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naire du roi n'en produisit pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l'État pour que les ennemis ne s'en rendissent pas les maîtres. Le désordre s'accrut tellement, et fut si peu réparé, que, longtemps après la paix, au commencement de l'année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour en avoir huit en espèces. Enfin, il laissa à sa mort deux milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à quoi les espèces se trouvèrent alors réduites, ce qui fait environ quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.

Il est étonnant, mais il est vrai que cette immense dette n'aurait

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BONNET DU GRAND THOMAS, CHARLATAN DU PONT NEUF. (D'après une estampe du temps.)

point été un fardeau impossible à soutenir, s'il y avait eu alors un commerce florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise et en Hollande; car, lorsqu'un État puissant ne doit qu'à lui-même, la confiance

LA COURSE DES MITRONS,

OU LES GENS DU PEUPLE BATTUS PAR LES GRANDS SEIGNEURS
QUI ALLAIENT AU CARROUSEL DE VERSAILLES.

(Caricature populaire.)

et la circulation suffisent pour payer; mais il s'en fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l'écrasait.

Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards; ce qui revient, année commune, à trois cent trente millions d'aujourd'hui, en compensant l'une

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par l'autre les augmentations et les diminutions numéraires des monnaies. Sous l'administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la couronne n'allaient qu'à cent dix-sept millions à vingt-sept livres et puis à vingthuit livres le marc d'argent. Ainsi tout le surplus fut toujours fourni en affaires extraordinaires. Colbert, le plus grand ennemi de cette funeste ressource, fut obligé d'y avoir recours pour servir promptement. Il emprunta huit cents millions, valeur de notre temps, dans la guerre de 1672. Il restait au roi très peu d'anciens domaines de la couronne. Ils sont déclarés inaliénables par tous les parlements du royaume, et cependant ils sont presque tous aliénés. Le revenu du roi consiste aujourd'hui dans celui de ses sujets; c'est une circulation perpétuelle de dettes et de paiements. Le roi doit aux citoyens plus de millions numéraires par an, sous le nom de rentes de l'Hôtel de Ville, qu'aucun roi n'en a jamais retiré des domaines de la cou

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LA MODE EN 1678: DAME EN HABIT DE CHASSE. (D'après une estampe de Bonnart.)

ronne.

Pour se faire une idée de ce prodigieux accroissement de taxes, de dettes, de richesses, de circulation, et en même temps d'em

barras et de peines, qu'on a éprouvés en France et dans les autres pays, on peut considérer qu'à la mort de François Ier l'État devait environ trente mille livres de rentes perpétuelles sur l'Hôtel de Ville, et qu'à présent il en doit plus de quarante-cinq millions.

Ceux qui ont voulu comparer les revenus de Louis XIV avec ceux de Louis XV ont trouvé, en ne s'arrêtant qu'au revenu fixe et courant, que Louis XIV était beaucoup plus riche en 1683, époque de la mort de Colbert, avec cent dix-sept millions de revenu, que son successeur ne l'était, en 1730, avec près de deux cents millions; et cela est très vrai, en ne considérant que les rentes fixes et ordinaires de la couronne; car cent dix-sept millions numéraires au

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marc de vingt-huit livres sont une somme plus forte que deux cents millions à quarante-neuf livres, à quoi se montait le revenu du roi en 1730; et de plus, il faut compter les charges augmentées par les emprunts de la couronne; mais aussi les revenus du roi, c'est-à-dire de l'État, sont accrus depuis, et l'intelligence des finances s'est perfectionnée au point que, dans la guerre ruineuse de 1741, il n'y a pas eu un moment de discrédit. On a pris le parti de faire des fonds d'amortissement, comme chez les Anglais :

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il a fallu adopter une partie de leur système de finances, ainsi que leur philosophie; et si, dans un État purement monarchique, on pouvait introduire ces papiers circulants qui doublent au moins la richesse de l'Angleterre, l'administration de la France acquerrait son dernier degré de perfection, mais perfection trop voisine de l'abus dans une monarchie.

Il y avait environ cinq cents millions numéraires d'argent monnayé dans le royaume en 1683; et il y en avait environ douze cents en 1730, de la manière dont on compte aujourd'hui. Mais le numéraire, sous le ministère du cardinal de Fleury, fut presque le double du numé

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ÉCU, DE 1709, AUX TROIS COURONNES (FACE).

LA MODE EN 1678: DAME EN HABIT D'ÉTÉ AVEC LE DÉTAIL DU
COSTUME, L'ÉVENTAIL ET LA CANNE.

raire du temps de Colbert. Il paraît donc que la France n'était environ que d'un sixième plus riche en espèces circulantes depuis la mort de Colbert. Elle l'est beaucoup davantage en matières d'argent et d'or travaillées et mises en œuvre pour le service et pour le luxe. Il n'y en avait pas pour quatre cents millions de notre monnaie d'aujourd'hui en 1690; et vers l'an 1730 on en possédait autant que d'espèces circulantes. Rien ne fait voir plus

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évidemment combien le commerce, dont Colbert ouvrit les sources, s'est accru lorsque ses canaux, fermés par les guerres, ont été débouchés. L'industrie s'est perfectionnée, malgré l'émigration de tant d'artistes que dispersa la révocation de l'édit de Nantes, et cette industrie augmente encore tous les jours. La nation est capable d'aussi grandes choses, et de plus grandes encore que sous Louis XIV, parce que le génie et le commerce se fortifient toujours quand on les encourage. A voir l'aisance des particuliers, ce nombre prodigieux de maisons agréables

LA MODE EN 1678: HOMME EN HABIT D'HIVER. (Estampe de Bonnart.)

bàties dans Paris et dans les provinces, cette quantité d'équipages, ces commodités, ces recherches qu'on nomme luxe, on croirait que l'opulence est vingt fois plus grande qu'autrefois. Tout cela est le fruit d'un travail ingénieux, encore plus que de la richesse. Il n'en coûte guère plus aujourd'hui pour être agréablement logé qu'il n'en coûtait pour être mal sous Henri IV. Une belle glace de nos manufactures orne nos maisons à bien moins de frais que les petites glaces qu'on tirait de Venise. Nos belles et parantes étoffes sont moins chères que celles de l'étranger, qui ne les valaient pas.

Ce n'est point en effet l'argent et l'or qui procurent une vie commode, c'est le génie. Un peuple misérable; un peuple qui, sans ces

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qui n'aurait que ces métaux serait très métaux, mettrait heureusement en œuvre toutes les productions de la terre, serait véritablement le peuple riche. La France a cet avantage, avec beaucoup plus d'espèces qu'il n'en faut pour la circulation.

L'industrie, s'étant perfectionnée dans les villes, s'est accrue dans les campagnes. Il s'élèvera toujours des plaintes sur le sort des cultivateurs. On les entend dans tous les pays du monde, et ces murmures sont presque partout ceux des oisifs opulents, qui condamnent le gouvernement, beaucoup plus qu'ils ne plaignent les peuples. Il est vrai que presque en tout pays, si ceux qui passent

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