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faire un essai de leur liberté... Lorsqu'on voit le mauvais goût établi de tant de manières et à tant de titres dans l'esprit des hommes, on ne peut se promettre de le corriger, et on est réduit à se taire.

XXII.

Montaigne a repris Cicéron de ce que, après avoir exécuté de grandes choses pour la république, il vouloit encore tirer gloire de son éloquence; mais Montaigne ne pensoit pas que ces grandes choses qu'il loue, Cicéron ne les avoit faites que par la parole.

XXIII.

Ceux qui rapportent sans partialité les raisons des sectés opposées paroissent supérieurs à tous les partis, tant qu'ils ne s'attachent à aucun. Mais demandez-leur qu'ils choisissent, ou qu'ils établissent d'eux-mêmes quelque chose, vous verrez qu'ils n'y sont pas moins embarrassés que tous les autres. Le monde fourmille de philosophes qui se disputent la vaine gloire de connoître la foiblesse de l'esprit humain; mais y en a peur qui distinguent les bornes précises de cette foiblesse, et qui sachent en tirer des conséquences. Ils fardent à l'envi la vérité qui n'est pas leur but, et nul ne donne des préceptes utiles.

il

XXIV.

Est-il vrai que rien ne suffise à l'opinion, et que peu de chose suffise à la nature? Mais l'amour des plaisirs, mais la soif de la gloire, mais l'avidité des richesses, en un mot toutes les passions ne sont-elles pas insatiables? Qui donne l'essor à nos projets? Qui borne ou qui étend nos opinions, sinon la nature? N'est-ce pas encore la nature qui nous pousse même à sortir de la nature, comme le raisonnement nous écarte quelquefois de la raison, ou comme l'impétuosité d'une rivière rompt ses digues et la fait sortir de son lit.

XXV.

Il ne faut pas, dit-on, qu'une femme se pique d'esprit, ni un roi d'être éloquent, ni un soldat de délicatesse, etc. Les vues courtes

est d'autant plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses, qu'on a l'esprit moins étendu.

XXVI.

On instruit les enfants à craindre et à obéir: l'avarice, ou l'orgueil, ou la timidité des pères, leur enseignent l'économie et la soumission. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déja que trop enclins: nul ne songe à les rendre originaux, entreprenants, indépendants.

XXVII.

Si on pouvoit donner aux enfants des maitres de jugement et d'éloquence, comme on leur donne des maîtres de langue; si on exerçoit moins leur mémoire que leur activité et leur génie, qu'au lieu d'émousser, comme on fait, la vivacité de leur esprit, on tâchât d'élever l'essor et les mouvements de leur ame, que n'auroit-on pas lieu d'attendre d'un beau naturel? Mais on ne pense pas que la hardiesse, ni l'amour de la vérité et de la gloire soient les vertus qui importent à leur jeunesse. On ne s'attache au contraire qu'à les subjuguer, afin de leur apprendre que la dépendance et la sou plesse sont les premières lois de leur fortune.

XXVIII.

217. C'est une maxime frivole que celle qu'on adopte depuis si long-temps: qu'il faut qu'un honnête homme sache un peu de tout. On peut savoir superficiellement beaucoup de choses, et avoir l'esprit fort petit; et on voit, au contraire, de très grandes ames qui savent très peu. Il faut ignorer de bon cœur ce que la nature n'a pas mis dans l'étendue de notre génie. On ne sait utilement que ce qu'on possède parfaitement; le reste ne nous sert qu'à satisfaire une vanité puérile. J'en rapporterois des exemples, si les exemples pouvoient nous instruire; mais je le ferois sans succès. L'ostentation est un écueil inévitable pour les ames foibles. On ne corrigera jamais les hommes d'apprendre des

choses inutiles.

XXIX.

Les enfants n'ont point d'autre droit à la multiplient les maximes et les lois, parcequ'on succession de leur père que celui qu'ils tiennent

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des lois c'est au même titre que la noblesse | tune, est qu'ils ont quelquefois le mérite d'un se perpétue dans les familles. La distinction des ordres du royaume est une des lois fondamentales de l'État.

