-Ce n'est pas impossible, et je veux bien le croire.

Mais combien est-il, parmi les mieux famés,
Que l'on verrait encor dignes d'être estimés,
Si, passant tout à coup du luxe à la misère,
Ils étaient dépouillés même du nécessaire ?
Aisément, en parole, ils bravent le besoin;
On est fort contre un mal que l'on n'éprouve point;
Aux paisibles vertus la fortune les pousse,

Et, par le grand chemin les conduit sans secousse.
Comme la probité ne les prive de rien,

Il leur en coûte peu de se conduire bien,

Et, quand on est pourvu de tout ce qu'on souhaite,

Il faudrait être un sot pour n'être pas honnête.
Va, la condition où les hommes sont nés

Les a, plus d'une fois, absous ou condamnés:
On voit dans les salons des gens fort honorables
Qui seraient en prison, étant nés misérables,
Et, par un sort inverse, on en voit en prison,
Qui, nés riches, feraient honneur à leur maison.
La fortune, selon qu'elle est meilleure ou pire,
Jusque sur la pensée exerce son empire:

Tels sont amis de l'ordre, et se croient convaincus,
Qui sont conservateurs pour garder leurs écus;
Tels autres au progrès ont consacré leur vie,
Que l'orgueil fit tribuns et novateurs l'envie;
Donne tout à ceux-ci, rien à ceux-là; les uns
Seront conservateurs et les autres tribuns.

GEORGE.-Que prétends-tu prouver? qu'il n'est point d'honnête homme?

RODOLPHE.-Non, certes; il en est qu'à bon droit on

renomme;

Il en est qui, les yeux fixés sur le devoir,
D'un pas toujours égal, marchent sans s'émouvoir.
Leur ferme probité, fière sans arrogance,

Fuit les séductions et brave l'indigence;

Aux honneurs mal acquis ils trouvent peu d'appas,
Et les privations ne les fléchissent pas.

Mais, pour ranger quelqu'un dans cette classe insigne,
Je demande comment il s'en est montré digne,

Et par quel sacrifice, au prix de quel effort

Il a conquis ce nom, que l'on prodigue à tort.
Tiens; je vais m'expliquer d'une façon plus nette:
Toi-même, tu parais un garçon fort honnête?
GEORGE.-Moi!

RODOLPHE.-Ton cœur est loyal, plein d'élans généreux ;
L'honneur trouve chez toi des accents chaleureux :
La lâcheté t'irrite; un noble trait t'enflamme;

Tu n'épargnes alors l'éloge ni le blâme;
Enfin, je te connais par plus d'un beau côté.
Et ne suis pourtant pas sûr de ta probité.
GEORGE.-Qu'est-ce à dire ?

RODOLPHE.-Eh! mon Dieu! je n'en ai pas la preuve.
Tu n'es jamais sorti triomphant d'une épreuve.
Tu crois en ta vertu; mais, pour avoir ce droit,
As-tu jamais souffert de la faim et du froid?
Sais-tu, pendant les nuits où le souci s'éveille,
Tout ce qu'à l'indigent le désespoir conseille?
A ton chevet fiévreux, as-tu vu, comme lui,
Un démon te montrer l'opulence d'autrui,
Puis, en regard mettant ta misérable vie,.
Dans ton âme ulcérée introduire l'envie?
Ah! ces rapprochements et ces comparaisons
Déposent dans les cœurs de rapides poisons,
Et celui qui résiste à leur œuvre malsaine
Peut vanter, sans orgueil, sa probité certaine ;
Mais je ne suis pas sûr, mon cher, d'une vertu
Qui n'a pas vaillamment et longtemps combattu;
Celle-là seulement vaut qu'on la glorifie,

Que la lutte grandit et le choc fortifie.

[bat,

GEORGE.-Parbleu ! de tous mes vœux j'appelle le com

Et je voudrais, demain, être sur le grabat.

[berce,

RODOLPHE-Dors sur le lit de plume, où le destin te

Et ne fais pas appel à la fortune adverse.

GEORGE. Pour ta confusion, raisonneur obstiné, Puissé-je être pillé, dépouillé, ruiné !

PONSARD.

LE VILLAGE.

(FRAGMENT.)

ROUVIÈRE (Il consulte avec distraction un calendrier; tout à coup il s'écrie). 12 janvier!... Comment! c'est aujourd'hui le 12 janvier !

MADAME DUPUIS.-Oui, je pense... Quelle date est-ce donc, le 12 janvier?

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ROUVIÈRE.-Oh! c'est une date qui ne regarde que moi... Il y a cinq ans, à pareille époque et presque à pareille heure, je traversais une épreuve qui sortira difficilement de ma mémoire ...

DUPUIS.-Quelle épreuve? Un accident?

ROUVIÈRE. Non. J'étais malade, tout simplement,et malade dans une auberge, ce qui n'est pas gai. DUPUIS (sèchement).—On est malade partout.

ROUVIÈRE.-Evidemment; mais à quel point les impressions de la maladie et de la mort elle-même peuvent être différentes suivant les conditions où elles nous surprennent, voilà ce qu'il faut avoir éprouvé pour le concevoir.

DUPUIS.-Heu! la mort est toujours la mort.

ROUVIÈRE.-Tu crois cela, toi?... J'aurais voulu t'y voir... Tiens, c'était à Peschiera, sur le lac de Garda, joli pays d'ailleurs... nous passerons par là... je te montrerai la maison... J'y fus retenu par je ne sais quelle fièvre d'un méchant caractère. Pendant huit jours, tout alla bien, car j'étais dans un délire continuel; mais un beau soir, dans la soirée du 12 au 13 janvier, justement,je m'éveillai tout à coup avec un tel sentiment d'anxiété et de faiblesse, et en même temps avec une lucidité d'es

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