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que chose; si elle se connoît elle-même; si elle est substance ou accident, corps ou esprit; ce que c'est que chacune de ces choses; et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres; si elle connoît son propre corps; si elle sait ce que c'est que matière; comment elle peut raisonsi elle est matière; et comment elle peut être unie à un corps particulier, et en ressentir les passions, si elle est spirituelle. Quand a-t-elle commencé d'être? avec ou devant le corps? finit-elle avec lui, ou non? ne se trompe-t-elle jamais? sait-elle quand elle erre? vu que l'essence de la méprise consiste à la méconnoître. Il demande encore si les animaux raisonnent, pensent, parlent : qui peut décider ce que c'est que le temps, l'espace, l'étendue, le mouvement, l'unité, toutes choses qui nous environnent, et entièrement inexplicables; ce que c'est que santé, maladie, mort, vie, bien, mal, justice, péché, dont nous parlons à toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai; et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle axiomes, ou notions communes à tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Être tout bon nous les a données véritables, en nous créant pour connoître la vérité, qui saura, sans cette lumière de la foi, si, étant formées à l'aventure, nos notions ne sont pas incertaines, ou si, étant formées par un être faux et méchant, il ne nous les a pas données fausses pour nous séduire? Montrant par-là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain, l'autre est nécessairement de même. Qui sait si le sens commun, que nous prenons ordinairement pour juge du vrai, a été destiné à cette fonction par celui qui l'a créé? qui sait ce que c'est que vérité? et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la connoître? qui sait même ce que c'est qu'un être, puisqu'il est impossible de le définir, qu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudroit, pour l'expliquer, se servir de l'Etre même, en disant, c'est telle ou telle chose? Puis donc que nous ne savons ce que c'est qu'ame, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même l'être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assurerons-nous qu'elle est la même dans tous les

hommes? Nous n'en avons d'autres marques que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes; car ceuxci peuvent bien être différents, et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

Enfin Montaigne examine profondément les sciences; la géométrie, dont il tâche de montrer l'incertitude dans ses axiomes et dans les termes qu'elle ne définit point, comme d'étendue, de mouvement, etc.; la physique et la médecine, qu'il déprime en une infinité de façons; l'histoire, la politique, la morale, la jurisprudence, etc. De sorte que, sans la révélatión, nous pourrions croire, selon lui, que la vie est un songe dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins que l'homme, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met, par grace, en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu'à ce qu'elle soit instruite, par son Créateur même, de son rang qu'elle ignore: la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de toutes, ce qui lui paroît aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour reconnoître sa foiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte vanité. On ne peut voir, sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, laquelle, de la société avec Dieu où il s'élevoit par les maximes de sa foible raison, le précipite dans la condition des bêtes; et on aimeroit de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance, si, étant humble disciple de l'Eglise par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avoit si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a convaincus de ne pas pouvoir seulement connoître. Mais il agit au contraire en païen: voyons sa morale.

III.

En lisant Montaigne, et le comparant avec Épictète, on ne peut se dissimuler qu'ils étoient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde infidèle, et qui sont les seules, entre celles des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte liées et conséquentes. En effet, que peut-on faire sans la révélation, que de suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes? Le premier : Il y a un Dieu, donc c'est lui qui a créé l'homme; il l'a fait pour lui-même il l'a créé tel qu'il doit être pour être juste et devenir heureux : donc L'homme peut connoître la vérité, et il est à portée de s'élever par la sagesse jusqu'à Dieu, qui est son souverain bien. Second système : l'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu, ses inclinations contredisent la loi; il est porté à chercher son bonheur dans les biens visibles, et même en ce qu'il y a de plus honteux. Tout paroît donc incertain, et le vrai bien l'est aussi : ce qui semble nous réduire à n'avoir ni règle fixe pour les mœurs, ni certitude dans les sciences.

De ce principe, que' hors de la foi tout est | lieu que la sienne est naïve, familière, plaidans l'incertitude, et en considérant combien sante, enjouée, et, pour ainsi dire, folâtre : il y a de temps qu'on cherche le vrai et le bien, elle suit ce qui la charme, et badine négligemsans aucun progrès vers la tranquillité, il con- ment des accidents bons et mauvais, couchée clut qu'on doit en laisser le soin aux autres; mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, demeurer cependant en repos, coulant légère- d'où elle montre aux hommes qui cherchent la ment sur ces sujets, de peur d'y enfoncer en ap- félicité avec tant de peine, que c'est là seulepuyant; prendre le vrai et le bien sur la pre- ment où elle repose, et que l'ignorance et l'inmière apparence, sans les presser, parcequ'ils curiosité sont deux doux oreillers pour une tête sont si peu solides, que, quelque peu que l'on bien faite, comme il le dit lui-même. serre la main, ils échappent entre les doigts, et la laissent vide. Il suit donc le rapport des sens, et les notions communes, parcequ'il faudroit se faire violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il y gagneroit, ignorant où est le vrai. Il fuit aussi la douleur et la mort, parceque son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas y résister par la même raison. Mais il ne se fie pas trop à ces mouvements de crainte, et n'oseroit en conclure que ce soient de véritables maux : vu qu'on sent aussi des mouvements de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature, dit-il, parle au contraire. Ainsi je <n'ai rien d'extravagant dans ma conduite, ◄ poursuit-il ; j'agis comme les autres; et tout ⚫ ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils sui< vent le vrai bien, je le fais par un autre prin«cipe, qui est que les vraisemblances étant < pareillement de l'un et de l'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui ‹ m'entraînent. » Il suit les mœurs de son pays, parceque la coutume l'emporte; il monte son cheval, parceque le cheval le souffre, mais sans croire que ce soit de droit : au contraire, il ne sait pas si cet animal n'a pas celui de se servir de lui. Il se fait même quelque violence pour éviter certains vices; il garde la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres: la règle de ses actions étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des che veux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher: fantôme, dit Montaigne, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait autre chose, avec un travail continuel, que de chercher un repos où elle n'arrive jamais; au