XXX.

Les hommes médiocres empruntent au dehors le peu de connoissances et de lumières qu'ils ont de leur propre fonds. Mais les ames supérieures trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures.

XXXI.

C'est donner aux princes un conseil timide, que de leur inspirer d'éloigner des emplois les hommes ambitieux qui en sont capables. Un grand roi ne craint point ses sujets, et n'en doit rien craindre. . XXXII.

Les vertus règnent plus glorieusement que la prudence. La magnanimité est l'esprit des rois.

XXXIII.

Catilina n'ignoroit pas les périls d'une conjuration; son courage lui persuada qu'il les surmonteroit. L'opinion ne gouverne que les foibles; mais l'espérance trompe les plus grandes

ames.

XXXIV.

Un prince qui n'est que bon aime ses domestiques, ses ministres, sa famille et son favori, et n'est point attaché à son État. Il faut être un grand roi pour aimer un peuple.

XXXV.

Nos paysans aiment leurs hameaux. Les Romains étoient passionnés pour leur patrie, pendant que ce n'étoit qu'une bourgade; lorsqu'elle devint plus puissante, l'amour de la patrie ne fut plus si vif. Une ville maîtresse de l'univers étoit trop grande pour l'imagination de ses habitants. Les hommes ne sont pas nés pour aimer de si grandes choses.

- XXXVI.

Ce qui fait que tant de gens de toutes les professions se plaignent amèrement de leur for

autre métier que celui qu'ils font. Je ne sais combien d'officiers, qui ne sauroient mettre en bataille cinquante hommes, auroient excellé au barreau, ou dans les négociations, ou dans les finances. Ils sentent qu'ils ont un talent, et ils s'étonnent qu'on ne leur en tienne aucun compte; car ils ne font pas attention que c'est un mérite inutile dans leur profession. Il arrive aussi que ceux qui gouvernent négligent d'assez beaux génies, parcequ'ils ne seroient pas propres à remplir les petites places, et qu'on ne veut pas leur donner les grandes. Les talents médiocres font plutôt fortune, parcequ'on trouve partout à les employer.

XXXVII.

Plaisante fortune pour Bossuet d'être chapelain de Versailles! Fénelon étoit à sa place il étoit né pour être le précepteur des rois; mais Bossuet devoit être un grand ministre sous un roi ambitieux.

. XXXVIII.

Qui a fait les partages de la terre, si ce n'est la force? Toute l'occupation de la justice est à maintenir les lois de la violence.

XXXIX.

Les folies de Caligula ne m'étonnent point. J'ai connu, je crois, beaucoup d'hommes qui auroient fait leurs chevaux consuls, s'ils avoient été empereurs romains. Je pardonne par d'autres motifs à Alexandre de s'être fait rendre des honneurs divins, à l'exemple d'Hercule et de Bacchus, qui avoient été hommes comme lui, et moins grands hommes. Les Anciens n'attachoient pas la même idée que nous au nom de dieu, puisqu'ils en admettoient plusieurs, tous fort imparfaits. Il faut juger des actions des hommes selon les temps. Tant de temples élevés par les empereurs romains à la mémoire de leurs amis morts, étoient les bonneurs funéraires de leur siècle; et ces hardis monuments de la fierté des maîtres de la terre n'offensoient ni la religion, ni les moeurs d'un peuple idolâtre.

XL.

On dit qu'il ne faut pas juger des ouvrages

de goût par réflexion, mais par sentiment. | pour renaître. Je meurs moi-même sur un lit Pourquoi ne pas étendre cette règle sur toutes les choses qui ne sont pas du ressort de l'esprit, comme l'ambition, l'amour, et toutes les autres passions?

Je pratique ce que je dis. Je porte rarement au tribunal de la raison la cause du sentiment; je sais que le sang-froid et la passion ne pèsent pas les choses à la même balance, et que l'un et l'autre s'accusent avec trop de partialité. Ainsi quand il m'arrive de me repentir de quelque chose que j'ai fait par sentiment, je tâche de me consoler en pensant que j'en juge mal par réflexion, et en me persuadant que je ferois la même chose malgré le raisonnement, si la même passion me reprenoit.

