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XVIII.

ouvrages qui sont à peu près à leur portée. Adorateurs superstitieux de tous les morts qui Isocrate, ou le bel esprit moderne. ont eu quelque réputation, ils mettent dans la même classe Bossuet et Fléchier, et croient Le bel esprit moderne n'est ni philosophe, faire honneur à Pascal de le comparer à Nicole. ni poëte, ni historien, ni théologien ; il a toutes C'est une licence effrénée à leur tribunal de ces qualités si différentes et beaucoup d'autres. trouver des défauts à Pélisson, et de ne pas Avec un talent très borné, on veut qu'il ait une mettre Patru ou Chapelle au rang des grands teinture de toutes les sciences; il faut qu'il conhommes. On n'attaque point un auteur médio- noisse les arts, la navigation, le commerce: il est même obligé de dire assez de choses inuticre, qu'ils ne se sentent atteints du même coup, et qu'ils ne demandent justice. Ils vantent, ils les, parcequ'il doit parler fort peu de choses appuient, ils défendent tous ceux des auteurs nécessaires : le sublime de sa science est de contemporains que le public réprouve; ils se rendre des pensées frivoles par des traits. Qui liguent avec eux contre le petit nombre des ha- veut mieux penser, ou mieux vivre? Qui sait biles; ils ne peuvent comprendre les grands même où est la vérité? Un esprit vraiment suhommes, et beaucoup moins les aimer. Avons-périeur fait valoir toutes les opinions, et ne nous un auteur célèbre qui soutient chez les étrangers l'honneur de nos lettres, à peine le connoissent-ils; quelques uns ne l'ont jamais

ils cou

vu, et ils le haïssent avec fureur. Le bruit se répand qu'il compose une tragédie1 ou une histoire, ils annoncent au public que cet ouvrage sera ridicule; ils l'attendent avec impatience pour en relever les défauts: paroît-il, rent les rues pour le décrier dans le peuple; ils ramassent toutes les critiques qu'on en vend au bout du pont Neuf, à la porte des Tuileries, au Palais-Royal; ils conservent précieusement tous les libelles qu'on a faits depuis trente ans contre cet auteur; ils les trouvent remplis de sel et de bonne plaisanterie. Il n'y a point de si vile brochure qu'ils n'achètent et qu'ils n'estiment beaucoup dès qu'elle attaque un homme trop illustre : c'est par un effet de la même humeur qu'ils frondent la musique de Rameau, et qu'ils applaudissent toute autre. Parlez-leur des Indes Galantes, ils chantent un morceau de Tancrède, ou d'un opéra de Mouret ; ils n'épargnent pas même les acteurs qui remplissent les premiers rôles; et Poirier ne paroît jamais, qu'ils ne battent long-temps des mains pour faire de la peine à Gelliote: tant il est difficile de leur plaire dès qu'on prime en quelque art que ce puisse être.

L'auteur veut ici parler de Voltaire et de la tragédie de Sémiramis. B.

tient à aucune : il a vu le fort et le foible de tous les principes, et il a reconnu que l'esprit humain n'avoit que le choix de ses erreurs. Indulgente philosophie, qui égale Achille et Thersite, et nous laisse la liberté d'être ignorants, paresseux, frivoles, oisifs, sans nous faire de pire condition! Chaque siècle a son caractère. Le génie du nôtre est peut-être un esprit trop philosophique, enté sur un goût plus frivole, et dans un terrain très léger. Ce génie nous rend susceptibles de toutes sortes d'impressions; mais le pyrrhonisme nous plaît parcequ'il nous met à notre aise, et il est aujourd'hui une de nos modes. Ce n'étoit d'abord que le ton de quelques beaux esprits; maintenant c'est celui du peuple qui l'a adopté. Les hommes sont faits de manière que si on leur parle avec autorité et avec passion, leurs passions et leur pente à croire les persuadent facilement; mais si au contraire on badine, et qu'on leur propose des doutes, ils écoutent avidement, ne se défiant pas qu'un homme qui parle de sang-froid puisse se tromper : car peu savent que le raisonnement n'est pas moins trompeur que le sentiment. Il ne faut donc pas s'étonner que l'erreur et le mauvais goût aient eu des progrès si rapides. Il faut que la mode ait son cours: c'est un vent violent et impétueux qui agite les eaux et les plantes, et couvre en un moment