Il y a un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres ont aperçu quelque chose de la vérité qu'ils ont essayé de connoître. Car s'il est agréable d'observer dans la nature le desir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages où l'on en voit quelques caractères, parcequ'ils en sont les images, combien plus est-il juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir à la vérité, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égarent? C'est la principale utilité qu'on doit tirer de ses lectures.

Il semble que la source des erreurs d'Épic- | pes opposés, qui paroissent incompatibles dans tète et des stoïciens d'une part, de Montaigne les doctrines purement humaines. En voici la et des épicuriens de l'autre, est de n'avoir pas raison : les sages du monde ont placé les consu que l'état de l'homme à présent diffère de trariétés dans un même sujet; l'un attribuoit la celui de sa création. Les uns, remarquant quel- | force à la nature, l'autre la foiblesse à cette ques traces de sa première grandeur, et igno- même nature; ce qui ne peut subsister : au lieu rant sa corruption, ont traité la nature comme que la foi nous apprend à les mettre en des susaine, et sans besoin de réparateur; ce qui les jets différents; toute l'infirmité appartient à la mène au comble de l'orgueil. Les autres, éprou- nature, toute la puissance au secours de Dieu. vant sa misère présente, et ignorant sa pre- Voilà l'union étonnante et nouvelle qu'un Dieu mière dignité, traitent la nature comme néces- seul pouvoit enseigner, que lui seul pouvoit sairement infirme et irréparable; ce qui les faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet précipite dans le désespoir d'arriver à un véri- de l'union ineffable des deux natures dans la table bien, et de là, dans une extrême lâcheté. seule personne d'un Homme-Dieu. C'est ainsi Ces deux états, qu'il falloit connoître ensemble que la philosophie conduit insensiblement à la pour voir toute la vérité, étant connus séparé- théologie : et il est difficile de ne pas y entrer, ment, conduisent nécessairement à l'un de ces quelque vérité que l'on traite, parcequ'elle est deux vices à l'orgueil ou à la paresse, où sont le centre de toutes les vérités; ce qui paroît ici infailliblement plongés tous les hommes avant parfaitement, puisqu'elle renferme si visiblela grace; puisque, s'ils ne sortent point de leurs ment ce qu'il y a de vrai dans ces opinions condésordres par lâcheté, ils n'en sortent que par traires. Aussi on ne voit pas comment aucun vanité, et sont toujours esclaves des esprits de d'eux pourroit refuser de la suivre. S'ils sont malice, à qui, comme le remarque saint Augus- pleins de la grandeur de l'homme, qu'en onttin, on sacrifie en bien des manières. ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Évangile, lesquelles ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu? Et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature, leur idée n'égale point celle de la véritable foiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Chaque parti y trouve plus qu'il ne desire; et, ce qui est admirable, y trouve une union solide: eux qui ne pouvoient s'allier dans un degré infiniment inférieur!

C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que les uns connoissant l'impuissance et non le devoir, ils s'abattent dans la lâcheté; les autres connoissant le devoir sans connoître leur impuissance, ils s'élèvent dans leur orgueil. On s'imaginera peut-être qu'en les alliant, on pourroit former une morale parfaite : mais, au lieu de cette paix, il ne résulteroit de leur assemblage qu'une guerre et une destruction générale car les uns établissant la certitude, et les autres le doute, les uns la grandeur de l'homme, les autres sa foiblesse, ils ne sauroient se réunir et se concilier; ils ne peuvent ni subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s'unir à cause de la contrariété de leurs oppositions.

IV.

