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la terre; il lui fit faire, avec une habileté remarquable et tout en jouant avec sa lance, les évolutions les plus difficiles. Pendant ce temps, on m'apportait trois ou quatre sabres en m'invitant à en choisir un; mon choix fut bientôt fait.

— C'est cela, c'est cela! y es-tu? me cria le czarewich. Oui, monseigneur. Alors il mit son cheval au galop pour gagner l'autre bout de l'allée. Mais c'est sans doute une plaisanterie? demandai-je à M. de Rodna. Rien n'est plus sérieux, au contraire, me répondit celui-ci; il y va pour vous de la vie ou de votre place; défendez-vous comme dans un combat, je n'ai que cela à vous dire.

La chose devenait plus sérieuse que je n'avais cru; s'il ne s'était agi que de me défendre et de rendre coup pour coup, eh bien, j'en aurais couru la chance; mais là, c'était tout autre chose; avec mon sabre émoulu et sa lance effilée, la plaisanterie pouvait devenir fort grave; n'importe, j'étais engagé, il n'y avait pas moyen de reculer; j'appelai à mon secours tout mon sang-froid et toute mon adresse, et je fis face au czarewich.

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Il était déjà arrivé au bout de l'allée et venait de retourner son cheval. Quoique m'en eût dit le général de Rodna, j'espérais toujours que tout cela n'était qu'un jeu, lorsque, me criant une dernière fois : Y es-tu? je le vis mettre sa lance en arrêt et son cheval au galop. Alors seulement je fus convaincu qu'il s'agissait tout de bon de défendre ma vie, et je me mis en garde.

Le cheval dévorait le chemin, et le czarewich était couché sur son cou de telle manière qu'il se perdait dans les flots de la crinière qui flottait au vent; je ne voyais que le haut de sa tête entre les deux oreilles de sa monture. Arrivé à moi, il essaya de me porter un coup en pleine

poitrine, mais j'écartai l'arme par une parade de tierce, et, faisant un bond de côté, je laissai le cheval et le cavalier, emportés par leur course, passer sans me faire aucun mal. Quand il vit son coup manqué, le czarewich arrêta son cheval court avec une adresse merveilleuse. C'est bien,

dit-il; recommençons.

Et, sans me donner le temps de faire aucune observation, il fit pirouetter son cheval sur les pieds de derrière, reprit du champ et, m'ayant demandé si j'étais préparé, revint sur moi avec plus d'acharnement encore que la première fois; mais, comme la première fois, j'avais les yeux fixés sur les siens, et je ne perdais aucun de ses mouvements; aussi, saisissant le moment, je parai en quarte, et je fis un bond à droite, de sorte que cheval et cavalier passèrent de nouveau près de moi aussi infructueusement qu'ils l'avaient déjà fait.

Le czarewich fit entendre une espèce de rugissement. Il s'était pris à ce tournoi comme à un combat véritable, et il voulait qu'il finît à son honneur. Aussi, au moment où je croyais en être quitte, je le vis se préparer à une troisième course. Cette fois, comme je trouvais la plaisanterie par trop prolongée, je décidai qu'elle serait la dernière.

En effet, au moment où je le vis tout près de m'atteindre, au lieu de me contenter cette fois d'une simple parade, je frappai d'un violent coup la lance, qui, coupée en deux, laissa le czarewich désarmé; alors, saisissant la bride du cheval, ce fut moi, à mon tour, qui l'arrêtai si violemment qu'il plia sur ses jarrets de derrière; en même temps je portai la pointe de mon sabre sur la poitrine du czarewich. Le général de Rodna poussa un cri terrible; il crut que j'allais tuer Son Altesse. Constantin eut sans doute aussi

la même idée, car je le vis pâlir. Mais aussitôt je fis un pas en arrière, et m'inclinant devant le grand-duc: Voilà, monseigneur, lui dis-je, ce que je puis montrer aux soldats de Votre Altesse, si toutefois elle me juge digne d'être leur professeur.

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Oui, certes! oui, tu en es digne, et tu auras un régiment, ou j'y perdrai mon nom... Lubenski, Lubenski! continua-t-il en sautant à bas de cheval, conduis Pulk à l'écurie; et toi, viens, que j'apostille ta demande. — Je suivis le grand-duc, qui me ramena dans le salon, prit une plume, et écrivit au bas de ma supplique :

"Je recommande bien humblement le soussigné à Sa Majesté Impériale, le croyant tout à fait digne d'obtenir la faveur qu'il sollicite."

Et maintenant, me dit-il, prends cette demande, et remets-la à l'empereur lui-même. Adieu, et si jamais tu passes à Varsovie, viens me voir.