L'auteur désigne ici, sous le nom d'Isocrate, Remond de Saint-Marc, qui fit imprimer, en 1743, trois volumes de littérature. Son frère, mathématicien distingué, a laissé quelques lettres adressées à Mademoiselle de Launay (Madame de Staal). B.

toute la terre d'épaisses ténèbres; mais la lu- | libertinage et leur misère avoient d'abord ren

mière qu'il a obscurcie reparoît bientôt plus brillante rien n'efface la vérité.

:

XIX.

Cirus, ou l'esprit extrême.

Cirus cachoit sous un extérieur simple un esprit ardent et inquiet; modéré au dehors, mais extrême, toujours occupé au dedans, et plus agité dans le repos que dans l'action; trop libre et trop hardi dans ses opinions pour donner des bornes à ses passions: suivant avec indépendance tous ses sentiments, et subordonnant toutes les règles à son instinct, comme un homme qui se croit maître de son sort et se confie au penchant invincible de son naturel; supérieur aux talents qui soulèvent les hommes dans une fortune médiocre, et qui ne se rencontrent pas avec des passions si sérieuses; éloquent, profond, pénétrant; né avec le discernement des hommes ; séducteur hardi et flatteur; fertile et puissant en raisons; impénétrable dans ses artifices; plus dangereux lorsqu'il disoit la vérité, que les plus trompeurs ne le sont par les déguisements et le mensonge: un de ces hommes que les autres hommes ne comprennent point, que la médiocrité de leur fortune déguise et avilit, et que la prospérité seule peut développer.

I

XX.

Lipse.

Lipse 1 n'avoit aucun principe de conduite; il vivoit au hasard et sans dessein; il n'avoit aucune vertu. Le vice même n'étoit dans son cœur qu'une privation de sentiment et de réflexion. Pour tout dire, il n'avoit point d'ame; vain sans être sensible au déshonneur; capable d'exécuter sans intérêt et sans malice de grands crimes, ne délibérant jamais sur rien, méchant par foiblesse, plus vicieux par déréglement d'esprit que par amour du vice. En possession d'un bien immense à la fleur de son âge, il passoit sa vie dans la crapule avec des joueurs d'instruments et des comédiennes. Il n'avoit dans sa familiarité que des gens de basse extraction, que leur

Cette variante, qui diffère peu du Caractère imprimé dans les Œuvres, étoit restée inédite. B.

dus ses complaisants, mais dont la foiblesse de Lipse lui faisoit bientôt des égaux, parceque la supériorité qui n'est fondée que sur la fortune ne peut se maintenir qu'en se cachant. On trouvoit dans son antichambre, sur son escalier, dans sa cour, toutes sortes de personnages qui assiégeoient sa porte. Né dans une extrême distance du bas peuple, il en rassembloit tous les vices et justifioit la fortune, que les misérables accusent des défauts de la nature.

RÉFLEXIONS ET MAXIMES.

AVIS DU LIBRAIRE-ÉDITEUR.

Le numéro placé au commencement de quelques maximes se

rapporte au numéro correspondant dans les Œuvres, et indique les variantes.

AVERTISSEMENT.

Comme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver

des erreurs, j'avertis ceux qui liront ces Reflexions, que s'il y en a quelqu'une qui présente un sens peu conforme à la piété, l'auteur désavoue ce mauvais sens, et souscrit le premier à la critique qu'on en pourra faire. Il espère cepeine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi, lorsqu'il pendant que les personnes désintéressées n'auront aucune

dit: La pensée de la mort nous trompe, parcequ'elle nous fait oublier de vivre, il se flatte qu'on verra bien que c'est de la pensée de la mort, sans la vue de la religion, qu'il veut parler. Et encore ailleurs lorsqu'il dit : La conscience des mourants calomnie leur vie, il est fort éloigné de pré

tendre qu'elle ne les accuse pas souvent avec justice. Mais il n'y a personne qui ne sache que toutes les propositions générales ont leurs exceptions. Si on n'a pas pris soin de les marquer, c'est parceque le genre d'écrire que l'on a choisi ne le permet pas. Il suffira de confronter l'auteur avec lui-même pour connoître la pureté de ses principes.