XLI.

J'ai connu un vieillard, devenu sourd, qui n'estimoit plus la musique, parcequ'il en jugeoit alors, disoit-il, sans passion. Voilà, en effet, ce que les hommes appellent juger de sang-froid.

XLII.

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toutes les nuits, mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraîcheur. Cette expérience que j'ai de la mort, me rassure contre la décadence et la dissolution du corps. Quand je vois que mon ame rappelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends que celui qui a fait mon ame peut, à plus forte raison, lui rendre l'être. Je dis, dans mon cœur étonné : Qu'as tu fait des objets volages qui occupoient tantôt ta pensée? Retournez sur vos propres traces, objets fugitifs. Je parle, et mon ame s'éveille: ces images mortes m'entendent, et les figures des choses passées m'obéissent et m'apparoissent. O ame éternelle du monde! ainsi votre voix secourable revendiquera ses ouvrages; et la terre, saisie de crainte, restituera ses larcins!

XLIV.

300. Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont si insipides, que leurs auteurs e sont pas sincères, c'est qu'ils supposent tou jours les hommes autres qu'ils ne sont; qu'ils les accablent de préceptes sévères et impraticables; c'est qu'ils ne proposent point à la vertu de vrais et d'aimables motifs. La morale seroit peut-être la plus agréable et la plus utile des sciences, si elle n'étoit pas la plus fardée.

XLV.

La morale, purement humaine, a été traiter plus utilement et plus habilement par les A ciens, qu'elle ne l'est maintenant par nos

On ne peut condamner l'activité sans accuser l'ordre de la nature. Il est faux que ce soit notre inquiétude qui nous dérobe au présent; le présent nous échappe de lui-même, et s'anéantit malgré nous. Toutes nos pensées sont mortelles; et si notre ame n'étoit secourue par cette activité infatigable qui répare les écoulements perpétuels de notre esprit, nous ne durerions qu'un instant telles sont les lois de notre être. Une force secrète et inévitable em-losophes. porte avec rapidité nos sentiments; il n'est pas en notre puissance de lui résister et de nous reposer sur nos pensées ; il faut marcher malgré nous, et suivre le mouvement universel de la nature. Nous ne pouvons retenir le présent que par une action qui sort du présent. Il est tellement impossible à l'homme de subsister sans action, que s'il veut s'empêcher d'agir, ce ne peut être que par un acte encore plus laborieux que celui auquel il s'oppose; mais cette activité qui détruit le présent, le répare, le reproduit

et charme les maux de la vie.

XLIII.

Mes passions et mes pensées meurent, mais

XLVI.

Les ames égales sont souvent médiocres ; il faut savoir estimer ceux qui s'élèvent par saillies à toutes les vertus, quoiqu'ils ne s'y puissent tenir. Leur ame s'élance vers la générosité. vers le courage, vers la compassion, et retombe

dans les vices contraires.

De telles vertus ne sont point fausses; elles vont quelquefois beaucoup plus loin que la sigesse, qui, plus asservie à ses lois, n'a ni la vigueur, ni l'ardeur, ni la hardiesse de l'indé pendance.

XLVII.

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Il faut exciter dans les hommes le sentiment

de leur prudence et de leur force, si on veut élever leur génie. Il est peu de leçons utiles dans les meilleurs livres, depuis que la foiblesse de l'esprit humain est devenue le champ de tous les lieux communs des philosophes.

XLVIII.

Le plaisir le plus délicat des ames vaines est de découvrir le défaut des ames fortes. On ne devroit pas imposer par ce petit genre d'esprit. Je n'admire point un auteur qui réclame en vers insultants contre les vertus d'Alexandre ou contre la gloire d'Homère. En ouvrant mes yeux sur le foible des plus grands génies, il m'apprend à l'apprécier lui-même ce qu'il peut valoir. Il est le premier que je raie du tableau des hommes illustres.