Je m'inclinai, au comble de la joie de m'en être tiré aussi heureusement, et remontant dans mon droschki, je repris le chemin de Saint-Pétersbourg, porteur de la toutepuissante apostille.

ALEXANDRE DUMAS.

LE MARQUIS DE VILLEMER.

Pendant que Mlle de Saint-Geneix écrivait à sa sœur, la marquise de Villemer causait avec le plus jeune de ses fils dans son petit salon du faubourg Saint-Germain. La maison était vaste et d'un bon rapport; pourtant la marquise, riche autrefois et maintenant fort gênée, nous en saurons bientôt la cause, occupait depuis peu le second étage, afin de tirer parti du premier.

"Eh bien, chère maman, disait le marquis à sa mère, êtes-vous contente de votre nouvelle demoiselle de compagnie? Vos gens m'ont dit qu'elle était arrivée. — Mon cher enfant, répondit la marquise, je ne vous en dirai qu'un mot, c'est qu'elle m'a ensorcelée.- Vraiment? contez-moi cela. Ma foi, je ne sais pas trop si je le dois, j'ai peur de vous monter la tête d'avance. - Ne craignez rien, répondit tristement le marquis, que sa mère avait essayé de faire sourire; quand même je serais aussi prompt à m'enflammer, je sais trop ce que je dois à la dignité de votre maison et au repos de votre vie. Oui, oui, mon ami! Je sais aussi, moi, que je peux être tranquille sur une question d'honneur et de délicatesse quand c'est à vous que j'ai affaire; aussi je peux vous dire que cette petite d'Arglade m'a trouvé une perle, un diamant, et que, pour commencer, ce phénix m'a fait faire des folies!"

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La marquise raconta son entretien avec Caroline et fit ainsi son portrait. "Elle n'est ni grande ni petite, elle est très bien faite, des pieds mignons, des mains d'enfant, des cheveux blond cendré en quantité, un teint de lis et de roses, des traits exquis, des dents de perles, un petit nez très ferme, de beaux grands yeux vert de mer qui vous regardent tout droit sans hésitation, sans rêvasserie, sans fausse timidité, avec une candeur et une confiance qui plaisent et engagent; rien d'une provinciale, des manières qui en sont d'excellentes à force de n'en être pas; beaucoup de goût et de distinction dans la pauvreté de son ajustement; enfin tout ce que je craignais et pourtant rien de ce que je craignais, c'est-à-dire la beauté qui m'inspirait de la méfiance et aucune des afféteries ou des prétentions qui eussent justifié cette méfiance-là. De plus, une voix et une prononciation qui font de sa lecture une

vraie musique, un solide talent de musicienne, et pardessus tout cela toutes les apparences, tous les signes évidents de l'esprit, de la raison, de la sagesse et de la bouté; si bien qu'intéressée et bouleversée par son dévouement à une famille pauvre, à laquelle je vois bien qu'elle se sacrifie, j'ai oublié mes projets d'économie, et me suis engagée à lui donner les yeux de la tête."

"S'est-elle donc fait marchander? demanda le marquis. Tout au contraire, elle s'arrangeait de ce que j'avais résolu de lui donner. - En ce cas, vous avez bien fait, maman, et je suis heureux que vous ayez enfin une société digne de vous. Vous avez gardé trop longtemps cette vieille fille gourmande et dormeuse qui vous impatientait, et quand il s'agit de la remplacer par un trésor, vous auriez grand tort de compter ce qu'il en coûte. — Oui, reprit la marquise, voilà ce que votre frère me dit aussi. Ni lui ni vous ne voulez compter, mes chers enfants, et je crains bien d'avoir été trop vite dans cette satisfaction que je me suis donnée. Cette satisfaction vous était nécessaire, dit le marquis avec vivacité, et vous devez d'autant moins vous la reprocher que vous avez cédé surtout au besoin de faire une bonne action. Je l'avoue, mais j'ai peut-être eu tort, répondit la marquise d'un air soucieux : on n'a pas toujours le droit de faire le bien ! - Ah! ma mère s'écria le fils avec un mélange d'indignation et de douleur, quand vous en serez à ce point de vous refuser la joie de l'aumône, le mal que j'ai commis sera bien grand!

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Du mal! vous? Quel mal? reprit la mère étonnée et inquiète; vous n'avez jamais commis de mal, mon cher fils. Pardonnez-moi, dit le marquis toujours ému. J'ai été coupable le jour où je me suis engagé, par respect pour vous, à payer les dettes de mon frère! Taisez-vous!

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