Mais il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de la révélation. C'est elle qui accorde les contrariétés les plus formelles par un art tout divin. Unissant tout ce qui est de vrai, chassant tout ce qu'il y a de faux, elle enseigne avec une sagesse véritablement céleste le point où s'accordent les princi

V.

pour

Les chrétiens ont, en général, peu de besoin de ces lectures philosophiques. Néanmoins Épictète a un art admirable troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnoître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles; qu'il est impossible d'éviter l'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, sans la foi, se piquent d'une véritable justice; pour désabuser ceux qui s'attachent à leur opinion, et qui croient, indépendamment de l'existence et des perfections de Dieu, trouver dans les

ce peuple. D'abord il ne savoit quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut donc tous les respects qu'on voulut lui rendre, et il se laissa traiter de roi.

sciences des vérités inébranlables; et pour convainere si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile après cela d'être tenté de rejeter les mystères, parcequ'on croit y trouver des répugnances: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de Mais, comme il ne pouvoit oublier sa condivouloir juger si les mystères sont possibles; ce tion naturelle, il pensoit, en même temps qu'il que les hommes du commun n'agitent que trop recevoit ces respects, qu'il n'étoit pas le roi que souvent. Mais Épictète, en combattant la pa- ce peuple cherchoit, et que ce royaume ne lui resse, mène à l'orgueil, et pourroit être nuisi- appartenoit pas. Ainsi il avoit une double penble à ceux qui ne sont pas persuadés de la cor-sée, l'une par laquelle il agissoit en roi, l'autre ruption de toute justice qui ne vient pas de la par laquelle il reconnoissoit son état véritable, foi. Montaigne est absolument pernicieux, de et que ce n'étoit que le hasard qui l'avoit mis en son côté, à ceux qui ont quelque pente à l'im-la place où il étoit. Il cachoit cette dernière penpiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures sée, et il découvroit l'autre. C'étoit par la predoivent être réglées avec beaucoup de soin, demière qu'il traitoit avec le peuple, et par la derdiscrétion et d'égard à la condition et aux nière qu'il traitoit avec soi-même. mœurs de ceux qui s'y appliquent. Mais il semble qu'en les joignant elles ne peuvent que réus-moindre hasard que vous possédez les richesses sir, parceque l'une s'oppose au mal de l'autre. dont vous vous trouvez maitre, que celui par leIl est vrai qu'elles ne peuvent donner la vertu, quel cet homme se trouvoit roi. Vous n'y avez mais elles troublent dans les vices: l'homme se aucun droit de vous-même et par votre nature, trouvant combattu par les contraires, dont l'un non plus que lui : et non seulement vous ne vous chasse l'orgueil, et l'autre la paresse, et ne pou- trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez vant reposer dans aucun de ces vices par ses au monde que par une infinité de hasards. Votre raisonnements, ni aussi les fuir tous. naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où dépendoient ces mariages? d'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

ARTICLE XII.

Sur la condition des grands.

I.

Pour entrer dans la véritable connoissance de votre condition', considérez-la dans cette image.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises, et qu'ils vous les ont conservées? Mille autres aussi habiles qu'eux, ou n'ont pu en acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas volonté des législateurs, qui ont pu avoir de volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons pour l'établir, mais dont aucune certainement n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avoit plu d'or■ Pascal adresse la parole à M. Arthus Gouffier, duc de Roan- donner que ces biens, après avoir été possédés nez, duc et pair de France. Après avoir été gouverneur du Poi-par les pères durant leur vie, retourneroient à toire. Il eut la plus grande part aux soins que les amis de Pascal la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Un homme fut jeté par la tempête dans une ile inconnue, dont les habitants étoient en peine de trouver leur roi, qui s'étoit perdu : et comme il avoit, par hasard, beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il fut pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout

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tou, il se retira à la maison de l'institution des pères de l'Ora

prirent, en 1668, de recueillir et mettre au jour ses Pensées. Tout cet article est tiré du livre: De l'Éducation d'un Prince, par Chanteresne (Nicole). Les pensées sont de Pascal; la rédaction est de Nicole.

Ainsi, tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre fondé sur la nature,

mais sur un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois, vous auroit rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois, qui s'est trouvée favorable à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

fait roi par l'erreur du peuple, s'il venoit à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginât que ce royaume lui étoit dû, qu'il le méritoit, et qu'il lui appartenoit de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de qualité, qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel?

Que cet avis est important! Car tous les emportements, toute la violence et toute la fierté des grands ne viennent que de ce qu'ils ne connoissent point ce qu'ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderoient intérieurement comme égaux à tous les hommes, et qui seroient bien persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager: et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme dont nous avons parlé, qui ne posséderoit son royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. toriseroit pas cette possession, et l'obligeroit à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous, et qui vous en rende digne. Votre ame et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc : et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.

Que s'ensuit-il de là? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que, si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnoître par une pensée plus cachée, mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connoît pas peut-être ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence, et sur-tout ne vous méconnoissez pas vous-même, en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des

autres.

Que diriez-vous de cet homme qui auroit été

Il faut s'oublier soi-même pour cela, et croire qu'on a quelque excellence réelle au-dessus d'eux en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous découvrir.

II.

Il est bon que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous seroit pas dû; car c'est une injustice visible: et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parcequ'ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru, avec raison, devoir honorer certains états, et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, et en l'autre les roturiers: en celui-là les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela? parcequ'il a plu aux hommes. La chose étoit indifférente avant l'établissement: après l'établissement, elle devient juste, parcequ'il est injuste de le troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parcequ'elles consistent dans les qualités réelles et effectives de l'ame et du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière, l'esprit, la vertu, la santé, la force.

Nous devons quelque chose à l'une et à l'au

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