J'avertis encore les lecteurs qu'on n'a jamais eu pour objet, dans cet ouvrage, de dire des choses nouvelles, quoiqu'il puisse s'y en rencontrer un assez grand nombre. Tout est dit, assure l'auteur des CARACTÈRES, et l'on rient trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur nous est enlevé '.... Les personnes d'esprit, ajoute-t-il, ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments; rien ne leur est nouveau, etc. Que cette réflexion de La Bruyère soit fausse ou solide, je ne doute pas que les meilleurs esprits ne soient bien aises

LA BRUYÈRE, Chap. Ier. Des Ouvrages de l'esprit. B.

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qu'on leur remette quelquefois devant les yeux leurs propres sentiments et leurs idées. Puisque nous nous lassons si peu de voir représenter, sur nos théâtres, les mêmes passions, revêtues de quelques couleurs et de quelques cir⚫ constances différentes, pourquoi les amateurs de la vérité seroient-ils fâchés qu'on les entretienne des objets de leurs connoissances et de leurs études? si on s'est servi des pensées ou des expressions de quelqu'un, il est facile de les rapporter à leur auteur. Celui qui a écrit ces Réflexions aime assez la gloire pour ne pas chercher à s'approprier celle d'un autre. Il ne s'est jamais proposé, dans cet ouvrage, que de développer, selon ses forces, les réflexions dont il est le plus touché.

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280. Les grands hommes parlent si claire- qui est nu.

que le monde est comme un vieillard qui conserve tous les desirs de la jeunesse, mais qui en est honteux et s'en cache, soit parcequ'il est détrompé du mérite de beaucoup de choses, soit parcequ'il veut le paroître 1.

Il y a peu d'esprits qui connoissent le prix de la naïveté, qui ne fardent point la nature. Les enfants coiffent leurs chats, et mettent des gants à un petit chien. Les hommes aiment tellement la draperie, qu'ils tapissent jusqu'aux

chevaux.

XI.

Tous les ridiculés des hommes ne caractérisent peut-être qu'un seul vice, qui est la vanité. Et comme les passions des esprits frivoles sont subordonnées à cette foiblesse, c'est probablement la raison pourquoi il y à si peu de vérité dans leurs manières, dans leurs mœurs et dans leurs plaisirs. La vanité est ce qu'il y a de plus naturel dans les hommes, et ce qui les fait sortir le plus souvent de la nature.

XII.

Pourquoi appelle-t-on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux, et non un discours vrai et fort, lumineux et simple? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l'énerve dans l'Académie?

XIII.

Les grands hommes dogmatisent; le peuple croit. Ceux qui ne sont ni assez foibles pour subir le joug, ni assez forts pour l'imposer, se rangent volontiers au pyrrhonisme. Quelques ignorants adoptent leurs doutes, parcequ'ils tournent la science en vanité; mais on voit peu d'esprits altiers et décisifs qui s'accommodent de l'incertitude, principalement s'ils sont capa

Dans le supplément publié par M. Belin, au lieu de cette maxime on en lit une qui, dans les Œuvres, se retrouve en entier sous le no 282. Nous la remplaçons par une réflexion qui fait aussi double emploi ; mais cette redite nous a paru indispensable parceque, d'après tous les éditeurs qui nous ont précédé. nous avons imprimé une faute grossière en mettant vicieux pour vieux. Le texte du manuscrit dit vieux et non vicieux

comme on le trouve dans les Euvres, à la maxime 327. B.

bles d'imaginer; car ils se rendent amoureux de leurs systèmes, séduits les premiers par leurs propres inventions.

XIV.

