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Le plan de la philosophie de Bossuet résulte immédiatement de sa méthode, méthode hardie autant que certaine, qui observe ce qui est, avant de s'interroger sur ce qui a été ou sur ce qui doit être, à travers le relatif atteint l'absolu, au-dessus des faits, les lois qui les régissent, et qui, sans mutiler la réalité par des hypothèses, ni l'enfler par des chimères, y démêle et en dégage les rayons divins de l'idéal. Cette méthode elle-même provient de l'esprit cartésien assagi et rectifié,

La modération, jointe à la force, tel est en effet le trait distinctif auquel on reconnaît Bossuet, et il semble qu'il nous ait révélé lui-même le secret de son génie en écrivant cette admirable phrase du Traité du libre arbitre : « La première règle de notre logique, c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne, quand on veut les concilier; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours par où l'enchainement se continue (1). »

Descartes, il est vrai, avait avant lui, et sur la même matière, avancé une maxime analogue, déclarant « que ce serait une chose tout à fait contraire à la raison de douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas, et que nous ne voyons point

que nous devions comprendre (1). » Mais combien de fois n'a-t-il pas été infidèle à ces sages paroles!

Bossuet, au contraire, s'en est fait une règle invariable, et c'est au nom de cette règle que nous le verrons concilier la Raison et la Foi, les systèmes et le sens commun, le raisonnement et l'expérience.

Nous nous proposons de montrer ici comment elle lui a suggéré des solutions aussi claires que profondes à tous les grands problèmes, dont le propre est de solliciter éternellement l'intelligence humaine, en offrant à nos investigations des mystères qui ne seront jamais épuisés. Ces problèmes, tels qu'ils se présentent à nous dans la Philosophie de Bossuet, se réduisent à six principaux :

1° Théorie de la Spiritualité de l'âme ;

2° Théorie des Passions;

3o Théorie de la Connaissance, ou des Idées;
4o Théorie de la Liberté;

5° Théorie de la Providence;
6° Théorie du Mysticisme.

Une pareille énumération n'a rien d'incomplet ni d'arbitraire; car il n'est pas chez Bossuet une pensée de quelque conséquence qui ne se rapporte à l'une des six questions énoncées, et, d'autre part, ces questions elles-mêmes s'enchaînent étroitement et se présupposent. C'est, en effet, quand on a, par une observation attentive, distingué en nous deux éléments, l'âme et le corps, qu'on peut, scrutant le

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fond de l'âme, rechercher avec détail quelle est la nature de ses facultés et quelles en sont les tendances légitimes. Or, nos facultés aspirent toutes du fini à l'infini, les passions par l'amour, l'intelligence par les idées, et la liberté par une action qui, au delà des buts successifs dont aucun ne la captive, poursuit un but définitif où elle se complaise et se repose. L'âme trouve ainsi en elle-même un ressort, une énergie, un élan par où elle bondit jusqu'à Dieu, et les deux termes de l'être s'opposant dès lors l'un à l'autre, il s'agit d'en expliquer les rapports. Si l'âme, annulant les différences comme autant d'obstacles, veut s'élancer d'un plein vol au sein de la Divinité, pour s'y oublier et s'y perdre, alors naît le faux mysticisme avec ses incalculables dangers. Mais si l'âme se délecte en elle-même, bientôt en elle l'idée de Dieu s'oblitère et la laisse plongée dans les ténèbres et l'abrutissement. Le monde des intelligences, comme le monde des corps, exige donc un parfait et constant équilibre des forces les plus diverses. Jamais personne n'en comprit mieux que Bossuet la nécessité et les conditions.

CHAPITRE PREMIER.

Théorie de la Spiritualité de l'âme.

Parmi les philosophes, les uns ont voulu faire l'homme tout matière, les autres pur esprit. Mais l'expérience a parlé plus haut que leurs systèmes, et tandis que ceux-là inspiraient un invincible dégoût, ceux-ci ont encouru un discrédit universel.

En effet, ce qui nous frappe, au premier regard que nous portons sur nous-mêmes, c'est cet ensemble d'organes qu'on appelle le corps. Prétendre, comme Descartes, en démontrer l'existence, après l'avoir révoquée en doute, ou la nier comme Berkeley, c'est tomber dans d'inextricables paralogismes ou de puériles hyperboles. L'être ne se démontre pas; il se montre, et quand une fois la réalité vivante a été méconnue, l'esprit, saisi de vertige demeure comme enveloppé des ombres dụ néant.

D'autre part, il n'est pas moins clair que l'homme ne se réduit pas au corps. Il y a plus le corps est à nous, il n'est pas nous, et le principe qui en nous sent, connaît, agit, « fait bien voir par une certaine

vigueur qu'il ne tient pas tout entier à la matière, et qu'il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut (1). Notre âme, d'une nature spirituelle et incorruptible, a un corps corruptible qui lui est uni; et, de l'union de l'un et de l'autre, résulte un tout qui est l'homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute (2).

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L'homme est donc à la fois âme et corps. «< On peut dire que le corps est un instrument dont l'âme se sert à sa volonté; et c'est pourquoi Platon définissait l'homme en cette sorte: « L'homme est une » âme se servant d'un corps (Alcibiade, I) (3)

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Cette doctrine, dont les langues témoignent, que l'observation confirme et que la conscience du genre humain proclame avec une si puissante spontanéité, est la doctrine du sens commun. Aussi Bossuet ne cherche point à l'établir, il l'accepte; et ses efforts n'ont d'autre objet que d'en montrer la profondeur.

En effet, « pour bien connaître l'homme, il faut savoir qu'il est composé de deux parties qui sont l'âme et le corps. L'âme est ce qui nous fait penser, entendre, sentir, raisonner, vouloir, choisir une chose plutôt qu'une autre, et un mouvement plutôt qu'un autre, comme de se mouvoir à droite plutôt qu'à gauche. Le corps est cette masse étendue en

(1) Bossuet, t. VIII, p. 408. (2) Idem, t. XXIII, p. 208.

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