XLIX.

S'il sied bien à une ame juste d'avoir de l'indulgence pour les hommes qui honorent l'humanité, c'est surtout pour ceux dont la gloire a souffert de légères taches. S'il faut excuser leurs erreurs, c'est principalement pendant qu'ils vivent. Mais l'envie ne peut se contraindre: elle accuse et juge sans preuves; elle grossit les défauts; elle a des qualifications énormes pour les moindres fautes; son langage est rempli de fiel, d'exagération et d'injure. Elle s'acharne avec opiniâtreté et avec fureur contre le mérite éclatant; elle est aveugle, emportée, insensible,

brutale.

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Les soldats s'irritent encore contre le peuple chez qui ils font la guerre, parcequ'ils ne peuvent le voler assez librement, et que la maraude est punie. Tous ceux qui font du mal aux autres hommes les haïssent.

LVI.

Quelqu'un a-t-il dit que, pour peindre avec hardiesse, il falloit sur-tout être vrai dans un sujet noble, et ne point charger la nature, mais la montrer nue? Si on l'a dit, on peut le redire; car il ne paroît pas que les hommes s'en souviennent, et ils ont le goût si gâté, qu'ils nomment hardi, je ne dis pas ce qui est vraisemblable et qui approche le plus de la vérité, mais ce qui s'en écarte davantage."

LVII.

La nature a ébauché beaucoup de talents.

LXII.

qu'elle n'a pas daigné finir. Ces foibles semences | et hors de sa place; penser peu naturellement de génie amusent une jeunesse ardente qui et s'exprimer de même, s'appeloit autrefois être leur sacrifie les plaisirs et les plus beaux jours un pédant. de la vie. Je regarde ces jeunes gens comme les femmes qui attendent leur fortune de leur beauté : le mépris et la pauvreté sont la peine hommes que ceux qui font métier de la phiLes vrais politiques connoissent mieux les sévère de ces espérances. Les hommes ne par-losophie; je veux dire qu'ils sont plus vrais phidonnent point aux misérables l'erreur de la gloire.

LVIII.

Un écrivain qui n'a pas le talent de peindre doit éviter sur toutes choses les détails.

LIX.

Quelle est la manie de quelques hommes qui, sans aucune animosité ni raison particulière, se font un devoir d'attaquer les grandes réputations, et de mépriser l'autorité des jugements du public, seulement pour affecter plus d'indé pendance dans leurs sentiments,, et de peur de juger d'après les autres! Je les compare à ces personnes foibles qui, dans la crainte de paroître gouvernées, rejettent opiniâtrément les meilleurs conseils, et suivent follement leurs fantaisies pour faire un essai de leur liberté.

LX.

Il faut souffrir les critiques éclairées et impartiales qu'on fait des hommes ou des ouvrages les plus estimables. Je hais cette chaleur de quelques hommes qui ne peuvent souffrir que l'on sépare les défauts de ceux qu'ils admirent, de leurs perfections et qui veulent tout consacrer; mais combien plus insupportable est la manie de ceux qui se font un devoir d'attaquer les grandes réputations et de mépriser l'autorité des jugements du public, dans la seule pensée peut-être d'affecter plus d'indépendance.

LXI.

losophes.

LXIII.

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LXV.

Il n'y a point de si petits caractères qu'on ne puisse rendre agréables par le coloris. Le Fleuriste de La Bruyère en est la preuve.

LXVI.

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Oseroit-on penser de quelques hommes, dont il faut respecter les noms, qu'ils nous ont charmés par des graces qui seront un jour négligées, ou par un mérite de mode qu'on n'a pas toujours estimé? Se parer de beaucoup de connois-la sances inutiles ou superficielles; affecter une extrême singularité; mettre de l'esprit par-tout

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La plupart des hommes naissent sérieux. Il y a des plaisants de génie, mais en petit nombre. Les autres le deviennent par imitation, froids copistes de la vivacité et de la gaieté. » B.

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