279. Descartes s'est trompé dans ses principes, et ne s'est pas trompé dans ses conséquences, sinon rarement. On auroit donc tort, ce me semble, de conclure de ses erreurs que l'imagination et l'invention ne s'accordent point avec la justesse. La grande foiblesse de ceux qui n'imaginent point, est de se croire seuls judicieux et raisonnables. Ils ne font pas attention que les erreurs de Descartes ont été celles de trois ou quatre mille philosophes qui l'ont suivi, tous gens sans imagination. Les esprits subalternes n'ont point d'erreurs en leur privé nom, parcequ'ils sont incapables d'inventer, même en se trompant; mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, par l'erreur d'autrui; et lorsqu'ils se trompent d'eux-mêmes, ce qui peut arriver souvent, c'est dans les détails et les conséquences. Mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables pour être contagieuses, ni assez importantes pour faire du bruit.

XV.

J'aime Despréaux d'avoir dit que Pascal étoit également au-dessus des Anciens et des Moder nes. J'ai pensé quelquefois, sans l'oser dire, qu'il n'avoit pas moins de génie pour l'éloquence que Démosthènes. S'il m'appartenoit de juger de si grands hommes, je dirois encore que Boscun des Romains et des Grecs. suet est plus majestueux et plus sublime qu'au

XVI.

Il me semble qu'on peut compter sous le règne de Louis XIV quatre écrivains de prose de génie Pascal, Bossuet, Fénelon, La Bruyère. C'est se borner sans doute à un bien petit nombre; mais ce nombre, tout borné qu'il est, ne se retrouve pas dans plusieurs siècles. Les grands hommes dans tous les genres sont toujours très rares. M. de Voltaire, dont les décisions sur toutes les choses de goût sont admirables, n'accorde qu'au seul Bossuet le mérite d'être éloquent. Si ce jugement est exact,

on pourroit présumer que le génie de l'éloquence est encore moins commun que celui de la poésie.

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C'est une chose remarquable que presque tous les poëtes se servent des expressions de Racine, et que Racine n'ait jamais répété ses propres expressions.

Le plus grand et le plus ordinaire défaut des poëtes est de ne pouvoir conserver le génie de leur langue et la naïveté du sentiment. Ils ne pensent pas que c'est manquer entièrement de génie pour la poésie et pour l'éloquence, que de ne pas posséder celui de sa langue. Le génie de toutes les sciences et de tous les arts consiste principalement à saisir le vrai; et, quand on le saisit et qu'on l'exprime dans de grandes choses, on a incontestablement un grand génie. Mais des mots assemblés sans choix, des pensées rimées, beaucoup d'images qui ne peignent rien, parcequ'elles sont déplacées, des sentiments faux et forcés, tout cela ne mérite pas le nom de poésie. C'est un jargon barbare et insupportable. Je voudrois que ceux qui se mêlent de faire des vers voulussent bien considérer que l'objet de la poésie n'étant point la difficulté vaincue, le public n'est pas obligé de

281. C'est un malheur que les hommes ne puissent posséder aucun talent sans donner l'exclusion à tous les autres. S'ils ont la finesse, ils

décrient la force; s'ils sont géomètres ou physiciens, ils écrivent contre la poésie et l'éloquence. Un autre inconvénient, non moins fâcheux est que le peuple suit les décisions de ceux qui ont primé dans quelque genre. Quand l'esprit de finesse est à la mode, ce sont les esprits fins qui jugent les autres; quand les géomètres dominent, ce sont eux qui donnent le ton. Il est vrai qu'il y a un petit nombre de gens indociles, qui, pour affecter plus d'indépendance dans leurs sentiments, et de peur de juger d'après quelqu'un, contredisent les opinions et les autorités les plus reçues. Il suffit même qu'un homme ait joui d'une grande réputation, pour qu'ils la lui disputent avec mépris; il n'y a point de nom qu'ils respectent, et ce que l'envie la plus basse n'auroit osé dire, leur extravagante vanité le leur fait hasarder avec confiance. Il n'est pas besoin d'affirmer que cette espèce de gens juge encore plus mal que le peuple. Ils ressemblent à ceux qui, sentant leur foiblesse et craignant de paroitre gouvernés, rejettent opiniâtrément les meilleurs conseils, et suivent follement des fantaisies pour

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